Les Poèmes barbares de Leconte de Lisle/07

Société Française d’Éditions Littéraires et Techniques (p. 94-113).


VII

LA BARBARIE DU MOYEN ÂGE


Peu avant le discours de réception de Leconte de Lisle, Anatole France prédisait qu’il y aurait dans ce discours « un morceau sur le Moyen Âge » ; il devinait que le morceau serait « concis et violent »

Il ne s’était pas trompé. Le morceau annoncé était dans le discours ; il était concis et violent. En quelques mots, Leconte de Lisle flétrissait « les noires années du Moyen Âge, années d’abominable barbarie, qui avaient amené l’anéantissement presque total des richesses intellectuelles héritées de l’antiquité, avilissant les esprits par la recrudescence des plus ineptes superstitions, par l’atrocité des mœurs et la tyrannie sanglante du fanatisme religieux. »

Quand on a relu ce passage du discours de réception à l’Académie, on ne s’étonne pas que le Moyen Âge ait fourni aux Poèmes Barbares des vers aussi noirs. On ne s’en étonne pas, mais on regrette qu’il ne leur en ait pas fourni aussi d’autres, et qu’à côté des abus le poète n’ait pas voulu voir les grandeurs.

Des deux premiers poèmes qu’il qualifia de barbares, l’un était précisément un poème sur le Moyen Âge. Il transportait les lecteurs dans l’Islande chrétienne en 1220 : la Vision de Snorr. Il parut avec la Mort de Sigurd sous le titre commun de Poésies Barbares le 31 octobre 1858 dans la Revue Contemporaine.

La Vision suivit donc de près cet opuscule de Bergmann : Les Chants de Sôl (Sôlar Liôd), poème tiré de l’Edda de Sœmund, publié avec une traduction et un commentaire ; Strasbourg et Paris, 1858 (Journal de la Librairie, 6 mars[1]).

Dans le recueil de légendes islandaises intitulé Edda et attribué à Sœmund, les Chants de Sôl, c’est-à-dire de la Sagesse, ont un caractère très particulier : c’est un poème chrétien. L’auteur en est un prêtre. Il vivait au XIIe siècle, et c’était sans doute Sœmund lui-même. Le poème est l’exhortation d’un père, qui prêche la morale chrétienne à son fils par des conseils, par des exemples, par des allégories et par des visions. L’une de ces visions est celle de l’Enfer où le père dit avoir été transporté[2].

L’Enfer décrit par Sœmund intéresse Leconte de Lisle par son pittoresque, car le poète chrétien du XIIe siècle conçoit ce lieu d’expiation à l’image du séjour où la vieille mythologie islandaise logeait Hel, la mort. Il le situe en dehors du monde. Il y fait traîner des eaux fangeuses et tomber des gouttes de venin. Là règne le Prince du brasier. Sous ses regards volent ou chevauchent, devenus démons, d’anciens dieux scandinaves : les dragons de la Disette, le cerf de Sôl, les sept fils de Nidi, des géantes qui broient péniblement des cailloux et dont les cœurs saignants pendent hors des poitrines.

Aux côtés de ces démons subissent leurs peines les neuf catégories de coupables : les violents, qu’une épée meurtrit parce qu’ils ont versé le sang ; les païens marqués au front de signes qui les font reconnaître pour ce qu’ils sont :


Je vis beaucoup d’hommes descendus en terre
Qui n’avaient pas pu arriver au Culte ;
Sur leurs têtes étaient placées des étoiles païennes
Marquées de terribles caractères[3].


Le voyant reconnaît ensuite les envieux, les mondains, les brigands, les profanateurs, les cupides condamnés à porter des fardeaux de plomb, les luxurieux à brûler, les calomniateurs à avoir les yeux arrachés par des corbeaux.

Leconte de Lisle retient le pittoresque du lieu, des personnages et des supplices. Mais il l’accroît singulièrement en transportant dans l’Enfer vu par Snorr la description du Hel ténébreux vue par la Louve, et que Bergmann a traduite ainsi :


La Louve vit une salle, située loin du soleil,
À Rives-aux-Cadavres ; les portes en sont tournées au nord ;
Des gouttes de venin y tombent par les fenêtres ;
La salle est un tissu de dos de serpents.
Un fleuve se jette à l’orient dans les vallées venimeuses,
Un fleuve de limon et de bourbe ; il est nommé Slidor ;
La Louve y vit se traîner, dans les eaux fangeuses.
Les hommes parjures, les exilés pour meurtre,
Et celui qui séduit la compagne d’autrui :
Là Frappe-de-Colère suçait les corps des trépassés…
Voici venir le noir Dragon volant,
La Coulœuvre s’élevant au-dessus des Montagnes du Midi ;
Frappe-de-Colère étend ses ailes, il vole au-dessus de la plaine
Au-dessus des cadavres.


Mais pour accroître le pittoresque des lieux vus par Snorr, la poète français consulte surtout son imagination, qui « se complait à décrire, nous dit Calmettes, les corps tordus dans les géhennes, les membres rompus, les poitrines qui râlent, les chairs qui brûlent, le sang qui coule et qui fume ». « Le sang particulièrement, ajoute Calmettes, l’enivre de poésie[4]. » Il cite, pour le prouver, quelques vers du Vœu suprême. Il aurait pu citer aussi ceux où Snorr rappelle le supplice des Violents :


Voici ceux qui tuaient jadis, les Violents,
Les Féroces, blottis au creux de quelque gorge,
Qui, la nuit guettaient l’homme et se ruaient hurlants.

Maintenant, l’un s’endort ; l’autre en sursaut l’égorge.
Le misérable râle, et le sang, par jets prompts,
Sort, comme du tonneau le jus mousseux de l’orge.


Plus barbare que son modèle barbare, le poète français a donc mis dans les supplices infernaux une horreur que le poète islandais n’avait pas su y mettre. Mais plus encore qu’au désir d’ « exhalter le tableau », il a cédé au désir de renouveler contre le christianisme son éternelle accusation d’avoir voué aux horreurs de l’Enfer des hommes nés, sans que ce fût leur faute, avant la bonne nouvelle. À dessein, il réserve pour la fin de la vision le spectacle des supplices infligés aux païens. À dessein, il présente, comme la plus digne de châtiment, la faute de ceux qui n’ont pas eu la lumière que Dieu n’était pas venu encore apporter. À dessein, il les fait tourmenter effroyablement, transformant en un supplice d’une cruauté affreuse le signe que Sœmund avait imprimé sur leurs fronts :


Enfin, je vois le Peuple antique, aveugle et fou,
La race qui vécut avant votre lumière,
Seigneur ! et qui marchait, hélas ! sans savoir où…

Donc chacun porte au front une lettre Runique
Qui change sa cervelle en un charbon fumant,
Car il n’a point connu la loi du Fils unique !


Est-ce que les plus farouches visions du Moyen Âge ne sont pas ici dépassées ? Est-ce que l’esprit qui les inspira n’est pas ici bien modifié, puisque d’un poème islandais, écrit pour prêcher la morale de Jésus à un peuple grossier et vicieux, est sorti un poème qui veut faire haïr le christianisme ?

Le recueil des Poèmes Barbares en 1871 présente les trois poèmes sur l’Église au Moyen Age dans l’ordre que voici : les Deux Glaives, l’Agonie d’un Saint, les Paraboles de Dom Guy. C’est l’ordre chronologique des événements : Henri IV contre Grégoire VII, la Croisade des Albigeois, trois papes au lieu d’un. Mais cet ordre n’est point celui de la composition, qui est l’ordre inverse. Le poème qui tient la dernière place a été composé le premier[5].

Guy, prieur claustral de Clairvaux, a, comme Snorr, une vision. Ce que l’Esprit lui fait voir en l’an 1411, l’an où Balthazar Cossa, ancien pirate, élu pape sous le nom de Jean XXIII, convoqua le concile de Pise[6], c’est dans le passé Jésus refusant au Tentateur de l’adorer, puis fouettant au temple les vendeurs ; c’est dans le présent toute la chrétienté adorant le Démon et trafiquant des biens sacrés ; la simonie au siège de l’Église ; le scandale des trois papes ; Isabeau se prostituant sur la couche ornée de fleurs de lys ; la goinfrerie chez les moines sous la présidence de cet abbé : Satan. Et Guy appelle toute la chrétienté au concile qui rétablira la règle et l’unité.

Toujours soucieux de la couleur historique, le poète (sous l’influence de quels modèles ? je ne sais) a donné à la vision de Guy un caractère tout différent de celui qu’il avait donné à la vision de Snorr. Snorr, Islandais du XIIe siècle, transportait dans l’Enfer chrétien les supplices imaginés par la vieille mythologie scandinave. Guy, Français qui vit à l’aube du XVe siècle, a l’esprit plein d’une littérature où foisonnent les allégories :


Cet argent était chaud de vos larmes amères,
Pauvres enfants tout nus et lamentables mères !
Il se nommait Traîtrise et Spoliation..

L’Esprit m’a dit : Regarde ! Un vol d’oiseaux funèbres,
Silencieux, battait le flot lourd des ténèbres…

Ils avaient nom la Peur, la Honte et la Sottise,
Appétits empêchés que l’impuissance attise,
Ambition inepte et blême Vanité,
Attrait de faire mal avec impunité.


Et ces oiseaux avaient bien d’autres noms encore de même espèce : ils s’appelaient Rancœur, Parole mentie, Haine sans but, Ferveurs sans brides, Bave sur les vivants et sur les morts.

Mais, à côté des allégories, voici, non moins nombreux, les tableaux réalistes, comme on en voit dans les tableaux et les drames du XVe siècle : sur la table, des viandes qui fument jetant leurs odeurs sensuelles, de la chair de porc, de la chair de bœuf, de la chair d’agneau, des moutons gras qui grésillent encore ; sur les escabeaux des mangeurs, faisant craquer la peau de leurs flancs, comme des troncs qui crèvent leurs écorces, ou à demi-noyés, la tête sur la table, la langue tirée,


Pareils à des pourceaux repus de leur curée.


Dom Guy est bien un homme de 1411. Mais à toute époque, quelle que soit leur manière de vivre et de parler, il est des hommes qui savent se révolter contre la tyrannie d’un milieu malfaisant. Ce sont ceux qui ont la prédilection de Leconte de Lisle. En eux il reconnaît des parents et des devanciers, même s’ils sont des moines. Avec eux, il flagelle l’avarice, la traîtrise et la débauche.

L’Agonie d’un Saint parut le 1er février 1861 dans la Revue Européenne.

Le vieil Abbé, couché sur son grabat, a reçu les dernières huiles. À son chevet ne veille plus qu’un moine. Celui-ci voit le moribond se dresser et il l’entend parler comme en face du Juge infaillible. L’Abbé rappelle que Paul lui ayant commis le glaive et Pierre les deux clés, il a précipité sur le Midi les bandits et chevaliers du Nord. Il répète les cris qu’il jetait pour commander l’assaut contre Albi, Béziers, Foix, Toulouse, pour exiger les massacres :


Tuez, tuez ! Jésus reconnaîtra les siens
Écrasez les enfants sur la pierre, et les femmes !


Dieu l’échauffait du feu de son zèle. Mais voici qu’il entend une Voix terrible qui lui dit : — Loin de moi, Fou furieux ! Moine gorgé de chair et de sang d’homme ! Tu mens ! C’est l’orgueil de commander aux rois dans tes haillons de bure qui faisait tressaillir ton âme altière et dure. — Et la Voix envoie l’assassin, loup féroce, tomber avec Qaïn dans l’abîme éternel.

Alors l’Abbé se renverse dans un rire effroyable et le moine qui est auprès de lui s’évanouit.

Pour imaginer cette histoire, Leconte de Lisle s’est souvenu manifestement d’Arnaud Amauri, abbé de Citeaux, qu’on appelait « l’Abbé des Abbés », envoyé contre les Albigeois avec des pouvoirs extraordinaires. On voit sans peine ce que l’histoire telle qu’il la raconte doit à son art de construire un décor, à son goût des dénouements tragiques, à l’âpreté de son ironie[7]. Mais la condamnation qu’il prononce contre son héros, Henri Martin l’avait prononcée avant lui contre l’animateur des massacres de Béziers quand le personnage était entré dans son récit :


C’était un de ces fléaux de Dieu que la Providence envoie dans les jours de colère ; il justifiait à ses propres yeux sa féroce ambition par la sincérité de son fanatisme ; cet homme avait sous sa robe de moine le génie destructeur de Gensérik et d’Attila.


Avant le poète l’historien, citant un chroniqueur, avait rapporté l’ordre cruel :


« Là (à Béziers) eut lieu le plus grand massacre que jamais on eût fait dans tout le monde ; car on n’épargna ni vieux, ni jeunes, pas même les enfants qui tétaient. » Les vainqueurs avaient demandé à l’abbé de Citeaux comment ils distingueraient les hérétiques des fidèles : « Tuez-les tous, répondit Arnaud Amauri ; tuez-les tous ! Dieu reconnaîtra les siens[8]. »


C’est vraisemblablement dans Henri Martin que le poète a pris son sujet. L’Histoire de France venait, en 1859 d’obtenir de l’Académie française le prix Gobert. Peu auparavant, le premier volume de la quatrième édition avait eu un grand retentissement (3 mars 1855)[9] et de ce volume précisément Leconte de Lisle avait tiré son Massacre de Mona (15 septembre 1860). Après avoir lu dans la quatrième édition le premier volume de l’Histoire de France, il lut ou relut dans les autres volumes les parties qui l’intéressaient. Le récit de la guerre des Albigeois était du nombre. Son hostilité contre le catholicisme y trouvait la satisfaction de pouvoir s’appuyer sur le jugement d’un historien très réputé[10].

Après avoir fait assister ses lecteurs à l’agonie d’un cruel défenseur de l’Église, Leconte de Lisle les fit assister à l’agonie d’un grand excommunié. L’Agonie d’un Saint avait paru dans la Revue Européenne le 1er février 1861 ; les Deux Glaives y parurent le 1er mars.

Dans le tableau qui fait la première partie du poème, l’Absolution, on voit Henri de Germanie s’humiliant à Canossa devant le pape Grégoire. Au tableau qui en fait la quatrième partie, l’Agonie, on le voit mourant dans une masure.


Sans un être vivant qui veille à ses côtés.


Entre les deux tableaux, le Chœur des Évêques chante le Saint-Siège romain, maître unique et seul juge ; puis, le Chœur des Césars enjoint à la ville de la Louve, des légions, des héros de se relever :


Rome, Rome, debout ! Reconnais tes Césars !


De Grégoire, le poète a fait une réplique du Moïse de Vigny, « triste jusqu’à la mort de sa tâche sublime, rongé du même feu, sombre du même ennui. ». Il rappelle avec respect, il admire même sa foi intrépide et la vigueur de son âme dans un corps épuisé. Pourtant, on sent qu’il ne l’aime guère. Sa sympathie, facilement acquise aux révoltés, va au César qui a osé prendre sa ville au pape, le chasser de ses États, le remplacer sur son siège, et qui, vaincu aujourd’hui, mais non repentant, appelle ironiquement les chiens à la curée.

Plus encore que dans les imprécations du moribond, la pensée du poète se manifeste dans le Chœur des Césars.

Le poème est écrit en 1861. L’Italie vient de commencer l’œuvre de son unité, et Leconte de Lisle a aussitôt salué le réveil du peuple endormi[11]. Milan et Florence sont libres. On songe maintenant à la conquête de Rome. Or, c’est précisément cette conquête que Leconte de Lisle appelle de ses vœux. Dans le vaincu, un moment vainqueur, d’Hildebrand, il voit un lointain précurseur de ceux qui prendront Rome au pape. Et le chœur des Césars est son interprète, quand il lui fait dire :


Reprends le globe, ô Rome, et le sceptre et le glaive,
Afin qu’à notre face, après la longue nuit,
Dans son orgueil, sa force et sa gloire, et son bruit,
L’éternelle Cité sur le monde se lève.


Un sous-titre fixe l’action du poème aux XIe et XIIe siècles. Par le décor, il est de ces siècles-là. Mais par l’esprit qui l’anime, c’est une œuvre de 1861, une œuvre qui, au lendemain de Solférino, réclame que l’Italie achève son unité.

Dans les poèmes médiévaux de Leconte de Lisle, où il y a plus de moines que de chevaliers, ceux-ci sont apparentés aux héros des poèmes scandinaves. Komor est qualifié de jarl comme Hialmar. Sachant aimer comme Brunhild, il sait comme elle tuer et mourir. S’il est chrétien, sa foi ne l’empêche point de se donner la mort. Typhaine, qui croit comme lui, refuse de sacrifier son amour à son salut éternel.

Les mêmes passions violentes reparaissent chez ces illustres héros du Romancero : Don Diègue, Rodrigue, Chimène.

Leconte de Lisle ne s’est intéressé à eux que tardivement. L’Accident de Don Iñigo fut publié par la République des Lettres le 30 juillet 1876[12] ; la Tête du Comte et la Ximena parurent dans la nouvelle édition des Poèmes Barbares le 28 février 1878.

Ces trois poèmes sont conformes à l’idée que Leconte de Lisle se fait à cette date du poème barbare.

Dans la Tête du Comte, il remanie une pièce du Romancero que le traducteur français intitule : le Cid se présente devant son père après l’avoir vengé[13].

Diego Laynez est assis devant sa table, pleurant et songeant à son affront, lorsque survient Rodrigue, qui tient par les cheveux, ruisselant de sang, la tête du Comte.

Le vieillard croit d’abord rêver. Mais il reconnaît enfin son ennemi ; il demande qu’on recouvre cette tête, car il craint, qu’autre Méduse, elle ne le change en rocher.


Le vieillard s’imagine qu’il rêve cela. Mais il n’en est pas ainsi, il ne rêve pas ; seulement l’abondance de ses larmes lui fait voir mille images. À la fin, pourtant, il leva ses yeux, qu’offusquaient de nobles ténèbres, et reconnut son ennemi quoique sous la livrée de la mort.

Rodrigue, fils de mon âme, recouvre cette tête de peur que ce ne soit une autre Méduse qui me change en rocher et que mon malheur ne soit tel qu’avant de t’avoir remercié mon cœur se fonde avec un si grand sujet de joie !

Ô infâme comte Loçano ! le ciel me venge de toi, et mon bon droit a donné contre toi des forces à Rodrigue.


Alors don Diègue invite son fils à s’asseoir au haut bout de la table : celui qui apporte une telle tête doit être à la tête de la maison.

Dans cette chanson, déjà fort sauvage, qu’est-ce que le poète français croit devoir introduire ?

D’abord un tableau, qui autour du vieillard, présenté dans une attitude émouvante et plastique, suscite un décor disant à la fois le pittoresque des mœurs, l’opulence de la maison, la gloire de la race ; éclairage fantastique, échansons, pages, Maures lippus, coffres trapus, poutre massive, chandeliers de fer, résine qui crépite, cimiers pendus aux murs.

Mais ce qu’il veut ajouter surtout, c’est un surcroît de barbarie. Cette tête que le vieux guerrier dans le Romancero veut qu’on recouvre, don Rui, dans le poème français, la pose sur un plat ; la nappe en est rouge ; le père et le fils s’en repaissent les yeux. Tous deux, s’asseyant côte à côte à la table, graves et satisfaits, ils mangent la venaison,


En regardant saigner la Tête lamentable.


Et tous deux sont, comme Komor, des chrétiens chez qui la foi parle moins haut que la passion. Associant bizarrement l’une et l’autre, ils murmurent une oraison avant de prendre leur repas devant le sanglant trophée. Mais le vieux est prêt à perdre son âme plutôt que de renoncer à sa haine :


C’est bien lui ! Je le hais, certe, à me damner l’âme !

Chimène dans le poème de Leconte de Liste recouvre son nom espagnol dont le traducteur français du Romancero l’avait dépouillée. Elle redevient Ximena, ou plutôt la Ximena. Et le roi redevient Hernan. Et les gentilshommes redeviennent des fidalgos.

Les vrais costumes reparaissent comme les vrais noms : la Ximena reprend sa cape, sa coiffe et sa cotte ; les gentilshommes reprennent leurs chaudrons et leurs bannières.

De cette Castille, Leconte de Lisle entend nous rendre, avec le pittoresque des noms et des habits, la rudesse des mœurs. Il n’invente pas tout ; il n’invente pas le plus sauvage : il ne fait que répéter une chanson du Romancero quand son héroïne se plaint que Don Rui s’en vienne, pour engraisser un faucon familier, meurtrir ses colombes fidèles et lui teindre la cotte du sang qui coule d’elles. Mais, mis en verve par un trait comme celui-ci, le poète français va dans la voie de la barbarie au delà du Romancero. Il amène devant le roi Justicier des riches et des nobles qui sont de purs bandits, ayant volé son escarcelle au Juif et sa laine au marchand.

Quant à la Ximena, après lui avoir enlevé le nom français sous lequel Corneille nous l’avait rendue chère, Leconte de Lisle l’a revêtue en face du roi d’une morgue bien plus qu’espagnole. Car dans le Romancero elle s’excuse en terminant sa plainte de l’avoir portée devant le roi :


Pardonne si je parle ainsi : l’offense faite à une femme change le respect en outrage.


Et à ses récriminations les plus vives, elle donne un tour impersonnel qui en atténue le caractère agressif :


Un roi qui ne fait point justice ne devrait point régner, ni chevaucher à cheval, ni chausser des éperons d’or, ni manger pain sur nappe, ni se divertir avec la reine, ni entendre la messe en un lieu consacré, parce qu’il ne le mérite point[14].


Depuis qu’elle parle français, la Ximena ne sait plus dire : « Pardonne », et dans sa bouche, le reproche, perdant le tour impersonnel, devient très offensant :


Et toi, plus ne devrais combattre, cuirassé
Ni casqué, manger, boire, et te gaudir en somme
Avec la Reine, et dans son lit dormir ton somme,
Puisque, ayant quatre fois tes promesses reçu,
L’espoir de ma vengeance est quatre fois déçu…

L’histoire de Rodrigue refusant de baiser la main du roi a été transformée de la même façon.

Pour les costumes, la vieille romance fournissait un canevas assez développé. Mais voyez l’effet de quelques détails heureusement choisis ! Il suffit au poète de mettre des chevelures rousses aux gentilshommes, des harnais de cuir fauve à leurs mules, des plumes blanches à leurs toques, des souliers pointus à leurs pieds, une chemise de fer au cheval de Rodrigue, trois glands à son capuchon, pour que tout soit transformé :


Tous chevauchent sur des mules : Rodrigue, seul à cheval ; tous sont vêtus d’or et de soie : Rodrigue va bien armé ; tous ont l’épée au côté : Rodrigue, un poignard doré ; tous, une houssine chacun : Rodrigue, une lance à la main ; tous, des gants parfumés : Rodrigue, de bons gantelets ; tous, des chapeaux d’un grand prix : Rodrigue, un casque d’acier, et ce casque est surmonté d’un bonnet écarlate[15].

Quatre-vingts fidalgos à chevelures rousses,
Sur mulets harnachés de cuir fauve et de housses
Écarlates, s’en vont, fort richement vêtus :
Gants parfumés, pourpoints soyeux, souliers pointus,
Triples colliers d’or fin, toques à plumes blanches,
Les vergettes en main et l’escarcelle aux hanches,

Seul, Rui Diaz de Vivar, enfourche, roide et fier,
Son cheval de bataille enchemisé de fer.
Il a l’estoc, la lance, et la cotte maillée
Qui de la nuque aux reins reluit ensoleillée,
Et, pour parer le casque aux reflets aveuglants,
Un épais capuchon de drap rouge à trois glands.


Nous voilà dans l’Espagne du Romancero. Mais ce qui nous transporte dans une Espagne plus barbare, c’est la qualité des injures, c’est la violence des menaces, c’est la force des coups. « Ce détrousseur de gens, ce fils de routiers » ; c’est ainsi que Rodrigue est désigné par don Iñigo, vil courtisan, qui lui enjoint de baiser la main du roi. Et ces injures ne suffisant pas, Iñigo se demande s’il ne doit pas l’appeler More, Juif, peut-être hérétique ; à coup sûr il peut le nommer menteur et traître. Aussi, en toute équité, réclame-t-il pour lui une corde ou un vil couperet qui lui scie le cou. Que cet arrogant obéisse ou Iñigo va le happer à la jambe, le traîner à travers les cailloux jusqu’aux genoux du roi. Et comme il n’est pas de barbare, dans le Moyen Âge de Leconte de Lisle, qui ne soit bon catholique, Iñigo appuie sa menace d’un serment par la Vierge, et, ce qui a plus de poids, par le Pape.

Mais si don Iñigo a la langue un peu vive, don Rui a la lame encore plus prompte :


Ainsi parle Iñigo. Don Rui tire sa lame
Et lui fend la cervelle en deux jusques à l’âme.

L’autre s’abat à la renverse, éclaboussant
Sa mule et le chemin des flaques de son sang.


Assurément, il y eut de la barbarie au Moyen Âge, Leconte de Lisle n’a que trop raison. Mais celle qu’il nous y montre, n’est-ce pas parfois lui qui l’y a mise ? Et à côté de celle qui était réelle et qu’il n’a pas inventée, pourquoi a-t-il laissé dans l’ombre ce que ces siècles eurent de grand et de bienfaisant ? Pourquoi, dirons-nous après un des critiques qui ont parlé de lui avec le plus de sympathie[16], s’est-il égayé, dans je ne sais quelle ivresse mystique et ironique, à saisir les côtés les plus choquants de l’âge détesté, à n’en peindre guère que les abus ?



  1. Sur le poème islandais et la façon dont Leconte de Lisle l’a utilisé, voir l’article que j’ai publié dans la Revue d’Histoire littéraire de la France, en octobre 1923. J’explique pourquoi le poète substitua Snorr à Sœmund et fixa la vision en 1220.
  2. La vision de l’Enfer est un thème très fréquent au Moyen Âge.
  3. Bergmann explique dans son commentaire que ces caractères tracés sur les étoiles sont « des caractères runiques (il souligne ces mots), qui, depuis l’introduction de l’écriture latine, passaient pour une écriture païenne et pour des signes magiques abominables ; aussi inspiraient-ils au peuple une terreur secrète. » Leconte de Lisle a retenu le mot du commentateur : caractère runique.
  4. Calmettes, p. 212.
  5. Revue Contemporaine, 15 novembre 1859.
  6. Le poème inachevé, Cozza et Borgia, sera publié le 27 août 1876 dans la République des Lettres.
  7. Arnaud Amauri mourut archevêque de Narbonne en 1225.
  8. Ce mot n’est pas dans le récit fait par la Chanson de la Croisade contre les Albigeois, et pourtant l’auteur flétrit le massacre.
  9. Date de l’annonce dans le Journal de la Librairie. Le tome I est réimprimé en 1860.
  10. Deux autres poèmes, moins intéressants, sur la guerre des Albigeois, Les Raisons du Saint Père, la Mort du Moine, seront publiés dans la Revue des Deux-Mondes le 15 octobre 1890 et le 18 décembre 1894. Ils feront partie des Derniers Poèmes.
  11. À l’Italie, 15 avril 1859, Revue Contemporaine ; le Soir d’une bataille (Solférino), 15 janvier 1860, même revue.
  12. La deuxième série de La Légende des Siècles qui met en scène les conflits du Cid et du Roi parut en 1877. L’Accident de don Iñigo est donc antérieur.
  13. Damas Hinard, Romancero général ou Recueil des Chants populaires de l’Espagne, traduction complète, Paris, Charpentier, 1844, t. II, p. 14.
  14. Autres plaintes de Chimène et ce que le Roi lui répond. — Chimène vient de nouveau porter plainte au Roi. Damas Hinard, t. II, p. 23, p. 20.
  15. Comment Diègue Laynez se rendit à Burgos accompagné de ses gentilshommes et comment le Cid refusa de baiser la main du roi.
  16. P. Allemant, Leconte de Lisle, dans le Correspondant, 1887, tome CX de la Nouvelle Série.