Les Poètes du terroir T I/Aloysius Bertrand

Les Poètes du terroir du XVe au XXe siècleLibrairie Ch. Delagrave Tome premier (p. 301-305).

ALOYSIUS BERTRAND

(1807-1841)


Aloysius — ou plutôt Louis — Bertrand n’était pas Bourguignon de naissance. « Il était né le 20 avril 1807, d’un père lorrain et d’une mère piémontaise, à Céva, petite ville située au seuil des Alpes liguriennes, qui était alors sous-préfecture du département français de Montenotte. » Il avait à peine neuf ans quand les siens vinrent se fixer en Bourgogne. Agréé, en sortant du collège royal, à la Société d’études de Dijon, il débuta en 1828, en publiant bon nombre de vers au Provincial, un des rares journaux de province qui, au dire de M. Léon Séché, intéressent notre histoire littéraire. Peu après la disparition de cette feuille, Aloysius Bertrand vint à Paris et fréquenta le salon de l’Arsenal. C’était alors, selon Sainte-Beuve, « un grand et maigre jeune homme de vingt et un ans, au teint jaune et brun, aux petits yeux noirs tres vifs, à la physionomie narquoise et fine sans doute, un peu chafouine peut-être, au long rire silencieux. »

« Ses allures gauches, ajoute Victor Pavie, sa mise incorrecte et naïve, son défaut d’équilibre et d’aplomb, trahissaient l’échappé de sa province. On devinait le poète au feu mal contenu de ses regards errants et timides… » Il s’était lié avec Victor Hugo, Emile Deschamps, David d’Angers et la plupart des poètes et des artistes de la nouvelle école, ce qui ne l’empêcha pas d’éprouver des heures de détresse, de misère noire, qui influèrent sur sa destinée et le conduisirent à l’hôpital, où il mourut de phtisie le 29 avril 1841. Il laissait une œuvre à peine achevée : Gaspard de la Nuit, fantaisie à la manière de Rembrandt et de Callot, qui, acceptée de son vivant par l’éditeur Renduel, ne devait paraître qu’après sa mort, grâce à son ami Victor Pavie, et lui valoir une sorte de consécration posthume. Aussi est-ce une œuvre originale dans toute l’acception du terme, bien qu’elle porte la marque d’une époque et reflète parfois le décor de la Notre-Dame de Paris de Victor Hugo. Baudelaire lui dut la manière de ses poèmes en prose, et une école littéraire récente s’en pénétra. Dijonnais d’adoption, le pauvre Aloysius a écrit là les plus belles pages qu’ait jamais inspirées la vieille cité des ducs de Bourgogne.

« J’aime Dijon, a-t-il dit au début de son livre, comme l’enfant sa nourrice dont il suce le lait, comme le poète la jouvencelle qui a initié son cœur… » Il existe, à notre connaissance, quatre éditions de Gaspard de la Nuit. La première parut avec une préface de Sainte-Beuve, en 1842, à Angers, chez Victor Pavie, imprimeur ; elle servit aux réimpressions données par l’éditeur Pincebourde et par le « Mercure de France » en 1896 et en 1902. (On observera que l’édition de 1896 [Mercure de France] a fait l’objet de deux tirages, l’un sur papier de luxe et l’autre sur papier ordinaire, sous couvertures différentes.)

Bibliographie. — Aug. Petit, Louis Bertrand, etc., Grenoble, Prudhomme, 1865, gr. in-8o. — Henri Chabeuf, Louis Bertrand et le romantisme à Dijon. Dijon, Darantière, 1889, in-8o. — Léon Séché, Les Derniers Jours d’Aloysius Bertrand (doc. inédits). Les Annales romantiques, nov.-déc. 1905. — André Pavie, Sainte-Beuve et Aloysius Bertrand, Revue des Études histor., mai-juin 1908.



BALLADE


Ô Dijon, la fille
Des glorieux ducs,
Qui portes béquille
Dans tes ans caducs ;

Jeunette et gentille,
Tu bus tour à tour
Au pot du soudrille
Et du troubadour.

À la brusquembille
Tu jouas jadis
Mule, bride, étrille,
Et tu les perdis.

La grise bastille,
Aux gris tiercelets,
Troua ta mantille
De trente boulets.

Le reître, qui pille
Nippes au bahut,
Nonnes sous leur grille,
Te cassa ton luth.


Mais à la cheville
Ta main pend encor
Serpette et faucille,
Rustique trésor.

Ô Dijon, la fille
Des glorieux ducs,
Qui portes béquille
Dans tes ans caducs :

Cà ! vite une aiguille,
Et de ta maison
Qu’un vert pampre habille,
Recouds le blason[1] !


poèmes en prose :


LE CLAIR DE LUNE


Réveillez-vous, gens qui dormez,

Et priez pour les trépassés.

(Le cri du crieur de nuit.)


Oh ! qu’il est doux, quand l’heure tremble au clocher, la nuit, de regarder la lune qui a le nez fait comme un carolus d’or !

Deux ladres se lamentaient sous ma fenêtre, un chien hurlait, dans le carrefour, et le grillon de mon foyer vaticinait tout bas.

Mais bientôt mon oreille n’interrogea plus qu’un silence profond. Les lépreux étaient rentrés dans leurs chenils, aux coups de Jaquemart qui battait sa femme.

Le chien avait enfilé une venelle, devant les pertuisanes du guet enrouillé par la pluie et morfondu par la bise.

Et le grillon s’était endormi, dès que la dernière bluette avait éteint sa dernière lueur dans la cendre de la cheminée.

Et moi, il me semblait, tant la fièvre est incohérente, — que la lune, grimant sa face, me tirait la langue comme un pendu !


MA CHAUMIÈRE


En automne, les grives viendraient s’y reposer, attirées par les baies au rouge vif du sorbier des oiseleurs.
(Le baron R. Monthermé.)


Levant ensuite les yeux, la bonne vieille vit comme la bise tourmentait les arbres et dissipait les traces des corneilles qui sautaient sur la neige autour de la grange.
(Le poète allemand Voss, Idylle XIII.)


Ma chaumière aurait, l’été, la feuillée des bois pour parasol, et l’automne, pour jardin, au bord de la fenêtre, quelque mousse qui enchâsse les perles de la pluie, et quelque giroflée qui fleure l’amande.

Mais l’hiver, quel plaisir ! quand le matin aurait secoué ses bouquets de givre sur mes vitres gelées, d’apercevoir bien loin, à la lisière de la forêt, un voyageur qui va toujours s’amoindrissant, lui et sa monture, dans la neige et la brume.

Quel plaisir ! le soir, de feuilleter sous le manteau de la cheminée, flambante et parfumée d’une bourrée de genièvre, les preux et les moines des chroniques, si merveilleusement portraits qu’ils semblent, les uns jouter, les autres prier encore.

Et quel plaisir ! la nuit, à l’heure douteuse et pâle qui précède le point du jour, d’entendre mon coq s’égosiller dans le gelinier et le coq d’une ferme lui répondre faiblement, sentinelle juchée aux avant-postes du village endormi !

Ah ! si le roi nous lisait dans son Louvre, — ô ma muse inabritée contre les orages de la vie, — le seigneur suzerain de tant de fiefs qu’il ignore le nombre de ses châteaux ne nous marchanderait pas une chaumine !


CHÈVREMORTE[2]


Et moi aussi j’ai été déchiré par les épines de ce désert, et j’y laisse chaque jour quelque partie de ma dépouille.
(Les Martyrs, livre X.)


Ce n’est point ici qu’on respire la mousse des chênes et les bourgeons du peuplier, ce n’est point ici que les brises et les eaux murmurent d’amour ensemble.

Aucun baume, le matin après la pluie, le soir aux heures de la rosée ; et rien pour charmer l’oreille que le cri du petit oiseau en quête d’un brin d’herbe.

Désert qui n’entend plus la voix de Jean-Baptiste ! Désert que n’habitent plus ni les ermites ni les colombes !

Ainsi mon âme est une solitude où, sur le bord de l’abîme, une main à la vie et l’autre à la mort, je pousse un sanglot désole.

Le poète est comme la giroflée qui s’attache, frêle et odorante, au granit, et demande moins de terre que de soleil.

Mais, hélas ! je n’ai plus de soleil, depuis que se sont fermés les yeux si charmants qui réchauffaient mon génie !

(Gaspard de la Nuit.)
  1. Voici une autre version de cette pièce ; on la trouve au début de Gaspard de la Nuit :

    Gothique Donjon
    Et Flèche gothique
    Dans un ciel d’optique,
    Là-bas, c’est Dijon.
    Ses joyeuses treilles
    N’ont point leurs pareilles ;
    Ses clochers jadis
    Se comptaient par dix.

    Là plus d’une pinte.
    Est sculptée ou peinte :
    Là, plus d’un portail
    S’ouvre en éventail.
    Dijon, moult te tarde ! (*)
    Et mon luth camard
    Chante ta moutarde
    Et ton Jaquemart !

    (*) Ancienne devise de la commune de Dijon.

  2. À une demi-lieue de Dijon.