Les Poèmes barbares de Leconte de Lisle/06

Société Française d’Éditions Littéraires et Techniques (p. 81-93).


VI

COSMOGONIES ET HÉROÏSMES BARBARES
DES PEUPLES PRIMITIFS


Un premier dieu barbare était entré en 1854 dans la poésie de Leconte de Lisle : le Runoïa, dieu de la Finlande. D’autres le suivirent en 1858 : les trois Nornes Scandinaves et Tasora, dieu de Tahiti[1]. Ce qui lui avait plu chez le Runoïa, c’était que, voyant arriver le fils de Marie en Finlande, le dieu du pays avait demandé qu’on écrasât la tête de l’intrus. Ce qui lui plut sans doute dans les légendes des Nornes et de Taaora, ce fut d’y trouver des croyances qui n’étaient point celles de la Bible.

Qu’est-ce qui lui avait révélé l’existence de Taaora ? Probablement Alfred Maury, dont l’Histoire des religions de la Grèce fut lue avec attention par Louis Ménard et ses amis. Or, Maury signalait l’intérêt de la cosmogonie polynésienne[2], et renvoyait ses lecteurs au livre de Mœrenhout : Voyages aux îles du grand Océan, Paris, 1837.

Mœrenhout, consul des États-Unis aux îles océaniennes, avait appris que dans l’île de Raïatéa un vieux prêtre conservait la tradition de sa race. L’indigène consentit à déclamer devant lui, fragments par fragments, les chants où s’exprimait sa foi[3]. De sa bouche ils ont passé, fidèlement traduits, dans le livre de Mœrenhout, et de celui-ci, présentés avec plus d’ordre, mais à peine altérés, dans le poème de Leconte de Lisle.

Les obscurités ne manquent pas dans ces chants cosmogoniques, ni les contradictions. Mais cette croyance pourtant s’en dégage : c’est que Dieu n’est pas distinct de l’univers.


Il était : Taaora était son nom ; il se tenait dans le vide. Point de terre, point de ciel, point d’hommes. Taaora appelle ; mais rien ne lui répond ; et seul existant, il se changea en l’univers. Les pivots sont Taaora ; les rochers sont Taaora ; les sables sont Taaora… Taaora est la clarté ; il est le germe ; il est la base.


Taaora est l’être unique. Il existait avant l’univers actuel. Mais cet univers n’est encore que Taaora. La matière, c’est lui. Il est aussi la lumière qui a mis la matière en mouvement.

Leconte de Lisle a ainsi la satisfaction d’opposer à la genèse biblique la genèse polynésienne, non moins ancienne, pense-t-il sans doute, ni, à ses yeux, moins vénérable. Celle-là croit qu’un Dieu tout-puissant a tout créé de rien, et celle-ci croit que le seul dieu est la nature immortelle, être unique, quelles que soient les transformations de l’être. Et le poète songe avec plaisir que ce panthéisme de l’Océanie étant apparenté de près à celui de l’Inde, de plus loin aux conceptions de la Grèce, une tradition, étendue dans l’espace et dans le temps, donne de l’autorité aux religions de la nature.

On n’a point à chercher qui l’intéressa à la cosmogonie scandinave. Ce qui peut surprendre, c’est qu’elle ne soit pas entrée plus tôt dans sa poésie : car de toutes parts lui venaient les encouragements à s’en inspirer, À l’envi, Bergmann, Ampère, Ozanam, Xavier Marmier lui disaient le caractère grandiose et tragique de l’Edda et particulièrement de la Voluspa, chant de la devineresse[4].

Résolument, Leconte de Lisle désencombre la cosmogonie scandinave de ce qui l’obscurcit, et l’embarrasse. Il conserve très peu de noms. Il ne retient que l’essentiel, et l’essentiel, c’est ce qui fait apparaître au fond de la légende des conceptions chères au poète.


Avant toutes choses, et après elles, il y a le destin, qui régit l’homme et même les dieux.

Il fut un temps très long pendant lequel rien n’était encore que l’abîme original où les germes nageaient. Puis, naquirent le sombre Ymer et ses fils, les Géants. Ils méditaient d’entraver l’éclosion des dieux. Mais déjà était née la vache céleste. Elle éveilla et nourrit le roi des Ases, qui dormait. Ayant bu la vie immortelle aux mamelles sacrées, il engendra les purificateurs du chaos ; ils massacrèrent Ymer et de ses membres firent l’univers.

Aujourd’hui, c’est le règne pacifique et heureux des Ases. Échappé au naufrage des siens, Loki, dernier fils d’Ymer, est enchaîné dans les antres. Impuissants sont aussi le Serpent, et le Loup Fenris, et le noir Surtur. Le meilleur des dieux, le bon Balder est né.

Il est né. Mais rien n’est éternel, rien n’est immuable. Le monde jailli du gouffre y rentrera. Loki, le Serpent, le Loup, Surtur se rueront au jour. La Terre s’enfoncera dans le noir Océan.


Pour peu qu’ils soient familiers avec les livres de Ménard et des mythologues de ce temps-là, les lecteurs ont vite compris quelle histoire du globe Leconte de Lisle retrouve dans cette cosmogonie.

Ymer et ses fils symbolisent pour lui ce monde cahotique et formidable, fait de volcans et de glaces, qui précéda le nôtre et du débris duquel le nôtre est né en effet. Il symbolise en même temps sans doute les barbaries des premiers habitants de la terre.

Le monde actuel, physique et moral, naquit par le développement des puissances bienfaisantes, représentées par les Ases, et qui surent se nourrir au lait de la nature. Mais si les puissances mauvaises, que les Scandinaves ont symbolisées dans des animaux horribles, sont enchaînées, elles se réveilleront, et la Terre mourra, bien qu’elle ait produit Balder, le meilleur des dieux, qui symbolise le progrès des sciences et de la morale.

La Voluspa prédit une résurrection que Leconte de Lisle a cru devoir supprimer. Ce qu’il a retenu du vieux poème, ce qu’il en a dégagé, c’est une histoire de la terre et de l’humanité, où, au fond de légendes bizarres, apparaissent des conceptions qui lui semblent s’accorder avec les siennes. La genèse scandinave, comme la genèse polynésienne, lui plaît de contenir en germes la genèse du monde telle que lui-même l’imagine avec d’autres penseurs de son temps.

L’Épée d’Angantyr fut publiée le 1er février 1861 dans la Revue Européenne, près de trois ans après la Légende des Nornes, Le poète ne se pressait donc pas de s’abreuver aux sources scandinaves dont cependant on lui vantait le caractère tragique et pittoresque. Il y trouvait sans doute trop d’obscurités et de complications.

Même le Chant d’Hervor ne paraît pas l’avoir tout de suite intéressé.

Près de la tombe où Angantyr doit son dernier sommeil, Hervor sa fille hurle pour l’éveiller. Elle réclame la forte épée du brave, l’épée forgée par les Nains. Il nie d’abord que l’épée soit dans son tombeau ; puis, il refuse de la céder : s’il s’en dessaisit, elle détruira toute la race d’Hervor et il dit comment. Mais Hervor réclame son héritage : l’épée du père appartient à l’unique enfant ; tant qu’elle ne l’aura pas, elle troublera le repos des morts. Il cède enfin, mais il répète sa prédiction, et Hervor renouvelle son dédain pour tout ce qui se fera après elle.

Tel qu’il est fait par le poète scandinave, le dialogue entre l’héroïne et son père nous paraît à nous alourdi par trop d’allusions à des légendes que nous ne connaissons pas, à des croyances où nous avons peine à entrer.

Leconte de Lisle n’a jugé l’histoire digne d’intérêt que lorsqu’il a vu qu’il pouvait la rendre de purement scandinave un peu française.

Il suppose qu’Angantyr est mort sans vengeance. C’est pour châtier les meurtriers de son père qu’Hervor réclame l’épée forgée par les Nains. En vain le père objecte-t-il que le fer est pour les hommes, la quenouille pour les femmes ; ce n’est là qu’une épreuve : car lorsque la jeune fille se révolte contre l’injure, le vieux brave reconnaît avec orgueil en elle la fille des héros. Il donne donc l’épée en disant ; Va, cours, vole, venge-nous et meurs en brave.

Ainsi modifiée l’histoire nous agrée, car elle nous est familière ; sous des noms nouveaux nom avons reconnu des héros populaires chez nous : Don Diègue et Rodrigue.

Mais les noms sont nordiques ; le décor aussi ; les gestes et le langage quelquefois.

Le tombeau d’Angantyr se dresse

Au faîte du cap noir sous qui la mer s’enfonce.

Les enfants du brave roulent, nus et sanglants,

Dans l’onde où les poissons déchirent leurs reins blancs.

Hervor hurle comme une louve maigre. Elle jure par Fenris. Elle souhaite que le loup sauvage arrache du tombeau et broie les os du père insensible à la vengeance. L’épée enfin conquise, elle bondit les cheveux au vent et disparaît dans la nuit.

Les allusions à des histoires obscures pour nous ont disparu. Mais tout ce que le mot « scandinave », pour un lecteur français de 1861, représente de sauvagerie pittoresque, Leconte de Lisle l’a su mettre autour de ses héros ou dans leur bouche. — Et l’association de tous les éléments dont se compose le poème est heureusement réussie : ce qui en explique le succès.

Le Cœur de Hiatmar eut plus de succès encore. Ce fut longtemps un des poèmes les plus populaires de Leconte de Lisle. C’était, avec les Elfes, celui qu’on entendait le plus souvent réciter. Il semblait que toute la poésie nordique eût été condensée là.

Le poème parut dans le Parnasse de 1866. Il est donc postérieur d’environ cinq ans à l’Épée d’Angantir qu’il suit dans les Poèmes Barbares de 1871.

Ainsi, quand il avait refait dans l’Épée d’Angantir le Chant d’Hervor, Leconte de Lisle avait négligé le Chant de mort de Hialmar, qui dans le recueil des Chants populaires du Nord par Xavier Marmier suit le Chant d’Hervor.

Évidemment, il l’avait trouvé trop terne pour un chant scandinave.

Hialmar vient d’être frappé. Œrvarod, son compagnon d’armes, l’interroge et le plaint. Mais le guerrier sent qu’il va mourir ; il songe avec mélancolie à ses amis qui boiront désormais la bière sans lui, à sa jeune fiancée qu’il ne reverra pas ; il lui fait envoyer un dernier souvenir :


À Upsal, dans la demeure de Josur, bien des jarls boivent joyeusement la bière, bien des jarls échangent de vives paroles ; moi, je suis dans cette île, frappé par la pointe du glaive,

La blanche fille de Hilmer m’a suivi à Aguafik, au delà des écueils ; ses paroles se vérifient, elle me disait que je ne retournerais jamais près d’elle.

Tire de mon doigt cet anneau d’or rouge, porte-le à ma jeune Ingeborg, il lui rappellera qu’elle ne doit jamais me revoir.

À l’est s’élève le corbeau de la bruyère ; après le corbeau arrive l’aigle, plus grand encore. Je serai la pâture de l’aigle qui viendra boire le sang de mon cœur.


La perspective de désaltérer les aigles ne paraît pas réjouir tellement l’infortuné Hialmar. Son chant ne respire pas la satisfaction d’avoir eu une vie de bravoure et d’avoir mérité ainsi de s’asseoir auprès des dieux.

Ces sentiments, Leconte de Lisle les trouvait dans le Chant de Regnar Lodbrock[5]. Ce héros, quand il meurt, rappelle joyeusement les cinquante et un combats qu’il a livrés et il se délecte à revoir par le souvenir le sang qui rougit les fleuves, qui arrose les armures, qui jaillit des blessures, les copieux festins préparés par les loups.


Nous avons frappé avec le glaive… Le loup eut de quoi manger après le carnage. Le sang tombait dans la mer enflée, les combattants mouraient.

Nous avons frappé avec le glaive… Le sang des chaudes blessures rougit le fleuve entier. Le fer gémit sur les armures, la hache brisa les boucliers.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous avons frappé avec le glaive… La lueur mortelle de l’épée pénétra à travers les casques rougis par le sang. Le sang tombait des plaies de la nuque, et inondait les épaules. Nous avons frappé avec le glaive… Le rivage était couvert de cadavres. L’acier donna de quoi manger aux loups…


Regnar meurt donc satisfait, conscient de sa bravoure. D’ailleurs, il a fait son temps. Et puis il s’en ira boire chez les dieux qui aiment le courage.


Nous avons frappé avec le glaive. Cinquante et une fois j’ai livré de grands combats. Dès ma jeunesse, j’ai rougi de sang les flèches. Je ne croyais pas qu’il y eût plus valeureux homme que moi. Les Ases peuvent m’appeler. Je ne regrette pas la vie.

À présent, je désire mourir. Les messagères envoyées par Odin viennent m’inviter à entrer dans ses salles. Joyeux, j’irai boire la bière avec les Ases, assis sur des sièges élevés. Les heures de la vie sont écoulées. Je meurs avec joie.


Leconte de Lisle prêtera sans scrupule à son Hialmar les sentiments de Regnar.

Pourtant il ne conçut certainement son poème que le jour où il put confondre avec Hialmar, non pas seulement Regnar, autre Scandinave, mais Durandart, un Français celui-ci, un des glorieux vaincus de Roncevaux, dont Lope de Vega a mis ainsi la mort en scène.

Durandart

Voici mes dernières volontés. Quand je ne serai plus, retirez mon cœur de ma poitrine et le portez à Belerme. Il lui a appartenu tout entier durant ma vie, il est bien juste qu’elle le possède après ma mort…

Montesinos.

Cœur du soldat le plus vaillant qui en France ait ceint l’épée, il est bien juste que je vous détache, pour que, de retour à Paris, je vous présente à celle que vous avez tant aimée. (Il lui arrache le cœur avec sa dague.) Viens, triste et vaillant objet, chéri de la plus loyale des femmes, tu donnes aujourd’hui une marque sans égale d’amour. Et toi, cadavre, maintenant privé de cœur, ce jour malheureux nous met sur la même ligne, toi comme amant loyal, moi comme ami fidèle[6].


Disons avec Voltaire :

Des chevaliers Français, tel est le caractère.

Seulement, pour rendre scandinave ce don si français d’un cœur, Leconte de Lisle a changé l’exécuteur testamentaire. Il a enlevé au guerrier mourant tous ses compagnons. Parmi tant de joyeux et robustes garçons qui ce matin chantaient comme des merles, pas un ne répond à l’appel d’Hialmar, pas un ne bouge. Alors, il s’adresse au corbeau :


Viens par ici, Corbeau, mon brave mangeur d’hommes !
Ouvre-moi la poitrine avec ton bec de fer.
Tu nous retrouveras demain tels que nous sommes.
Porte mon cœur tout chaud à la fille d’Ylmer…

Et la fille d’Ylmer, Corbeau, te sourira.


Croit-il vraiment que le corbeau va exécuter cette mission ? S’il ne le croit pas, il ne profère que de vaines paroles. S’il le croit, à quoi n’expose-t-il pas son cœur ?

Mais il n’y a pas de doute : ce fut ce testament confié au mangeur d’hommes qui fit surtout le succès du poème : car tout le monde reconnut aussitôt que l’idée de faire porter un cœur à une fiancée par le bec d’un corbeau était une idée extrêmement scandinave.

Elle était tout simplement conforme à la conception que les auteurs et les lecteurs du Parnasse se faisaient d’un héros barbare. Cette conception, c’était le romantisme qui l’avait créée ; mais Leconte de Lisle l’avait développée par son recueil des Poésies Barbares de 1862. Il la précisait encore.

Et le Cœur de Hialmar plaisait d’autant plus qu’il était, même en dehors de l’appel au corbeau, plein d’éléments chers au goût français de ce temps-là. Attitude sculpturale des morts ; combinaison pittoresque du sang rouge, de la neige blanche, du corbeau noir ; concert de merles dans les buissons, hurlement de la mer et des loups, heurt des cruches d’or et chants des buveurs ; héros brave, amoureux, joyeux et fataliste ; un langage émaillé de comparaisons prises à la nature : tout cela, c’est bien un peu, beaucoup même si l’on veut, de la poésie scandinave ; mais comme c’est bien davantage du romantisme de 1866 !



  1. La légende des Nornes parut le 15 mai dans la Revue Contemporaine : Genèse polynésienne le 28 août dans Poésies Nouvelles.
  2. Maury, Histoire des Religions de la Grèce antique, Paris, de Lestrange, tome 1, 1857, p. 171, note 3 et p. 92, note 2.
  3. Mœrenhout, t. I, p. 419-433.
  4. Ampère, Littérature et voyages, Allemagne et Scandinavie, Paris, Poulin, 1833. Bergmann, Poèmes tirés de l’Edda de Saemund, publiés avec une traduction et un commentaire, Paris, Strasbourg, 1838. Ozanam, Les Germains avant le christianisme, Paris, Lecoffre, 1847. X. Marmier, Lettre sur l’Islande, Paris, 1837 ; Chants populaires du Nord, Paris, 1842.

    C’est la traduction de Bergmann qui a dû lui servir le plus. Et je remarque ceci : le 6 mars 1858, Bergmann publie les Chants de Sôl, et Leconte de Lisle en tire bientôt la Vision de Snorr (31 octobre 1858). Or La Légende des Nornes paraît le 15 mai. Dès lors, je crois qu’on peut faire cette hypothèse : les Chants de Sôl ayant attiré vers mars 1858 l’attention de Leconte de Lille sur les ouvrages de Bergmann, il lut, ou relut, la traduction que celui-ci avait donnée de la Voluspa en 1838, et c’est après cette lecture qu’il conçut la Légende des Nornes. J’ai déjà constaté que souvent un de ses poèmes est suscité par la lecture d’un livre nouveau.

  5. Marmier, p. 51.
  6. Le mariage dans la mort. Œuvres dramatiques de Lope de Véga, traduction de M. Eugène Baret, t.1, p. 313. — Le traducteur met en note : « Cette scène est tirée d’une des pièces les plus célèbres du Romancero. Voyez le parti qu’en a tiré Cervantès dans le récit de la caverne de Montesinos (Don Quichotte, 2e partie, ch. XXI).