Les Poètes du terroir T I/Est. Tabourot

Les Poètes du terroir du XVe au XXe siècleLibrairie Ch. Delagrave Tome premier (p. 261-264).

ESTIENNE TABOUROT

(1547-1590)


Plus connu sous le surnom de « Seigneur des Accords » qu’il s’était donné, Estiennc Tabourot naquit à Dijon en 1547. Il était fils aîné de Guillaume Tabourot, célèbre avocat au parlement de Bourgogne et maître des comptes, et de Bernarde Thierry, son épouse. Il exerça premièrement la profession d’avocat et fut ensuite procureur du roi au bailliage et chancellerie de sa ville natale. « C’estoit un homme sçavant, écrit Guillaume Colletet, agréable, facétieux et plein de feu, comme ses œuvres diverses, qui sont les vivantes images de son âme, le tesmoignent clairement et le tesmoigneront encore à la postérité. Il faisoit des vers latins et françois dont l’air et la pureté faisoient connoître la subtile vivacité de son esprit. » Et Bayle ajoute : « Il avait beaucoup d’érudition, mais il donna trop dans la bagatelle. » Il mourut en 1590, laissant une œuvre originale et plaisante qui a été diversement interprétée par les critiques. Ses meilleurs ouvrages sont : Les Bigarrures du seigneur des Accords (Paris, Richer, 1583 et 1584, in-12), réimprimées de nombreuses fois et successivement augmentées des Touches, des Escraignes dijonnoises et des Apophtegnes du sieur Gaulard, gentilhomme de la Franche-Comté bourgingnotte (Paris, Richer, 1585, in-16 ; 1588, 1595, 1612 et 1615, in-16). Il en a été fait récemment, à Bruxelles, une réimpression par les soins de Mertens et fils (Les Touches, etc., 1863, 5 parties en un vol. in-12 ; Les Bigarrures, etc., avec les Apophtegmes du sieur Gaulard et les Escraignes dijonnoises, 1866, 3 vol. in-12). Cette édition est précédée d’une notice de Guillaume Colletet et accompagnée de notes utiles à la vie de l’auteur et à l’intelligence du texte.

Estienne Tabourot est un écrivain gaillard, un homme de vieille roche, un « Bourguignon salé », ainsi que l’on disait autrefois. Quiconque aime les pointes et la vivacité des reparties prendra plaisir à lire ses moindres propos, depuis ses épigrammes jusqu’aux contes facétieux de ses Escraignes dijonnoises, transcrits, semble-t-il, pour désennuyer toutes « gens mélancholiques ».

Bibliographie. — Abbé Goujet, Bibliothèque française, t. XIII, p. 364. — Guillaume Colletet, Vie de Tabourot ; édit. des Bigarrures de 1866, t. Ier. — Durandeau, La Renaissance littéraire en Bourgogne, Est. Tabourot ; Réveil bourguignon, 20 juill. 1907 et fasc. suiv.



LA GADROUILLETTE

Ores, j’ay choisi pour maistresse
Une belle demy déesse,
Petite nymphette des champs ;
Je crois que c’est la plus gentille,
Gracieuse et honneste fille,
Que j’ay point veu depuis dix ans.

Heureuse donc soit la fortune
Qui m’a esté tant opportune,
De m’adresser en si beau lieu,
Heureuse la première place
Qui me fit voir sa bonne grâce,
Et sa beauté digne d’un dieu !

J’ayme bien mieux aymer icelle
Que quelque brave demoiselle,
Laquelle pourra, pour son mieux,
Choisir quelque autre plus habile ;
De moy, je ne veux qu’une fille
Qui soit agréable à mes yeux.

J’ayme mieux la voir à la feste,
Quand elle porte sur sa teste
Voletant son beau couvre-chef,
Que de voir une autre coiffure,
Toute de soye et de dorure,
Mise dessus un autre chef.

J’ayme mieux voir sa chevelure
Pleine du tout, sans crespelure,
Flottant en ondes librement,
Qu’une perruque saffranée,
D’un fil d’archal recordonnée,
Comme on fait curieusement,

J’ayme mieux voir sa collerette,
D’une toile rousse clairette,

 
Par laquelle on voit son tetin,
Et dans la(iuelle elle repousse
Une petite haleine douce,
Qui colore son teinct divin ;

Qu’une gorgère godronnée
Avecque l’empois arreslée
Sur l’escarrure[1], d’un tel soing
Qui montre bien que la personne
Qui tel accoustrement se donne
Pour s’embellir en a besoing.

J’ayme mieux voir sa belle taille,
Sous sa biaude [2] qui luy baille
Cent fois mieux façonné son corps,
Qu’une robe si resserrée,
Qui, par sa contrainte forcée,
Fait jecter l’espaule dehors.

J’ayme mieux voir sa brune face,
Qui, se lavant, point ne s’efface,
Et va tousjours demy riant,
Q’un peint visage de poupine[3]
Qui, d’une desdaigneuse mine,
Ne rit jamais qu’en rechignant.

J’ayme mieux ouyr sa voix bonne
Qui naturellement entonne
Un vaul-de-ville gracieux,
Que ces passions langoureuses,
Aussi feintes comme menteuses,
Que l’on tire d’un gousier creux…

J’ayme mieux voir la simple manche
De sa chemise nette et blanche
Qui laisse en liberté son bras,
Que ces gros manchons de baleine
Dedans lesquels le bras, en peine,
Son libre mouvement n’a pas.

J’ayme miteux voir sa chancelière,
Ses cousleaux, sa jaune tartrière,

L’or clinquant de son demy-ceinct,
Son ruban, le pris de sa feste,
Son devantier blanc, et au reste
Sa pièce d’un chef de satin,

Qu’un ceincturon d’or, lequel entre,
Peu s’en faut, jusqu’au bout du ventre,
Qu’une tablette ou un miroir,
Qu’une bourse plus souvent pleine
De friandises que de laine,
Ou qu’un brimbaleux esventoir.

Aussi toutes les belles filles
N’habitent pas dedans les villes,
La vertu, ny l’honnesteté :
Sous un simple habit de village,
L’on peut voir une fille sage
Qui n’a pas faute de beauté.

Congnoissant telle ma Jacquette,
Ma mignonne, ma Gadrouillette,
Je luy veux addresser mon cœur ;
Il ne pourroit pas prendre adresse
Vers une plus génie maistresse
Pour me rendre son serviteur.

{Les Bigarrures du seigneur des Accords.)
  1. Carrure. Sur la poitrine.
  2. Biaude, c’est-à-dire blouse.
  3. Poupée. (Roquef.)