Les Plateaux de la balance/Les Ténèbres et la Foule

Texte établi par Perrin et CiePerrin et C.ie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 15-25).


LES TÉNÈBRES ET LA FOULE



Nous avons étudié l’action de la lumière sur la foule humaine.

Étudions aujourd’hui celle des ténèbres.

L’erreur est une négation qui, en général, se présente d’abord sous la forme d’une affirmation.

Chaque siècle a son erreur.

Comme il s’agit de venir au secours du dix-neuvième, c’est l’erreur du dix-neuvième siècle que nous allons regarder en face.

Jusqu’ici les siècles ont épelé l’alphabet du mensonge ; l’un d’eux niait une vérité, le siècle suivant niait l’autre ; on décomposait, on niait. L’histoire niait en détail ; elle n’osait pas nier en bloc.

Un homme niait une vérité d’un air savant ; il avait des disciples. Ses disciples eux-mêmes avaient, non pas pour disciples, mais pour suivants, ceux qui avaient le goût de la révolte : le maître commençait, en général, par leur promettre à tous l’affranchissement de la pensée, continuait en leur imposant, toutes ses fantaisies personnelles, et finissait en les maudissant, à cause de leur désobéissance.

Mais l’impulsion de mort était donnée : quand la guerre s’élevait entre le maître et les disciples, l’esprit d’erreur avait fait son œuvre.

Alors, l’Église faisait resplendir la vérité d’un éclat plus lumineux, sur le point qu’on venait d’attaquer. L’affirmation et la négation se regardaient en face, et chacune d’elles entraînait ses amis. Notre poids, c’est notre amour ; chaque homme pesait là où il aimait.

Mais voici le siècle radical. Il ne discute plus tel ou tel dogme. Dans sa partie satanique, le dix-neuvième siècle nie tout. Il nie en bloc. Il nie absolument. Il fait ce que n’avaient pas fait ses pères.

Il s’attaque à l’Être. Il lance au front de Dieu le Non absolu, que les lèvres humaines tremblaient jadis de prononcer.

Et, comme il est docteur, ce dix-neuvième siècle, il dit à Jéhovah :

« Je suis ton créateur. Tu es l’enfant de ma pensée. Tu n’as d’être que ce que je veux bien t’en donner. Quand je te pense, tu existes un peu. Si je ne te pensais pas, tu n’existerais pas. Dans la prochaine leçon, Messieurs, nous créerons Dieu.

« Son essence dépend de la conception que j’ai de lui. »

Donc, le dix-neuvième siècle monte sur la montagne, et dit à celui qui parla à Moïse, au milieu du tonnerre et des éclairs :

« Moi, l’homme, je suis Celui qui suis ; et toi, Dieu, tu es celui qui n’es pas. »

Un homme s’est rencontré, comme parlait Bossuet. Il fut donné à celui-ci de tromper les intelligences, et de se prévaloir contre les lois mêmes de la pensée.

L’intelligence, qui se sert d’elle-même pour nier le vrai, se tourne contre Dieu. Mais il semble que Hegel soit l’exemple et le type du retournement. Placé en face, du problème, il ne l’a évité, ni amoindri ; il l’a retourné. Il a fait directement le contraire de l’œuvre. Il a condensé les ténèbres.

Hegel est le prince de ce siècle. Depuis qu’il a parlé, tous les ennemis de la lumière répètent sa parole, chacun à sa manière. C’est lui qui a informé la négation actuelle du monde.

Or croyez-vous que Hegel, pour avoir entraîné le siècle, ait parlé un langage populaire ?

Le contraire est arrivé Hegel a parlé une langue métaphysique, une langue hérissée, inflexible, barbare, illisible pour les Français.

Si j’essayais de vous faire connaître sa théorie de l’essence et de la limite, sa théorie de l’équation, sa théorie de l’identité, vous tourneriez probablement la page de ce livre, afin de rentrer dans le domaine de la parole ordinaire, et vous diriez :

« L’homme qui s’est trompé d’une façon si obscure, si étrange, si ennuyeuse pour la public, n’a dû tromper personne. L’homme qui songe si peu en écrivant, au plaisir de son lecteur, a dû rester seul dans son nuage, isolé dans son erreur inaccessible. »

Le contraire est arrivé. Si Hegel eût parlé un langage populaire, son navire eût échoué contre le bon sens.

Il y a deux armes contre Hegel : le gros bon sens, et la lumière supérieure.

S’il eût parlé le langage vulgaire, il se fût heurté contre le bon sens.

S’adressant à quelques penseurs égarés, il ne s’est heurté en eux, ni contre le bon sens qu’ils trouvaient indigne d’eux, ni contre la lumière supérieure dont ils étaient privés. Ses disciples l’ont présenté à l’Europe traduit et déguisé. Dans leur traduction, ils ont évité les formules qui auraient trop évidemment choqué le bon sens. Prenant les précautions que leur maître aurait dédaignées, ils ont inoculé Hegel à l’Europe inattentive.

Pour entraîner le monde, il ne suffit pas de parler à ceux qui écoutent. Il faut parler à ceux qui parlent. Il faut se faire un public d’écrivains. Il faut être le maître des maîtres

Avoir beaucoup de lecteurs, cela n’est rien. C’est l’ambition vulgaire des esprits sans portée. Avoir des disciples, c’est être une puissance. L’homme qui a des disciples agit, en bien ou en mal, sur le monde, parce que les doctrines sont puissantes.

Un homme qui a déposé profondément une doctrine, vraie ou fausse, dans la tête d’un autre homme, a fait beaucoup de bien ou beaucoup de mal à l’humanité : ce germe grandira à travers l’histoire, et sera donné en spectacle au monde, pour sa joie ou pour son malheur.

Quittons le terrain de la science égarée : abordons celui du bavardage, du bavardage creux et vain. Nous allons entendre partout les échos de la voix d’Hegel.

Les petits hommes dont je parle ici connaissent peu celui dont ils sont indirectement à la troisième ou quatrième génération, les disciples. Ils l’ont dépouillé de sa sévérité, des aspérités de son langage. Ils l’ont dépouillé le son audace. Ils donnent à l’Allemand Hegel leur taille, leur habit et leur cravate blanche. Ils le promènent, pour sa punition, dans leurs salons, dans leurs salons où l’on bavarde, oui, vraiment, dans leurs salons !!! Esprit d’erreur et de ruine, ô menteur, qui as tenté Hegel, que tu dois être humilié ! Si Hegel entrait, vers dix heures du soir, dans beaucoup de salons, à Paris, il entendrait l’écho travesti, l’écho devenu ridicule de sa formule terrible. Il sentirait peut-être que sa pièce d’or était fausse, s’il en voyait la monnaie. Il entendrait des causeurs, hommes du monde, qui se trouvent graves, parler philosophie. Ils ne proclameraient pas comme lui, en propres termes, l’identité de l’Être et du néant. Mais ils diraient, d’un air mesuré, sérieux, convenable, poli, et même bienveillant, que tout, ou, si l’on veut, à peu près tout, est également vrai : que le christianisme est parfois sublime, le rationalisme aussi, et le panthéisme également ; que la Foi est bien respectable, mais que le doute est bien respectable de son côté ; que l’Église est une admirable institution, qui a beaucoup fait pour le bonheur du genre humain, mais que Luther mérite bien notre reconnaissance.

Ils diraient que sans doute la figure du Christ est une admirable figure historique, que l’esprit de Dieu a, si l’on veut, parlé par sa bouche, mais que l’humanité sort de tutelle et que voici l’émancipation de la raison humaine, l’âge viril de l’homme.

Ce qui veut dire :

« L’esprit de Dieu pouvait avoir autrefois ses avantages ; car, tout bien considéré, Dieu, si l’on veut, a du bon. Mais cet esprit n’est tout au plus capable que de diriger des enfants à la mamelle. Maintenant que nous sommes grands, il nous faut l’erreur, le mensonge. À quoi me servirait ma dignité d’homme, sinon à me précipiter fièrement, la tête la première, dans un abîme ? »

Ou bien encore :

« La vérité a son mérite. Je ne le nie pas précisément. Ce serait peut-être aller un peu loin que de le nier. Mais pourquoi ne pas la mélanger d’une certaine dose d’erreur qui la compléterait agréablement ? Peut-être que la négation délicatement combinée avec l’affirmation enlèverait à cette dernière ce qu’elle a d’un peu étroit, si j’ose le dire. »

Veulent-ils deux Églises, l’une pour affirmer Dieu, l’autre pour le nier ? Si vous leur posez la question en théorie, ils répondront : pas précisément.

Mais si vous la leur posez en pratique, ils répondront pratiquement : si l’on veut.

Vous croyez peut-être que j’exagère, je traduis seulement.

Ce qu’il a de hideux, c’est qu’au lieu d’apporter le ridicule à ceux qui l’exploitent, ce non-sens, proposé par eux à petite dose et d’un air froid, leur donne une réputation l’homme sage et modéré.

Celui qui répondrait carrément oui et non à toutes les questions qu’on lui poserait, passerait à bon droit pour un fou. Mais celui qui, après avoir à peu près dit oui, dit ensuite à peu près non, et nie avec prudence ce qu’il vient d’affirmer avec réserve, celui-là passe pour un homme sage.

Contredisez vos paroles, brusquement et précipitamment, sans dissimuler vos contradictions, vous passez pour un fou.

Contredisez vos paroles d’un air mesuré, lentement, gravement, posément, et dissimulez vos contradictions derrière quelques si l’on veut, vous passez pour un sage.

Il semble voir une académie de médecine qui féliciterait le choléra d’avoir affranchi l’homme de la santé et d’avoir complété, par une diversion, son état physiologique.

Croire que la vérité a besoin d’être complétée par son contraire ;

Croire que l’erreur, légitime comme la vérité, est son complément légitime et a les mêmes droits sur l’esprit humain :

Voilà le non-sens radical, fondamental, sur lequel nous vivons.

Ce non-sens formulé métaphysiquement d’abord, fleurit ensuite, à la faveur de phrases banales, polies, vagues ; il se glisse sous des si l’on veut.

Il ne se formule pas précisément, mais il s’insinue par les fentes des murailles, si j’ose le dire.

Affirmer à la fois le oui et le non d’un air étourdi, cela s’appelle de la folie ; les affirmer à la fois d’un air profond, cela s’appelle de la science.

Les affirmer à la fois d’un air libre, cela s’appelle l’esprit moderne.

Mais, dans ce dernier cas, il faut beaucoup de précautions, beaucoup de peut-être et de si l’on veut.

Il faut être poli avec le oui, poli avec le non, bienveillant envers la vérité, courtois avec l’erreur, indifférent à tout et à tous, pour jouer ce rôle de Philinte, rôle odieux, ridicule, mais commode, quand on parle à des gens une langue qu’ils ne savent pas.

Or le public ne sait pas la philosophie ; cette circonstance donne à plusieurs l’aplomb qu’il faut pour décliner bonus, bona, bonum, en face de ceux qui ne savent pas le latin.

Un père ne choisirait pas, pour faire l’éducation géométrique de son fils, un professeur qui ouvrirait ainsi sa première leçon :

« Deux angles droits sont égaux et inégaux entre eux. »

Mais le même père choisira peut-être, pour faire l’éducation morale de ce même fils, un professeur qui dira :

« Le catholicisme est une excellente institution, et le protestantisme aussi. »

On dirait que nous voulons améliorer l’Être, en le mélangeant avec le néant, et corriger, par la largeur de l’esprit moderne, l’étroitesse antique de l’Infini.

Voici une autre contagion, ou une autre face de la contagion, que je recommande à l’attention des penseurs :

L’orgueil et l’absurde sont deux mots synonymes. L’orgueil est l’absurde dans le cœur.

L’erreur d’Hegel occupe, dans le désordre intellectuel, cette première place qui est celle de l’orgueil dans le désordre moral. L’orgueil dit : le néant, c’est l’Être. Hegel ne parle pas autrement ; Satan non plus. Et la formule de l’orgueil est la formule de l’absurde. M. Blanc de Saint-Bonnet a dit, en parlant de l’homme, cette parole profonde et mémorable :

« Rompant avec Dieu, qui lui demande de conserver l’humilité, de tenir ouvert ce canal du consentement par lequel il reçoit avec mérite l’existence, il brise sa racine dans l’Être rend divinement impossible sa croissance et sa perfection. L’humilité est la plus grande preuve de sens que puisse donner l’Être créé, ce que nous nommerions sa plus haute métaphysique. »

L’humilité est en effet l’affirmation pratique de la doctrine de l’Être ; l’orgueil en est la négation.

Hegel a parlé la parole de l’orgueil et de l’absurde. Il a dit : l’Être et le néant sont identiques. La hardiesse de son crime m’oblige à admirer ce qu’aurait pu faire, dans la direction de la vérité, l’homme qui a été jusqu’au bout dans la direction de l’erreur. Cet œil, allumé pour regarder en face le soleil de Dieu, s’est révolté contre la lumière. Ce terrible infidèle ne s’est pas détourné à demi. Il a regardé en face les ténèbres.

Dans l’ordre intellectuel, ses imitateurs, nous venons de le voir, ont remplacé la contradiction absolue des termes, par la conciliation timide, inavouée, et presque inaperçue, des principes contradictoires.

Or ils ont imité l’orgueil comme ils ont imité l’absurdité hégélienne, c’est-à-dire de loin, et timidement.

L’orgueil, dans ces esprits bourgeois, a pris cette forme qu’on appelle l’amour-propre, la vanité.

Et comme l’orgueil, l’erreur, sont le principe de tout mal, la formule hégélienne lance les ténèbres en tous sens. C’est la parodie du rayonnement.

La philosophie dit à la fois oui et non ; le poète chante à la fois le bien et le mal. Écoutez, au bas de l’échelle, les paroles d’un homme ivre ; écoutez les paroles que le vin fait prononcer : vous trouverez dans l’ivresse, comme dans la folie, la conciliation des contradictions. Seulement, ceux qui s’assimilent l’absurde et l’orgueil, se les assimilent suivant la nature, la portée, le caractère, les habitudes de leur intelligence.

Mais au dix-neuvième siècle, l’effort de l’erreur est le même sur tous les terrains. Elle veut concilier ce qui est inconciliable, et tenter l’accord, au sein de l’absurde.

Plusieurs jouent sur l’herbe glissante, au bord du précipice où gît le cadavre d’Hegel.

Plusieurs ressemblent à Hegel, comme l’homme qui tombe dans un trou ressemble à l’homme qui tombe dans un abîme.

L’esprit d’erreur, en essayant de concilier l’inconciliable, essaye d’obscurcir les questions. Tel se donne pour chrétien, qui voudrait concilier avec le christianisme la négation totale ou partielle de la doctrine chrétienne. De là, la confusion.

Les malentendus de la parole humaine construisent la tour de Babel, et Babel ne sauve personne d’aucune inondation.

Mais, ô langues de feu ! ô joie brûlante du Saint-Esprit ! ouvrons portes et fenêtres ! J’entends un son dans l’air ! Au charivari de Babel, Dieu oppose son harmonie ! Ouvrons portes et fenêtres ! j’entends dans l’air la musique que fait l’Église : ce sont les cloches de la Pentecôte !