Les Poètes du terroir T I/Alph. de Lamartine

Les Poètes du terroir du XVe au XXe siècleLibrairie Ch. Delagrave Tome premier (p. 291-300).

ALPHONSE DE LAMARTINE

(1790-1869)


On ne s’attend pas à trouver ici une notice sur le grand poète des Méditations et de tant de pages où l’exaltation du berceau tient une large place. On l’a dit, « Lamartine a devancé toutes les biographies qu’on pourrait faire de lui par celle qu’il à esquissée lui-même : d’abord dans Raphaël, pages de la vingtiéme année, puis dans les Confidences, et enfin dans les Notes qu’il a jointes à ses Méditations pour nous dire, émotion par émotion, comment elles lui furent inspirées. » Les menus faits de son existence la plus intime nous sont connus grâce aux travaux récents de notre confrère et ami M. Léon Séché. Il naquit à MÂcon le 21 oct. 1790 et mourut le 21 mars 1869. La politique — une politique où il mit toutes ses convictions et celles de ses ancètres — et la poésie se partagerent tour à tour sa vie ; mais, à travers les orages qu’il éprouva, il ne cessa de se souvenir des lieux où il passa sa tendre enfance, où il grandit entre une mère pieuse et dévouée et un père noblement attaché aux traditions de sa race. Toute son œuvre en est imprégnée, et ce n’est pas trop dire que la maison où il ouvrit les yeux, la campagne où il sentit vibrer les premiers accents de sa lyre, les grands bois du château familial où se forma son imagination rèveuse, lui inspirérent ses chants les plus émouvants. Mieux encore, c’est vers Milly qu’il tourna les yeux aux heures de détresse. C’est à Milly ou à Saint-Point qu’il emprunta ses plus puissants thèmes d’inspiration et, dans la solitude, écrivit ses admirables poèmes des Harmonies, des Méditations et jusqu’au Chant du sacre.

« Victor Hugo, écrit M. Léon Séché, travaillait surtout à sa table et la plume à la main. C’est en marchant que travaillait ordinairement Lamartine : il y parait à ses albums, où presque toutes les pièces de vers sont écrites au crayon, sans ordre et souvent sans suite. Il me semble le voir d’ici. Il est parti des le matin à travers champs, avec ses chiens qui sautent devant lui et qu’il ramène de loin d’un coup de sifflet. Le soleil monte à l’horizon, les oiseaux chantent ; tout en marchant il les écoute. Au bout de quelque temps, il s’arrète, il s’assied au pied d’un chène, il ouvre son album, et d’un crayon rapide il fixe la strophe ou les alexandrins accouplés qu’il a trouvés tout à l’heure. Puis il repart, s’arrête de nouveau, et quand il rentre à Saint-Point ou à Milly, la pièce est à moitié faite… » Tout le meilleur de son art est là. Qu’on lise Le Vallon, Souvenir d’enfance, La Cloche du Village, Une Dernière Visite, La Vie champêtre, Milly, etc., tant d’autres pièces où s’exhale son amour du sol, et l’on s’expliquera l’étroite communion du poète et des choses de la nature qui l’entourent, formant un cadre charmant à sa mélancolie. Provinciale, son œuvre l’est au noble sens du mot, car elle élargit l’horizon de la petite patrie et d’un humble hameau perdu entre les monts, noyé dans la brume qui monte des vallées, fait un site glorieux où l’àme se transporte et tend à se fixer loin de la vanité des villes. Tient-on à savoir quand parurent pour la première fois les recueils poétiques de Lamartine ? Voici succinctement quelques titres et quelques dates : Méditations poétiques (Paris, Nicolle, 1820, in-8o) ; Nouvelles Méditations poétiques (Paris, Canel, 1823, in-8o) ; La Mort de Socrate (Paris, Ladvocat, 1823, in-8o) ; Chant du sacre ou la veille des armes (Paris, Urbain Canel, 1825, in-8o) ; Le Dernier Chant du Pèlerinage d’Harold (Paris, Dondey-Dupré, 1825, in-8o) ; Epîtres (Paris, Urbain Canel, 1825, in-8o) ; Harmonies poétiques et religieuses (Paris, Gosselin, 1830, in-8o) ; Jocelyn (Paris, Gosselin, 1836, in-12) ; La Chute d’un Ange (ibid., 1838, in-12) ; Recueillements poétiques (ibid., 1839, in-S") ; Mélanges poétiques et discours (ibid., 1839, in-8o), etc.

Bibliographie. — Sainte-Beuve, Portraits contempor., Causeries du lundi. — J. Janin, Lamartine ; Paris, 1869, in-8o. — Ch. de Mazade, Lamartine, etc., Paris, Didot, 1872, in-8o. — Barbey d’Aurevilly, Œuvres : Les Poètes. — Charles de Pomairols, Lamartine, etc. ; Paris, Hachette, 1889, in-18 ; — Jules Lemaître, Les Contemporains, IV ; Paris, Lecène et Oudin, 1890, in-18. — A. France, L’Elvire de Lamartine ; Paris, Champion, 1893, in-8o. — Léon Séché, Lamartine de 1816 à 1830 ; Paris, Soc. du Mercure de France, 1905, in-8o. — Th. von Poplawsky, L’Influence d’Ossian sur l’œuvre de Lamartine ; Heidelberg, 1905, in-8o, etc.



MILLY OU LA TERRE NATALE


Pourquoi le prononcer, ce nom de la patrie ?
Dans son brillant exil mon cœur en a frémi ;
Il résonne de loin, dans mon âme attendrie,
Comme les pas connus ou la voix d’un ami.

Montagnes que voilait le brouillard de l’automne,
Vallons que tapissait le givre du matin,
Saules dont l’émondeur effeuillait la couronne,
Vieilles tours que le soir dorait dans le lointain,

Murs noircis par les ans, coteaux, sentier rapide,
Fontaine où les pasteurs accroupis tour à tour
Attendaient goutte à goutte une eau rare et limpide,
Et, leur urne à la main, s’entretenaient du jour ;

Chaumière où du foyer étincelait la flamme,
Toit que le pèlerin aimait à voir fumer,
Objets inanimés, avez-vous donc une âme
Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ?

J’ai vu des cieux d’azur, où la nuit est sans voiles,
Dorés jusqu’au matin sous les pieds des étoiles,
Arrondir sur mon front, dans leur arc infini,
Leur dôme de cristal (qu’aucun vent n’a terni ;
J’ai vu des monts voilés de citrons et d’olives
Réfléchir dans les eaux leurs ombres fugitives,
Et dans leurs frais vallons, au souffle du zéphyr,
Bercer sur l’épi mùr le cep prêt à mûrir ;
Sur des bords où les mers ont à peine un murmure,
J’ai vu des flots brillants l’onduleuse ceinture
Presser et relâcher dans l’azur de ses plis
De leurs caps dentelés les contours assouplis,
S’étendre dans le golfe en nappes de lumière,
Blanchir l’écueil fumant de gerbes de poussière,
Porter dans le lointain d’un occident vermeil
Des îles qui semblaient le lit d’or du soleil,
Ou, s’ouvrant devant moi sans rideau, sans limite,
Me montrer l’infini que le mystère habite ;
J’ai vu ces fiers sommets, pyramides des airs,
Où l’été repliait le manteau des hivers,
Jusqu’au sein des vallons descendant par étages,
Entrecouper leurs flancs de hameaux et d’ombrages,
De pics et de rochers ici se hérisser,
En pentes de gazon plus loin fuir et glisser,
Lancer en arcs fumants, avec un bruit de foudre,
Leurs torrents en écume et leurs fleuves en poudre,
Sur leurs flancs éclairés, obscurcis tour à tour,
Former des vagues d’ombre et des îles de jour,

Creuser de frais vallons que la pensée adore,
Remonter, redescendre, et remonter encore,
Puis des derniers degrés de leurs vastes remparts,
À travers les sapins et les chênes épars,
Dans le miroir des lacs qui dorment sous leur ombre
Jeter leurs reflets verts ou leur image sombre,
Et sur le tiède azur de ces limpides eaux
Faire onduler leur neige et flotter leurs coteaux ;
J’ai visité ces bords et ce divin asile
Qu’a choisis pour dormir l’ombre du doux Virgile,
Ces champs que la Sibylle à ses yeux déroula,
Et Cume, et l’Élysée : et mon cœur n’est pas là !…

Mais il est sur la terre une montagne aride
Qui ne porte en ses flancs ni bois ni flot limpide,
Dont par l’effort des ans l’humble sommet miné,
Et sous son propre poids jour par jour incliné,
Dépouillé de son sol fuyant dans les ravines,
Garde à peine un buis sec qui montre ses racines,
Et se couvre partout de rocs prêts à crouler
Que sous son pied léger le chevreau fait rouler.
Ces débris, par leur chute, ont formé d’âge en âge
Un coteau qui décroît et, d’étage en étage,
Porte, à l’abri des murs dont ils sont étayés,
Quelques avares champs de nos sueurs payés,
Quelques ceps dont les bras, cherchant en vain l’érable
Serpentent sur la terre ou rampent sur le sable,
Quelques buissons de ronce, où l’enfant des hameaux
Cueille un fruit oublié qu’il dispute aux oiseaux,
Où la maigre brebis des chaumières voisines
Broute en laissant sa laine en tribut aux épines :
Lieux que ni le doux bruit des eaux pendant l’été,
Ni le frémissement du feuillage agité,
Ni l’hymne aérien du rossignol qui veille,
Ne rappellent au cœur, n’enchantent pour l’oreille,
Mais que, sous les rayons d’un ciel toujours d’airain,
La cigale assourdit de son cri souterrain.
Il est dans ces déserts un toit rustique et sombre
Que la montagne seule abrite de son ombre,
Et dont les murs, battus par la pluie et les vents,
Portent leur âge écrit sous la mousse des ans.

Sur le seuil désuni de trois marches de pierre
Le hasard a planté les racines d’un lierre
Qui, redoublant cent fois ses nœuds entrelacés,
Cache l’affront du temps sous ses bras élancés,
Et, recourbant en arc sa volute rustique,
Fait le seul ornement du champêtre portique.
Un jardin qui descend au revers d’un coteau,
Y présente au couchant son sable altéré d’eau ;
La pierre sans ciment, que l’hiver a noircie,
En borne tristement l’enceinte rétrécie ;
La terre, que la bêche ouvre à chaque saison,
Y montre à nu son sein sans ombre et sans gazon ;
Ni tapis émaillés, ni cintres de verdure,
Ni ruisseau sous des bois, ni fraîcheur, ni murmure ;
Seulement sept tilleuls par le soc oubliés,
Protégeant un peu d’herbe étendue à leurs pieds,
Y versent dans l’automne une ombre tiède et rare,
D’autant plus douce au front sous un ciel plus avare ;
Arbres dont le sommeil et des songes si beaux
Dans mon heureuse enfance habitaient les rameaux !
Dans le champêtre enclos qui soupire après l’onde,
Un puits dans le rocher cache son eau profonde,
Où le vieillard qui puise, après de longs efforts,
Dépose en gémissant son urne sur les bords ;
Une aire où le fléau sur l’argile étendue
Bat à coups cadencés la gerbe répandue,
Où la blanche colombe et l’humble passereau
Se disputent l’épi qu’oublia le râteau ;
Et sur la terre épars des instruments rustiques,
Des jougs rompus, des chars dormant sous les portiques,
Des essieux dont l’ornière a brisé les rayons,
Et des socs émoussés qu’ont usés les sillons.

Rien n’y console l’œil de sa prison stérile,
Ni les dômes dorés d’une superbe ville,
Ni le chemin poudreux, ni le fleuve lointain,
Ni les toits blanchissants aux clartés du matin :
Seulement, répandus de distance en distance,
De sauvages abris qu’habite l’indigence,
Le long d’étroits sentiers en désordre semés,
Montrent leur toit de chaume et leurs murs enfumes,

Où le vieillard, assis au bord de sa demeure,
Dans son berceau de jonc endort l’enfant qui pleure :
Enfin un sol sans ombre et des cieux sans couleur,
Et des vallons sans onde ! — Et c’est là qu’est mon cœur !
Ce sont là les séjours, les sites, les rivages,
Dont mon âme attendrie évoque les images,
Et dont pendant les nuits mes songes les plus beaux
Pour enchanter mes yeux composent leurs tableaux !

Là chaque heure du jour, chaque aspect des montagnes,
Chaque son qui le soir s’élève des campagnes ;
Chaque mois qui revient, comme un pas des saisons,
Reverdir ou faner les bois ou les gazons ;
La lune qui décroît ou s’arrondit dans l’ombre,
L’étoile qui gravit sur la colline sombre ;
Les troupeaux des hauts lieux chassés par les frimas
Des coteaux aux vallons descendant pas à pas ;
Le vent, l’épine en fleur, l’herbe verte ou flétrie,
Le soc dans le sillon, l’onde dans la prairie,
Tout m’y parle une langue aux intimes accents,
Dont les mots entendus dans l’àme et dans les sens
Sont des bruits, des parfums, des foudres, des orages,
Des rochers, des torrents, et ces douces images,
Et ces vieux souvenirs dormant au fond de nous,
Qu’un site nous conserve et qu’il nous rend plus doux.
Là mon cœur en tout lieu se retrouve lui-même ;
Tout s’y souvient de moi, tout m’y connaît, tout m’aime !
Mon œil trouve un ami dans tout cet horizon ;
Chaque arbre a son histoire, et chaque pîerre un nom.
Qu’importe que ce nom, comme Thèbe ou Palmyre,
Ne nous rappelle pas les fastes d’un empire,
Le sang humain versé pour le choix des tyrans,
Ou ces fléaux de Dieu que l’homme appelle grands !
Ce site où la pensée a rattaché sa trame,
Ces lieux encor tout pleins des fastes de notre âme,
Sont aussi grands pour nous que ces champs du destin
Où naquit, où tomba quelque empire incertain :
Rien n’est vil ! rien n’est grand ! l’âme en est la mesure.
Un cœur palpite au nom de quelque humble masure,
Et sous les monuments dés héros et des dieux
Le pasteur passe et siffle en détournant les yeux.

Voilà le banc rustique où s’asseynit mon père,
La salle où résonnait sa voix mâle et sévère,
Quand les pasteurs, assis sur leurs socs renversés,
Lui comptaient les sillons par chaque heure tracés,
Ou qu’encor palpitant dos scènes de sa gloire,
De l’échafaud des rois il nous disait l’histoire,
Et, plein du grand combat qu’il avait combattu,
En racontant sa vie enseignait la vertu !
Voilà la place vide où ma mère à toute heure
Au plus léger soupir sortait de sa demeure,
Et, nous faisant porter ou la laine ou le pain,
Vétissait l’indigence ou nourrissait la faim ;
Voilà les toits de chaume où sa main attentive
Versait sur la blessure ou le miel ou l’olive,
Ouvrait près du chevet des vieillards expirants
Ce livre où l’espérance est permise aux mourants,
Recueillait leurs soupirs sur leur bouche oppressée,
Faisait tourner vers Dieu leur dernière pensée,
Et, tenant par la main les plus jeunes de nous,
À la veuve, à l’enfant, qui tombaient à genoux,
Disait, en essuyant les pleurs de leurs paupières :
« Je vous donne un peu d’or, rendez-leur vos prières ! »
Voilà le seuil, à l’ombre, où son pied nous berçait,
La branche du figuier que sa main abaissait ;
Voici l’étroit sentier où, quand l’airain sonore
Dans le temple lointain vibrait avec l’aurore,
Nous montions sur sa trace à l’autel du Seigneur
Offrir deux purs encens, innocence et bonheur ;
C’est ici que sa voix pieuse et solennelle
Nous expliquait un Dieu que nous sentions en elle,
Et, nous montrant l’épi dans son germe enfermé,
La grappe distillant son breuvage embaumé,
La génisse en lait pur changeant le suc des plantes,
Le rocher qui s’entrouvre aux sources ruisselantes,
La laine des brebis dérobée aux rameaux
Servant à tapisser les doux nids des oiseaux,
Et le soleil exact à ses douze demeures
Partageant aux climats les saisons et les heures,
Et ces astres des nuits que Dieu seul peut compter,
Mondes où la pensée ose à peine monter,
Nous enseignait la foi par la reconnaissance,

Et faisait admirer à notre simple enfance
Comment l’astre et l’insecte invisible à nos yeux
Avaient, ainsi que nous, leur père dans les cieux !
Ces bruyères, ces champs, ces vignes, ces prairies,
Ont tous leurs souvenirs et leurs ombres chéries,
Là mes sœurs folâtraient, et le vent dans leurs jeux
Les suivait en jouant avec leurs blonds cheveux ;
Là, guidant les bergers au sommet des collines,
J’allumais des bûchers de bois mort et d’épines,
Et mes yeux, suspendus aux flammes du foyer,
Passaient heure après heure à les voir ondoyer.
Là, contre la fureur de l’aquilon rapide.
Le saule caverneux nous prêtait son tronc vide,
Et j’écoutais siffler dans son feuillage mort
Des brises dont mon âme a retenu l’accord.
Voilà le peuplier qui, penché sur l’abîme,
Dans la saison des nids nous berçait sur sa cime,
Le ruisseau dans les prés dont les dormantes eaux
Submergeaient lentement nos barques de roseaux,
Le chêne, le rocher, le moulin monotone,
Et le mur au soleil où, dans les jours d’automne,
Je venais sur la pierre, assis près des vieillards,
Suivre le jour qui meurt de mes derniers regards.
Tout est encor debout, tout renaît à sa place ;
De nos pas sur le sable on suit encor la trace ;
Rien ne manque à ces lieux qu’un cœur pour en jouir
Mais, hélas ! l’heure baisse, et va s’évanouir !

La vie a dispersé, comme l’épi sur l’aire,
Loin du champ paternel les enfants et la mère.
Et ce foyer chéri ressemble aux nids déserts
D’où l’hirondelle a fui pendant de longs hivers.
Déjà l’herbe qui croît sur les dalles antiques
Efface autour des murs les sentiers domestiques,
Et le lierre, flottant comme un manteau de deuil,
Couvre à demi la porte et rampe sur le seuil.
Bientôt peut-être… Ecarte, ô mon Dieu, ce présage !
Bientôt un étranger, inconnu du village,
Viendra, l’or à la main, s’emparer de ces lieux
Qu’habite encor pour nous l’ombre de nos aïeux,
Et d’où nos souvenirs des berceaux et des tombes

S’enfuiront à sa voix comme un nid de colombes
Dont la hache a fauché l’arbre dans les forêts,
Et qui ne savent plus où se poser après !

Ne permets pas, Seigneur, ce deuil et cet outrage !
Ne souffre pas, mon Dieu, que notre humble héritage
Passe de mains en mains troqué contre un vil prix,
Comme le toit du vice ou le champ des proscrits ;
Qu’un avide étranger vienne d’un pied superbe
Fouler l’humble sillon de nos berceaux sur l’herbe,
Dépouiller l’orphelin, grossir, compter son or
Aux lieux où l’indigence avait seule un trésor,
Et blasphémer ton nom sous ces mêmes portiques
Où ma mère à nos voix enseignait tes cantiques !
Ah ! que plutôt cent fois, aux vents abandonné,
Le toit pende en lambeaux sur le mur incliné ;
Que les fleurs du tombeau, les mauves, les épines,
Sur les parvis brisés germent dans les ruines ;
Que le lézard dormant s’y réchauffe au soleil,
Que Philomèle y chante aux heures du sommeil ;
Que l’humble passereau, les colombes fidèles,
Y rassemblent en paix leurs petits sous leurs ailes,
Et que l’oiseau du ciel vienne bâtir son nid
Aux lieux où l’innocence eut autrefois son lit !

Ah ! si le nombre écrit sous l’œil des destinées
Jusqu’aux cheveux blanchis prolonge mes années,
Puissé-je, heureux vieillard, y voir baisser mes jours
Parmi ces monuments de mes simples amours !
Et, quand ces toits bénis et ces tristes décombres
Ne seront plus pour moi peuplés que par des ombres,
Y retrouver au moins dans les noms, dans les lieux.
Tant d’êtres adorés disparus de mes yeux !
Et vous qui survivrez à ma cendre glacée.
Si vous voulez charmer ma dernière pensée,
Un jour élevez-moi… Non, ne m’élevez rien !
Mais, près des lieux où dortl humble espoir du chrétien.
Creusez-moi dans ces champs la couche que j’envie,
Et ce dernier sillon où germe une autre vie !
Etendez sur ma tête un lit d’herbes des champs
Que l’agneau du hameau broute encore au printemps,
Où l’oiseau dont mes sœurs ont peuplé ces asiles

Vienne aimer et chanter durant mes nuits tranquilles.
Là, pour marquer la place où vous m’allez coucher,
Roulez de la montagne un fragment du rocher ;
Que nul ciseau surtout ne le taille et n’efface
La mousse des vieux jours qui brunit sa surface
Et, d’hiver en hiver incrustée à ses flancs,
Donne en lettre vivante une date à ses ans !
Point de siècle ou de nom sur cette agreste page !
Devant l’éternité tout siècle est du même âge,
Et celui dont la voix réveille le trépas
Au défaut d’un vain nom ne nous oubliera pas !
Là, sous des cieux connus, sous les collines sombres
Qui couvrirent jadis mon berceau de leurs ombres,
Plus près du sol natal, de l’air et du soleil,
D’un sommeil plus léger j’attendrai le réveil !
Là ma cendre, mêlée à la terre qui m’aime,
Retrouvera la vie avant mon esprit même,
Verdira dans les prés, fleurira dans les fleurs,
Boira des nuits d’été les parfums et les pleurs ;
Et quand du jour sans soir la première étincelle
Viendra m’y réveiller pour l’aurore éternelle,
En ouvrant mes regards je reverrai les lieux
Adorés de mon cœur et connus de mes yeux,
Les pierres du hameau, le clocher, la montagne,
Le lit sec du torrent et l’aride campagne ;
Et, rassemblant de l’œil tous les êtres chéris
Dont l’ombre près de moi dormait sous ces débris,
Avec des sœurs, un père et l’àme d’une mère,
Ne laissant plus de cendre en dépôt à la terre.
Comme le passager qui des vagues descend
Jette encore au navire un œil reconnaissant,
Nos voix diront ensemble à ces lieux pleins de charmes
L’adieu, le seul adieu qui n’aura point de larmes !

(Les Harmonies.)