Les Poètes du terroir T I/T. Corbière

Les Poètes du terroir du XVe au XXe siècleLibrairie Ch. Delagrave Tome premier (p. 433-437).

TRISTAN CORBIÈRE

(1845-1875)


Edouard-Joachim [dit Tristan] Corbière naquit à Coat-Congar, à quelques lieues de Morlaix, le 18 juillet 1845. Son père, Edouard-Jean-Antoine, natif de Brest, capitaine au long cours, fut l’auteur de quelques romans maritimes, entre autres Le Négrier (1832, 4 vol. in-12), œuvre fort singulière « dont la préface décèle, selon M. Remy de Gourmont, un esprit très hautain et dédaigneux du public ». Tristan Corbière fit ses études au lycée de Saint-Brieuc jusqu’à l’âge de seize ans, époque à laquelle se manifesterent les premiers symptômes du mal qui devait l’emporter. Les soins incessants de sa mère et un séjour de deux années à Roscoff, au milieu des pècheurs, raffermirent sa santé. Il vint ensuite se fixer à Paris, et ne fit guère d’apparitions dans sa province, si ce n’est pour vagabonder avec ceux qu’il a si parfaitement dépeints. « Blasé très jeune, atteint d’une sorte de spleen, écrit un de ses biographes, M. Vincent Huet, son père, afin de le distraire, lui fit construire un sloop de plaisance. À partir de ce moment, il fut toujours en mer, ne couchant plus que dans un hamac et toujours vêtu en matelot, avec le suroît, la grosse capote et les larges bottes de bord… » À Paris, il se lia avec de nombreux artistes et, en 1873, collabora, sous le pseudonyme de Tristan, à La Vie parisienne. Il réunit la même année ses premiers vers et les fit paraitre en une édition de luxe qu’il orna d’un étrange frontispice à l’eau-forte (Les Amours jaunes, etc. ; Paris, Glady, 1873, in-8o).

Terrassé par une affection de poitrine, il fut transporté à la maison Dubois. Il ne se fit guère illusion sur son sort et alla mourir à Morlaix le 1er  mars 1875.

On a défini l’art de Tristan Corbière : « Pas de la poésie et pas du vers, à peine de la littérature — un métier sans intérèt plastique ; — l’intérêt est dans le cinglé, la pointe sèche, le calembour, la fringance, le haché romantique… »

Il aima la mer passionnément, ainsi que les siens l’avaient aimée, et la chanta en une forme åpre, violente, ironique, le plus souvent amère. Son vers se ressent du caprice des flots, du gros temps et de la tempète qu’il éprouva souvent au large de Roscoff ; il en a les mouvements prompts, les arrêts brusquos… Tristan Corbière est unique en Bretagne. Il renouvelle, pour notre joie, l’art appauvri, exsangue et faussement mystique du romantisme agonisant…

Les Amours jaunes ont été réimprimés en 1891, par Léon Vanier.

Bibliographie. — René Martineau, Tristan Corbière, essai de biographie et de bibliographie, etc. ; Soc. du Mercure de France, 1904, in-18. — Ad. van Bever et P. Léautaud, Poètes d’aujourd’hui, nouv.  édit., Paris, Soc. du Mercure de France, 1908, I.



LA FIN


Oh ! combien de marins, combien de capitaines
Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines
Dans ce morne horizon se sont évanouis ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . .


Combien de patrons morts avec leurs équipages !
L’Océan de leur vie a pris toutes les pages,
Et, d’un souffle, il a tout dispersé sur les flots.
Nul ne saura leur fin dans l’abime plongée…

. . . . . . . . . . . . . . . . . .


Nul ne saura leur nom, pas même l’humble pierre
Dans l’étroit cimetière où l’écho nous répond.
Pas même un saule vert qui s’effeuille à l’automne,
Pas même la chanson plaintive et monotone
D’un aveugle qui chante à l’angle d’un vieux pont.

(V. Hugo, Oceano nox.)


Eh bien, tous ces marins, — matelots, capitaines,
Dans leur grand Océan à jamais engloutis…
Partis insoucieux pour leurs courses lointaines,
Sont morts — absolument comme ils étaient partis.

Allons ! c’est leur métier ; ils sont morts dans leurs bottes :
Leur boujaron[1] au cœur, tout vifs dans leurs capotes…
— Morts… Merci : la Camarde a pas le pied marin ;
Qu’elle couche avec vous : c’est votre bonne femme…
— Eux, allons donc : Entiers ! enlevés par la lame,
Ou perdus dans un grain…

Un grain… est-ce la mort, ça ? La basse voilure
Battant à travers l’eau ! — Ça se dit encombrer

Un coup de mer plombé, puis la haute mâture
Fouettant les flots ras — et ça se dit sombrer.

— Sombrer. — Sondez ce mot. Votre mort est bien pâle
Et pas grand’chose à bord sous la lourde rafale…
Pas grand’chose devant le grand sourire amer
Du matelot qui lutte. — Allons donc, de la place ! —
Vieux fantôme éventé, la Mort change de face :
La Mer !…

Noyés ? — Eh ! allons donc ! Les noyés sont d’eau douce.
— Coulés ! corps et biens ! Et jusqu’au petit mousse,
Le défi dans les yeux, dans les dents le juron !
À l’écume crachant une chique raclée,
Buvant sans hauts-de-cœur la grand’tasse salée
Comme ils ont bu leur boujaron.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


— Pas de fond de six pieds, ni rats de cimetière ;
Eux, ils vont aux requins ! L’âme d’un matelot,
Au lieu de suinter dans vos pommes de terre,
Respire à chaque flot…

— Ecoutez, écoutez la tourmente qui beugle !…
C’est leur anniversaire. — Il revient bien souvent. —
Ô poète, gardez pour vous vos chants d’aveugle ;
— Eux : le De profundis que vous corne le vent.

Qu’ils roulent infinis dans les espaces vierges !…
Qu’ils roulent verts et nus,
Sans clous et sans sapin, sans couvercle, sans cierges…
— Laissez-les donc rouler, terriers parvenus !

(À bord, 11 février.)


SAINT TUPETU DE TU-PE-TU

C’est au pays de Léon. — Est une petite chapelle à saint Tuputu (en breton : D’un côté ou de l’autre).

Une fois l’an, les croyants — fatalistes chrétiens — s’y rendent en pèlerinage, afin d’obtenir, par l’entremise du saint, le dénouement fatal de toute affaire nouée : la délivrance d’un malade tenace ou d’une vache pleine, ou tout au moins quelque signe de l’avenir : tel que c’est écrit là-haut. — Puisque cela doit être, autant que cela soit de suite… d’un côté ou de l’autre… Tupetu. L’oracle fonctionne pendant la grand’messe : l’officiant fait faire, pour chacun, un tour à la Roulette-de-chance, grand cercle en bois fixé à la voûte et manœuvré par une longue corde que Tupetu tient lui-même dans sa main de granit. La roue garnie de clochettes tourne en carillonnant ; son point d’arrêt présage l’arrêt du destin : — D’un côté ou de l’autre. Et chacun s’en va comme il est venu, quitte à revenir l’an prochain… Tupe-tu finit fatalement par avoir son effet.


Il est, dans la vieille Armorique,
Un saint, des saints le plus pointu,
Pointu comme un clocher gothique
Et comme son nom : Tupetu.

Son petit clocheton de pierre
Semble prêt à changer de bout…
Il lui faut, pour tenir debout,
Beaucoup de foi… beaucoup de lierre…

Et dans sa chapelle ouverte, entre
— Tête ou pieds — tout franc Breton
Pour lui tâter l’œuf dans le ventre,
L’œuf du destin : C’est oui ? — C’est non ?…

Plur fort que sainte Cunégonde
Ou Cucugnan de Quilbignon…
Petit prophète au pauvre monde,
Saint de la veine on du guignon,

Il tient sa Roulette-de-chance
Qu’il vous fait aller pour cinq sous ;
Ça dit bien mieux qu’une balance
Si l’on est dessus ou dessous.

C’est la roulette sans pareille,
Et les grelots qui sont parmi
Vont là-haut chatouiller l’oreille
Du coquin de Sort endormi.

Sonnette de la Providence,
Et serinette du Destin ;
Carillon faux, mais argentin ;
Grelottière de l’Espérance…

Tu-pe-tu ! — D’un bord ou de l’autre !
Tu-pe-tu ! — Banco. — Quitte ou tout !

Juge de paix sans patenôtre…
Tupetu, saint valet d’atout !

Tu-pe-tu ! — Pas de milieu !…
Tupetu, sorcier à musique,
Croupier du tourniquet mystique
Pour les macarons du bon Dieu !…

Médecin héroïque, il pousse
Le mourant à sauter le pas :
Soit dans la vie à la rescousse…
Soit, à pieds joints, en plein trépas :

Tu-pe-tu ! cheval couronné !
Tu-pe-tu ! qu’on saute ou qu’on bute !
Tu-pe-tu ! vieillard obstiné !…
Au bout du fossé la culbute !

Tupetu, saint tout juste honnête,
Petit Janus chair et poisson !
Saint confesseur à double tête,
Saint confesseur à double fond !

— Pile-ou-face de la vertu,
Ambigu patron des pucelles
Qui viennent t’offrir des chandelles…
Jésuite ! tu dis : Tu-pe-tu !

(Les Amours jaunes.)

  1. Boujaron, ration d’eau-de-vie.