Les Poètes du terroir T I/L. Tiercelin

Les Poètes du terroir du XVe au XXe siècleLibrairie Ch. Delagrave Tome premier (p. 453-457).

LOUIS TIERCELIN

(1849)


Initiateur et chef du mouvrment littéraire contemporain en Bretagne, M. Louis Tiercelin est né à Rennes, d’une vieille famille bretonne, en 1849. À dix-huit ans il débuta dans les lettres en faisant représenter sur la scène du théâtre rennais deux comédies : L’Occasion fait le larron (1867) et L’Habit ne fait pas le moine (1868). En même temps, il fondait et dirigeait le journal La Jeunesse. Pendant un court séjour à Paris, il se lia avec Leconte de Lisle et apprit du maître José-Maria de Heredia la technique du vers. De retour dans sa province, il donna successivement plusieurs recueils de poèmes : Les Asphodèles (Paris, Lemerre, 1873, in-18, ; L’Oasis (Paris, Lemerre, 1880, in-18) ; Primevère (Paris, Lemerre, 1881, in-18) ; Les Anniversaires (Paris, Lemerre, 1887, in-18) ; La Mort de Brizeux, poème (Paris, Lemerre, 1888, in-18) ; Yvonne ann Dil, poème (Paris, Rennes, impr. A. Leroy, 1891, in-18) ; Les Cloches (Paris, Lemerre, 1891, in-18) ; Sur la harpe (Paris, Lemerre, 1897, in-18) ; La Bretagne qui chante (Paris, Lemerre, 1903, in-18). En 1889, il fit paraître, avec Guy Ropartz, Le Parnasse breton contemporain (Lemerre éditeur), anthologie des poètes armoricains de la seconde moitié du xixe siècle. On lui doit, en outre, une foule d’ouvrages divers, comédies, drames et saynètes, livrets d’opéras-comiques, à-propos eu vers, romans et nouvelles, études critiques, etc., parmi lesquels il est bon de signaler ici, à titre de contribution à l’histoire littéraire locale : La Bretagne qui croit (Paris, Lemerre, 1894, in-18) ; Nominoe, pièce en cinq actes en vers (Paris, Lemerre, 1906, in-18)  ; Bretons de lettres (Leconte de Liste, H. Lucas, Villiers de l’Isle-Adam, Brizeux) (Paris, Champion, 1905, in-18). M. Louis Tiercelin a puissamment contribué à la décentralisation en fondant une revue mensuelle, L’Hermine, qui depuis près de vingt années a su grouper en Bretagne toutes les initiatives et tous les talents de la génération nouvelle. « Ce bon poète, a dit M. Anatole Le Braz, a fait une grande chose : il a rassemblé autour de lui quiconque rêve de voir la bannière du pays d’Armor onduler au vent. » Une simple devise synthétise toute son œuvre : Bretagne est poésie…


YVONNE ANN DU


Le Comte a fait ouvrir la chambre
La plus belle de son manoir ;
Il y répand des parfums d’ambre ;
Le Comte attend quelqu’un, ce soir.

Mais quelqu’un qui vient en cachette,
Car au manoir de Kersauzon
Tout dort, et seule une chouette
Vole aux abords de la maison.

Le Comte vient d’ouvrir la porte ;
J’entends qu’on se parle tout bas…
C’est vous, Yvonne, presque morte,
C’est vous qui tombez dans ses bras.

La chambre rose qu’il éclaire,
C’est pour vous, Yvonne aux yeux doux ;
Tous ces parfums, c’est pour vous plaire,
Ce feu qu’il allume est pour vous.

C’est pour vous que monsieur le Comte
Mit ce soir ses plus beaux habits !
Yvonne, vous n’avez pas honte,
Vous, la mangeuse de pain bis !

Yvonne qui gardiez les oies
Par les landes, Yvonne Ann Dû,
Qu’on vous fasse ici tant de joies.
Non, cela ne vous est pas dû.

Ces habits sont trop beaux, fillette,
Et ce feu qui flambe est trop clair ;
Ce parfum si doux m’inquiète,
Et j’entends des propos dans l’air.

Vous entrez à la nuit venue,
Seule, sans bague et sans bouquet ;
Quand vous traversiez l’avenue,
Le vieux Kemener se moquait.

Vous êtes belle, blonde fille ;
La chambre s’ouvre aux yeux d’azur,

Mais pour vous ouvrir sa famille,
Le beau Comte a le sang trop pur.

Dans l’alcôve aux rideaux de moire
Où l’amour vous a fait un nid,
Au pied d’un Crucifix d’ivoire
S’accrochait un rameau bénit ;

Je ne vois plus rien qui rappelle
La foi de Jésus en ce lieu !
L’amour n’est pas heureux, ma belle,
Quand il craint le regard de Dieu.



Où court Yvonne Ann Dû si vite ?
Il fait froid, il est encor nuit…
Ne dirait-on pas qu’elle évite
Le vieux Kemener qui la suit ?

Vous partez bien vite, coquette !
Est-ce prudence ou repentir ?
Ne niez pas, le tailleur guette ;
Il vous vit entrer et sortir.

Là-haut brille encor la lumière ;
On vous prit au piège tendu,
Et vous n’êtes pas la première
Ni la dernière, Yvonne Ann Dû.

Y’vonne Ann Dû, tant pis pour celles
Qui se mirent aux beaux habits
Et vont faire les demoiselles
Dans la chambre haute ! Tant pis !

Si votre mère est morte, Yvonne,
Vous avez un père, une sœur,
Et vous ne tromperez personne,
Pas même votre confesseur.

Que dira-t-on dans la contrée ?
Tout se sait, et cela se doit ;
Vous y serez partout montrée,
Yvonne Ann Dû, montrée au doigt.

Jeanne Madec au même leurre,
L’an passé, se prit comme vous,

Et Jeanne Madec à cette heure
Berce un enfant sur ses genoux.

Ne passez pas par la rivière,
Le meunier Le Goff est malin,
Et, si vous voulez rester fière,
Évitez les gens du moulin.

Écoutez, Yvonne la folle !
Écoutez… Appels superflus !
La jupe court, la coiffe vole !
Vieux père, on ne t’écoute plus !

Yvonne, écoutez ! Sainte Vierge,
Où court-elle ainsi de ce pas ?
La voilà qui descend la berge,
Et la voilà qui roule en bas.

Alors le vieux Kemener crie :
— Meunier, meunier, prends ton bateau !
Je crains un malheur, je t’en prie !
Yvonne Ann Dû se jette à l’eau !

Et Le Goff ouvre la fenêtre…
— Allons, meunier de Pratannor,
Descends, il en est temps peut-être ;
On pourrait la sauver encor…

— Non, tailleur, le courant l’emporte !
Va dire au Comte en sa maison
D’aller, ce soir, pêcher la morte
Dans son étang de Kersauzon.


LES TROIS AIGLES


D’argent à l’aigle éployée de sable,

becquée de gueules, couronnée d’or.

Armes successives des Guesclin.)
I


L’aigle est noire !… L’Anglais est vainqueur à Crécy
Et l’Anglais est vainqueur à Poitiers… Quelle honte
Pèse sur le pays et quelle clameur monte
De ce sol ravagé jusqu’au ciel obscurci !

Donc la France agonise, et nul n’en a souci !
Pas un vilain ne mord cette main qui le dompte,

Et contre l’étranger pas un duc, pas un comte
N’ose lever la tête et crier : Hors d’ici !

Bertrand, l’humble seigneur, le chétif capitaine,
Sans argent, sans soldats, de sa morgue hautaine
Éclabousse l’orgueil du maître et du vainqueur ;

Mais s’il parle de délivrance et de victoire,
Son rêve est insulté par un rire moqueur !…
L’âme de du Guesclin pleure dans l’Aigle Noire !

II


L’aigle est rouge !… Seigneur de la Roche-Tesson
Et conseiller du roi, dans le bourg et la ville,
Il passe, et son appel a rassemblé par mille
Routiers, serfs, malandrins dressés à sa leçon.

Chevalier banneret, il caracole, au son
Des fanfares, groupant sa troupe qui défile ;
Le voilà chambellan, comte de Longueville,
Qui lève son épée arrachée à Tarron.

Il commande, et partout ses bandes enflammées
Le suivent. Pour la France il en fait des armées !
Il en fait des vainqueurs ! C’est Mantes ! C’est Meulan !

C’est Cocherel !… Soldats recrutés dans le bouge
Ou la chaumière, ils l’ont suivi d’un même éhm…
L’âme de du Guesclin frémit dans l’Aigle Rouge !

III


L’aigle est d’or !… Maintenant les vaincus ont pu voir
Se lever sur les Lys l’aube de délivrance ;
Des bords de la Garonne aux rives de la Rance,
C’est Lancastre qui fuit après le Prince Noir.

Car messire Bertrand a fait tout son devoir ;
Brave jusqu’à l’excès et fidèle à l’outrance,
Se souvenant qu’il est connétable de France,
Il lutta tout le jour et n’est tombé qu’au soir…

Mais sa gloire survit, et tout un peuple pleure
Le cœur le plus vaillant et l’àme la meilleure,
Un héros que, mort même, on aime et craint encor ;

Et quand le Roi, pour de royales funérailles,
Conduit à Saint-Denis ce gagneur de batailles.
L’âme de du Guesclin plane dans l’Aigle d’Or !