Les Poètes du terroir T I/F. Le Guyader

Les Poètes du terroir du XVe au XXe siècleLibrairie Ch. Delagrave Tome premier (p. 438-443).

FRÉDÉRIC LE GUYADER

(1847)


M. Frédéric Le Guyader (Frédéric Fontenelle), actuellement conservateur de la bibliothèque de Quimper, est né à Brasparts (Finistère), le 14 mars 1847. Il débuta dans les lettres à Rennes, en même temps que son ami le poète Louis Tiercelin, fit jouer deux drames en vers au théâtre de cette ville et collabora au journal La Jeunesse. Par la suite, il donna des articles et des romans aux revues et aux journaux, tels : L’Hermine, La Dépêche de Brest, Le Clocher breton, Le Nouvelliste du Morbihan, etc. Il a publié : La Bataille de Carnac, poème (Morlaix, impr. A. Chevalier, 1894, in-8o) ; La Reine Anne, poème (Rennes, Caillière, 1896, in-8o) ; Duguesclin, poème (ibid., 1896, in-8o) ; L’Ere bretonne, poèmes couronnés par l’Académie française (Paris, Lemerre, 1896, gr. in-8o) ; La Chanson du cidre, poésies (Rennes, Caillière, 1901, in-16) ; La Bible : I. D’Adam à Jésus, poèmes (Lorient, « Clocher Breton », 1903, in-8o).

M. Le Guyader a chanté en vers sonores et puissants, mélodramatiques parfois, l’histoire et la légende de son pays ; il a de plus contribué, mieux qu’aucun autre, à nous faire connaître une Bretagne lumineuse et gaie. Les fils d’Armor, bons vivants et grands buveurs, qu’il a décrits dans ce livre spirituel et plaisant, La Chanson du cidre, sont les petits-neveux de Rabelais. Il excelle à peindre les mœurs naïves de la Cornouaille ; c’est un intimiste dont les tableaux, brossés avec art et malice, seraient dignes de figurer dans une galerie de petits maîtres flamands…

« Au fait, sommes-nous aussi tristes qu’on veut bien le dire ? a-t-il écrit quelque part, en manière d’avant-propos. La mélancolie de Brizeux — malade comme Musset — n’est pas toujours de la tristesse. Souvestre, Luzel, Prosper Proux, ne sont pas lugubres… Anatole Le Braz, avec ses somptuosités à la Rubens, n’est pas un triste. Et Le Goffic non plus, ce Breton pur sang… Donc, la tristesse bretonne est une légende à détruire… »

M. Frédéric Le Guyader est lauréat de la Société protectrice des animaux : c’est son titre de gloire auquel il tient le plus…

Bibliographie. — R. de Kerviler, Bibliographie bretonne, etc.


LA BATAILLE DE CARNAC


Les Bretons d’outre-mer et ceux de Breiz-Izel
Se sont rencontrés, là, dans un terrible duel,
Dans un égorgement qui dura trois journées.

La bataille remonte à quatre mille années.

Ceux d’outre-mer, vautours voraces et pillards,
Arrivaient du pays des frigides brouillards,
Innombrables, sur leurs innombrables pirogues.
À l’avant des esquifs, aboyaient d’affreux dogues
Qui semblaient échappés d’abîmes infernaux.
Toute la mer était noire de leurs canots,
Des troncs d’arbres géants, creusés par des colosses.
Là dedans entassés, pirates et molosses,
Montraient les crocs, tendaient les poings, criaient, hurlaient.

Sur la côte, où les flots roulaient et déferlaient,
Cinq cent mille Bretons occupaient le rivage.
Eux aussi, maintenant, poussaient leur cri sauvage ;
Et, courant dans le flot, montant sur les récifs,
Semaient, furieux, vers ces dix mille esquifs.

Comment dire, comment concevoir, même en rêve,
Ce choc d’un million d’hommes, sur cette grève ;
Ce ciel morne, ce sol lugubre, ces clameurs
Parmi le vent, parmi la mer et ses rumeurs ?
Ce fut une mêlée, un corps à corps de fauves,
De Bretons chevelus et d’Angles têtes chauves.
Ces brutes se battaient, des silex à la main,
Avec d’horribles cris qui n’avaient rien d’humain.
Se défonçant le crâne à coups de casse-têtes.

Et sous ce lourd piétinement d’hommes, de bêtes,
Sous ce monceau de morts, dont le sang ruisselait,
Le sol d’Armor, ce sol au cœur si dur, tremblait.

Le long des côtes, par les landes, sur la grève,
Durant trois jours, le duel continua, sans trêve.

Or, le troisième jour, au coucher du soleil.
Quand l’Astre, épouvanté d’un massacre pareil,

Disparut dans son antre, et fit place aux ténèbres,
Cent mille morts couvraient ces rivages funèbres.

Pêle-mêle, les survivants, jusqu’au dernier,
S’étaient enfuis, chassés par l’odeur du charnier.

Les morts restèrent seuls, les yeux béants, dans l’ombre,
Mais, déjà, sous la nuit plus propice et plus sombre,
De partout, de très loin, des monts et des forêts,
Des montagnes de Laz, des montagnes d’Arès,
Dardant leurs yeux de braise, et la langue pendante,
Les loups au ventre creux accouraient, meute ardente.
Et, carnassiers de l’air, dès le lever du jour,
Les sinistres corbeaux s’abattaient à leur tour,
Et les crabes, vomis par l’Océan tout proche,
Les crabes monstrueux, sortis des trous de roche,
Traînant leurs pieds velus sur ces chairs en lambeaux,
Fouillaient les morts, parmi les loups et les corbeaux.

Ce fut un long festin, sous les cieux taciturnes.
Les crabes lents, les corbeaux lourds, les loups nocturnes,
Les pucerons de mer, prodigieux mangeurs,
Les moucherons, ailés d’azur, les rats rongeurs,
Les vers grouillants, les vers, gonflés de pourriture,
Tous les pillards, tous les monstres de la nature,
Tous les pillards de l’air, de la terre et des eaux,
Dépouillèrent ces corps jusqu’aux moelles des os.

Or, quand le charnier fut en pleine purulence,
Le vent de mer souffla sur cette pestilence ;
Et, sur l’aile des vents fétides, le fléau
Frappa de mort l’humanité, comme un troupeau.
Foudroyant, il franchit, d’un vol, les deux Bretagnes.
Puis, il passa les mers, les fleuves, les montagnes ;
Les fleuves qui seront le Danube et le Rhin ;
Le Nil sacré, l’Euphrate et l’Indus souverain.
Il promena la mort jusqu’aux lointaines plages
Où grandissaient, déjà, les aïeux des Pélasges ;
Plus loin, jusqu’au berceau des cent peuples promis
Au joug d’or de Ninus et de Sémiramis ;
Plus loin encor, jusqu’aux barrières du vieux monde.
Jusqu’aux bords que le Gange arrose de son onde.


Cent ans après, le champ de bataille d’Armor,
Immense, avec ses os blanchis, semblait encor
Plus lugubre, en ce coin de la terre bretonne,
Où l’Océan, mélancolique et monotone,
Rythme éternellement le Psaume de la Mort.
Alors, les chefs du peuple et les prêtres d’Armor
S’assemblèrent, un jour, dans ce champ solitaire.
Et, recueillant les os, jonchant au loin la terre,
Le peuple satisfit la volonté des Dieux,
En creusant une tombe aux mânes des aïeux.
Mais aux grands ouvriers il faut de grandes œuvres ;
Ces remueurs de rocs, audacieux manœuvres,
Travaillèrent, d’instinct, pour la postérité,
Et firent comme un pacte avec l’éternité.
Ils voulaient, ces géants, que l’œuvre fût de taille
À célébrer la prodigieuse bataille :
Et là, ces primitifs dressèrent, de leurs mains.
Le plus stupéfiant des monuments humains.

(L’Ere bretonne.)


SCIENTIFIQUE DISSERTATION
sur l’ivrognerie bretonne


Je vois des ventres-creux qui vivent d’une croùte.
Je vois même de gros empiffreurs de choucroute.
Je vois des gens d’esprit, des malins, des penseurs,
Des vieux portant besicle, austères et censeurs,
Je vois des aigrefins, faisant les difficiles,
Des cuistros, des goujats, des sots, des imbéciles,
Des goinfres, des lourdauds, des bâfreurs, des Normands
Qui nous accusent d’être ivrognes et gourmands.
Oui, je sais qu’on en rit. Et je sais qu’on en cause.
Eh bien, que voulez-vous, c’est le climat, la cause.
Allez, vous dis-je, allez : courez tous les pays.
L’Arabe se remplit le ventre de maïs.
Le superbe Espagnol, dont l’haleine est étrange,
Vit d’une gousse d’ail et d’un quartier d’orange.
Les pouilleux de Florence et les lazzaroni
Vivent de l’air du temps et de macaroni.

Au pays de Mireille, à l’ombre du platane,
On déjeune d’un bon melon de Barbentane.
A-t-on le gosier sec, après le siroco ?
On se contentera d’un verre de coco.
Mais nous, nous qui vivons sous d’autres latitudes,
Nous avons d’autres goûts et d’autres habitudes.
Nous vivons dans la brume et dans l’humidité.
Étonnez-vous qu’on mange avec avidité !

Ah ! ce n’est point d’oignons, de pastèques, d’amandes,
Que nous meublons le creux de nos panses gourmandes.
Il nous faut d’autres mets que des gâteaux de riz.
C’est de bœuf et de lard que nous sommes nourris.
Les soupes, que l’on trempe aux marmites béantes,
Et qu’on bâfre dedans des écuelles géantes ;
Les bouillis monstrueux, les boudins succulents,
Le lard rose, qu’on sert en quartiers opulents,
Et qui laisse au menton deux longs sillons de graisse ;
L’andouille, dont l’odeur vous met en allégresse ;
Les tripes, les rognons, les divins aloyaux,
Voilà nos mets, à nous, gastronomes royaux !

Or, quand le ventre agit, quand l’estomac travaille,
Nous leur aidons, avec d’abondante buvaille.
Pour faire, au fond du sac, descendre les morceaux,
Du cidre à plein gosier, du cidre par ruisseaux !

Donc il faut boire. Donc nous buvons. C’est affaire
De zone, de climat, de degré sur la sphère.
Ô Bretons, Bas-Bretons, paillards et ripailleurs,
J’y pense et j’en frémis : nous pouvions naître ailleurs !
Oh ! Dieu ! s’il nous fallait vivre loin de la France,
Parmi les Esquimaux, ces mangeurs d’huile rance,
Ces malheureux qui n’ont, en guise de boisson,
Que l’amer déplaisir de sucer un glaçon.
S’il nous fallait, en plein désert, traire aux chamelles
Le lait dur et moisi de leurs vieilles mamelles,
Et nomades, avec les pasteurs de troupeaux.
Humer l’eau qui croupit dans des outres de peaux !
Nous pouvions naître encor sur les bords de la Seine :
Là, des gens patentés font le commerce obscène
De vendre au pauvre diable un vin sur et malsain,

Où l’on fourre de tout, excepté du raisin.
Non, Dieu, plein de bonté pour la gent buvassière,
Fit pour nous une bonne et grasse nourricière :
Il donna donc, un jour, la Bretagne aux Bretons.
Bénissons-le. Buvons à sa gloire, et chantons !

(La Chanson du Cidre.)