Les Plateaux de la balance/L’Envie

Texte établi par Perrin et CiePerrin et C.ie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 153-175).


L’ENVIE



L’Envie est la parodie du Désir, optimi corruptio pessima. Le Désir est ce qu’il y a de plus haut dans l’homme. L’Envie est ce qu’il y a de plus bas. Le Désir, c’est l’aigle ; l’Envie c’est le serpent. Ces deux, ennemis sont en présence : le Désir, à l’heure qu’il est, plane dans les régions hautes ; l’Envie, à l’heure qu’il est, rampe dans les régions basses.

Tous les mondes sont remués : le monde invisible par le Désir, le monde visible par l’Envie. Toute l’histoire du dix-neuvième siècle ressemble à une invitation. La transition est si visible, l’accident si étrange, le mouvement si solennel, que toute âme est entraînée ou en bas, par l’Envie, ou en haut, par le Désir.

L’immobilité, qui semblait possible autrefois, semble impossible aujourd’hui. Il semble que les hommes, habitués autrefois à occuper un certain milieu dans l’espace intellectuel, éprouvent le besoin de se précipiter violemment, en haut ou en bas, à droite ou à gauche.

Jamais, à aucune époque, il n’y eut un tel contraste entre la chose désirée et la chose obtenue, entre l’idéal humain et la réalité humaine. Jamais l’homme n’a tant parlé de gloire ; jamais l’homme n’a tant bu de honte. Jamais l’homme n’a été si plein de lui-même ; jamais il n’a été si vide de bonheur. Jamais l’homme n’a tant célébré l’humanité, tant glorifié sa puissance ; jamais son impuissance n’a plus solennellement éclaté. Les progrès de l’artillerie semblent être une ironie terrible à l’adresse de la vanité humaine. Il est vrai qu’on se tue davantage, mais on ne sait pas mieux guérir ses blessures.

La puissance de l’artillerie et l’impuissance de la médecine sont d’étranges insultes à cette vantardise qui caractérise l’homme moderne. De toutes parts il s’agit de prendre son élan et d’escalader les montagnes. Mais si de la parole on passe à l’action, on ne voit que chute et précipice. Tout ce qui est prétention nous montre le sublime. Tout ce qui est réalité nous montre le hideux surmonté du grotesque. Ce contraste prodigieux, inouï dans les annales de l’homme, ce contraste monstrueux entre les prétentions et les réalités, entre l’espérance et le succès, entre l’idée et le fait, entre le projet et l’événement, entre le plan et le monument, cette aspiration vers les sommets, cette descente vers les abîmes, cette prétention dans la théorie, cette vanité dans la pratique, tout doit entretenir, nourrir, fortifier et exalter chez les âmes hautes, le Désir ; chez les âmes basses, l’Envie.

De frères à frères, d’amis à amis, d’ennemis à ennemis, d’individus à individus, de nations à nations, de siècle à siècle, de classe sociale à classe sociale, de fortune à fortune, de talent à talent, d’intelligence à intelligence, le va-et-vient de l’Envie est une des formes de la respiration du genre humain tombé.

Les révolutions, filles et mères de l’Envie, la couronnent et la produisent, la consacrent et la redoublent. Chose frappante ! l’humilité qui passe généralement pour une vertu purement intérieure, utile seulement vis-à-vis de Dieu et relative à l’autre monde, est devenue une vertu sociale, ou plutôt a déclaré qu’elle l’était depuis le commencement.

Elle s’est révélée comme la loi fraternelle et humaine à laquelle les hommes doivent se soumettre, s’ils ne veulent pas se dévorer.

Dans les époques tranquilles, chacun occupe une place fixée par la situation de sa famille ou, plus rarement, déterminée par ses aptitudes naturelles, toujours déterminée par quelque chose de connu. Dans les époques tourmentées, chacun vise à tout, craint tout, espère tout. Autant il y a d’hommes sur la terre, autant d’aspirants vers les grandeurs suprêmes.

Enfin, dans l’époque absolument tourmentée, dans la nôtre, qui est la tourmente elle-même, la tourmente unique, la tourmente pure et sans mélange, quand le Désir a grandi, quand la puissance a diminué, quand la solidarité humaine mieux sentie et l’espace mieux vaincu font de la terre une seule demeure, autant il y a d’hommes vivants, autant de candidats au trône du monde. Dans les temps calmes, dans les jours d’autrefois, les genres de travaux étaient classés et délimités, chacun faisait sa fonction, sans s’inquiéter du voisin. L’auteur tragique, quand il avait fait sa tragédie, croyait avoir fait son ouvrage et ne songeait pas à gouverner. La sagesse prudente qui lui dictait des vers, et très souvent des vers de collégiens, lui interdisait toute autre fonction. S’il avait les inconvénients de la plaine où l’on marche sans monter, il en avait aussi les avantages. S’il ne rencontrait pas d’aigles, n’allant pas sur la montagne, du moins il ne rencontrait pas d’ours blancs. Maintenant le poète sent que la parole qui ne mène pas à l’action est un jeu.

Un mouvement magnifique en lui-même, mais presque toujours égaré dans sa direction, l’entraîne vers le désir d’entraîner les autres, et le poète veut conduire parce qu’il croit avoir le souffle. Celui qui sait, ou croit savoir, veut être le plus fort ; celui qui sent, veut agir ; celui qui conçoit, veut régir ; celui qui imagine et exprime, veut prévaloir. De là une conception de toutes choses plus haute et plus dangereuse. Qui dira, parmi ces poètes innombrables, quel est celui qui réellement doit conduire les autres ? Chacun croit à sa propre supériorité, personne n’accepte l’arbitrage de personne. La compétition universelle est pour chacun et pour tous un obstacle absolu à l’œuvre de chacun et à l’œuvre de tous. On dirait que le souvenir de David, qui fut poète, prophète et roi, plane sur les poètes. Mais la sainteté manque, et, avec elle, la ressemblance.

De tout ceci résulte un phénomène, qui est inouï dans les annales du monde ; car c’est une société où chacun veut absolument la place de l’autre, et où personne ne fait son ouvrage, parce que le temps et la force s’épuisent dans la lutte stérile de la compétition, au lieu de se dépenser dans la lutte féconde de la production. Or la lutte de la compétition diminue l’homme, parce qu’elle arrête son regard sur lui-même, au lieu de l’étendre sur toutes choses. La lutte de la production grandirait l’homme, parce qu’elle promènerait son regard et sa main loin de sa personne, à travers les lieux où il pourrait se perdre de vue.

Dans une société organisée, chacun ferait son œuvre en elle-même et en union avec l’œuvre des autres, et le plaisir de l’œuvre accomplie grandirait par le plaisir des autres œuvres accomplies. Chaque pierre jouirait de l’édifice, et l’édifice jouirait de chaque pierre. La beauté et la solidité du monument augmenterait la beauté et la solidité de chaque détail. Il y aurait concours, c’est-à-dire harmonie.

Dans une société désorganisée, il y a concours, c’est-à-dire rivalité. Le premier concours augmenterait toutes les forces ; le second les épuise toutes. Le premier concours transformerait toute jouissance générale en une jouissance particulière, et toute jouissance particulière en une jouissance générale. Le second prend la jouissance de l’un et en fait la souffrance de l’autre. Quand on donne à Jean, Jacques croit qu’on lui prend quelque chose. Les hommes, au lieu de se considérer comme les membres d’un même corps, où chacun profite de tous, et tous de chacun, se regardent comme si chacun d’eux constituait une race à part, étrangère et hostile à la race juxtaposée. Cet esprit, qu’on appelle Envie, dans la nomenclature des péchés capitaux, est si subtil qu’il se glisse entre chaque fente. Il est si enveloppant qu’il embrasse le monde. Il est l’habitude des détails et l’habitude de l’ensemble. On dirait que nous sommes nés pour lui, il est si ordinaire qu’il passe inaperçu comme l’Avarice. Tel homme, scrupuleux du reste, travailleur spirituel, plein de conscience et vide de lumière, laisse en paix dans son âme l’Envie et l’Avarice, comme si elles avaient droit de cité.

Regardez d’abord les détails, chaque famille, chaque maison.

L’Envie dévore les frères, avant qu’ils sachent le nom de ce qui les dévore. Quand ils grandissent, l’Envie grandit. Semblable au ver solitaire, elle dévore la nourriture qui était destinée à l’homme. Les conquêtes intellectuelles et morales de l’envieux (car il peut en faire), au lieu d’agrandir son âme, agrandissent son Envie. Si l’Envie parodie le désir, elle parodie aussi l’humilité. L’envieux oublie ses qualités réelles, ses qualités à lui, pour ne penser qu’à celles des autres Il néglige, ruine, perd, sacrifie, méprise les dons qu’il a reçus, les dons qui sont à lui, pour adorer méchamment et pour adorer inutilement les dons des autres, et il les a d’autant moins qu’il affecte plus de les avoir. Plus il court après eux, plus ils fuient rapidement. À force d’être rusé, l’envieux devient rusé contre lui-même, on dirait un homme qui, ayant chez lui des titres de noblesse, allume un brasier pour brûler ceux de ses voisins, et ne brûle que les siens propres.

Regardez les hommes actuels : c’est une guerre si intime qu’on reconnaît avoir affaire à des frères, si profonde qu’on n’a pas besoin de la déclarer. Elle est déclarée spontanément, elle est déclarée d’office, entre tous ceux qui sont là, par cela seul qu’ils existent.

Il est bien entendu que j’admets les exceptions ; il n’y a pas de loi sans exception ; mais les exceptions ne confirment pas seulement la règle, comme on le dit généralement, elles la constatent, la démontrent et la parachèvent. L’exception est le couronnement de la loi, la loi qui n’aurait pas d’exception gênerait l’esprit humain qui refuserait même de la voir. L’exception est le génie de la loi, qui apparaît quand elle se cache. L’exception ressemble à la loi, comme un silence suréminent ressemble à la parole.

Regardez maintenant les classes sociales ; regardez les gouvernants et les gouvernés. Ce sont des lutteurs qui aspirent à prendre ou à garder, envers et contre tout, le pouvoir. Il serait injuste de reprocher aux gouvernants cette attitude. Elle leur est imposée par la nature des choses et par l’humeur querelleuse des gouvernés. L’effort des peuples, qui devrait seconder l’effort de la souveraineté, pour la conquête physique, intellectuelle et morale de toute chose bonne et belle, se tourne contre la souveraineté. Le peuple attaque la souveraineté, qu’elle s’appelle monarchie ou république, non pas seulement quand il est mécontent de ce qu’elle fait, mais par cela seul qu’elle est la souveraineté, c’est-à-dire toujours et partout.

Le fameux : ôte-toi de là, que je m’y mette, est devenu l’histoire du monde et la loi du mouvement. Et quand celui qui voulait prendre la place l’a prise, on commence à lui faire ce qu’il a fait aux autres, et ainsi de suite. L’effort de la souveraineté, qui devrait être libre pour diriger de toute sa puissance la guerre de l’homme contre le mal, pour affermir, pour garantir, pour éclairer sa marche défaillante, cet effort infiniment précieux, infiniment nécessaire, se tourne tout entier vers une lutte à la fois obligatoire et mesquine : garder le pouvoir.

Cette lutte intestine, insensée, fratricide et parricide est également fatale à tous. Elle empêche les grands peuples. Elle empêche les grands hommes d’État. Elle ouvre la porte aux malheurs qui n’attendent qu’elle pour entrer, et qui, d’ailleurs, trouvent les hommes fatigués et désarmés. Ils se sont tant battus entre eux qu’ils n’ont plus de force contre l’ennemi.

L’Envie les a destitués de leur puissance pour les livrer, pieds et poings liés, à celui qui veut les prendre et les manger ; celui-là n’est jamais loin. L’Envie prépare des proies au monstre qui guette et qui cherche. Il cherche qui dévorer, et se demandant quel serviteur envoyer devant lui pour préparer des proies faciles, il envoie, pour perdre les autres, celui dont il s’est servi pour se perdre lui-même. Comment ferai-je bien, se dit-il, pour les renverser ! Et sa mémoire venant au secours de sa malice : Comment ai-je fait, dit-il, pour me renverser moi-même ? La chose est bien simple, je dirai aux autres ce que je me suis dit.

Le projet de devenir comme un Dieu est à tous les degrés de l’échelle qui descend. Il est dans les lieux les plus profonds, les plus cachés, les plus intimes. Il est dans les fanfares et les pompes que le baptême a prises pour ennemies.

(Pompe est un mot bizarre, qu’on lit dans le Catéchisme quand on a douze ans, et qu’on oublie ensuite.)

Il est dans les révolutions domestiques et sociales ; il est dans les abîmes et sur les montagnes de ce monde ; il a pris sa naissance (je parle de sa naissance humaine) dans le jardin des délices qui aurait dû protéger contre lui. Mais il était déjà né ailleurs.

Il était né dans le ciel où volait Lucifer ; et sa première dupe, fidèle au souvenir de son infidélité, n’a pas oublié le procédé de sa ruine. Toutes les occasions lui sont bonnes, dès qu’il s’agit de faire le mal. Celui qui est ainsi tombé sait bien comment l’on tombe.

Il y a des fautes sur lesquelles l’attention de l’homme, dès qu’il a le sens moral, s’éveille facilement. Il y en a d’autres qui endorment le regard et échappent à son action. Ce phénomène peut être constaté, disions-nous, à propos de l’Avarice et de l’Envie. On pourrait le constater encore vis-à-vis de l’ingratitude et de l’injustice.

Les fautes qui blessent certaines vertus, la mansuétude par exemple, tombent tellement sous le regard, que très souvent le regard les exagère et même croit les voir là où elles ne sont pas.

Quelquefois les colères saintes scandalisent les âmes faibles.

Ce scandale montre de quelle manière et à quel point, avec quelle exigence et avec quelle intelligence les moralistes sont préoccupés de la mansuétude. Il y a des choses qui éveillent chez l’homme, non pas seulement la conscience, mais le scrupule.

Mais, disais-je, il y en a d’autres (l’avarice, l’envie, l’injustice, l’ingratitude), qui prennent droit de cité dans l’âme, sans tomber même sous le coup de la loi des suspects. Pourquoi cette impunité humaine ? Pourquoi cet aveuglement qui fait contraste avec une attention et une pénétration quelquefois exagérée et trompée par son propre excès ?

Cette question porte loin, et je ne sais combien d’abîmes il faudrait franchir et combien de montagnes il faudrait escalader pour la trancher parfaitement.

Mais voici quelques observations qui se présentent d’elles-mêmes.

D’abord les fautes secrètes pour celui qui les commet ont un caractère commun ; elles dénotent généralement une âme basse. Les fautes ardentes sont quelquefois les égarements d’une grande nature. Il n’y a presque pas de grandes natures qui ne soient portées fortement à la colère. C’est pourquoi ce penchant s’avoue. C’est peut-être aussi une des raisons pour lesquelles il se voit. L’homme veut bien dire :

Je suis prompt à la fureur et, si je ne me domptais, je serais redoutable. Heureusement pour vous, ma volonté est encore plus grande que mon indignation ; je suis assez maître de moi pour vous épargner.

L’homme veut bien dire que l’amour et la haine peuvent l’entraîner, et qu’il a besoin de toute sa force pour triompher de ces entraînements. Car le torrent qu’il avoue est un torrent qui quelquefois tombe de haut. Mais l’homme ne dit jamais, ou presque jamais :

Je suis envieux.

L’Envie atteste tellement l’infériorité qu’elle recule devant l’aveu d’elle-même. L’infériorité que l’Envie atteste n’est pas seulement une faute ; elle est une infériorité de nature. L’Envie est le crime de celui qui est au-dessous et qui regarde au-dessus avec l’œil d’un assassin. Or l’homme avoue bien plus facilement les bassesses de sa volonté que les bassesses de sa nature. Il veut bien avoir péché en bas. L’envie, dit Bossuet, est l’effort d’un orgueil faible ; ce qui arrête l’aveu sur les lèvres de l’homme, c’est ce dernier mot. L’homme veut bien proclamer son orgueil, quelquefois même cette proclamation le chatouille agréablement. Mais il ne veut pas proclamer que cet orgueil est faible, et que le terrain inférieur sur lequel il rampe lui mérite le nom d’Envie.

Et comme l’homme ne peut guère garder parfaitement un secret, il est porté à ne pas s’avouer à lui-même ce qu’il est décidé à ne pas avouer aux autres.

Qui oserait dire, même à un ami intime : Je suis un ingrat !

Cet aveu ressemblerait à une flétrissure. Il n’indiquerait pas seulement un accident de la volonté, mais une habitude, une manière d’être, une certaine chose qu’on ne dit ni à soi-même ni aux autres.

Tous les vices qui peuvent rendre un homme célèbre s’avouent facilement ; car ils sont la corruption d’une grandeur quelconque.

Tous les vices qui par leur nature vivent dans l’obscurité se nient.

On les nie à soi-même et aux autres. Le mépris va vers la bassesse, et c’est la bassesse et non la culpabilité que l’homme refuse de voir en lui.

Les grandes passions, fussent-elles criminelles, lui plaisent tant, qu’il se chargerait quelquefois volontiers de leurs conséquences criminelles, aux yeux des autres hommes, en fût-il innocent.

Les passions petites et basses lui déplaisent tant, qu’il refuse de les voir, dussent-elles lui crever les yeux.

Il faut indiquer en passant une vertu particulière de la confession sacramentelle : elle donne à l’homme qui parle la force d’avouer ce qui ne s’avoue pas, et à l’homme qui écoute la force de ne pas mépriser celui qui s’avoue méprisable. Les choses de la nature humaine sont ici dominées par d’autres choses plus fortes, et en vertu de celles-ci, l’impossible devient possible. Ceux qui rejettent la confession sacramentelle la remplacent assez souvent, surtout en ce siècle, par des confessions humaines et publiques qui s’étalent au ciel avec une pompe insolente. Mais la grâce spéciale de la confession sacramentelle est remplacée ici par un certain dégoût de soi-même et des autres, par un mépris vaniteux, par une vanité méprisante et par une honte d’un genre à part. On dirait que cette confession sans repentir, faite loin de Dieu et de l’âme, au lieu d’effacer les fautes, les consacre ; elles étaient écrites sur le sable ; elles sont écrites sur le marbre.

Les sentiments que j’appelle inconscients et parmi lesquels l’Envie accepte une place éminente, doivent peut-être aussi leur inconscience à leur profondeur et à leur tranquillité apparente. Les passions qu’on avoue, ou plutôt qu’on étale, font du bruit, et l’homme aime le bruit.

Les passions qui peuvent conduire soit au trône, soit à l’échafaud, ont des retentissements extérieurs et publics qui flattent le triomphateur, si triomphe il y a, qui flattent la victime, si le coup n’a pas réussi.

Les passions qui sont ou qui veulent être les excès d’une grande nature, avide d’expansion, d’amour ou de vengeance, se traduisent par des actes extérieurs. Par là il leur est impossible d’échapper aux regards de celui qui les éprouve ou de ceux qui les contemplent. Ici l’homme est forcé de s’avouer son acte intérieur, dont l’acte extérieur fait foi. Il veut bien aussi l’avouer aux autres, parce que son acte extérieur révèle une force interne et appelle la publicité. La publicité ! voilà le mot de tout en ce siècle ! voilà le secret ! La publicité est le grand désir de l’homme moderne ! Erostrate a devancé ses contemporains quand il a brûlé un temple, et Alcibiade quand il a coupé la queue de son chien ! Il est vrai qu’Athènes était déjà Paris. Quoi qu’il en soit, la publicité, qui est le contraire de la confession sacramentelle, la remplace pour l’homme moderne. On dirait qu’à ses yeux la publicité efface les fautes qu’elle livre à la connaissance de tous. Tropmann a peut-être eu dans sa prison, grâce aux journaux, des transports d’orgueil. Il a certainement méprisé les assassins moins heureux qui n’attiraient pas les yeux de Paris. La publicité est une parodie de l’aveu. Elle donne la publicité au crime qu’elle raconte. Autour de la tête qui devra être coupée, sa main pose une auréole. Or la publicité, cette consolatrice qui ment si haut, ne se donne jamais aux crimes inférieurs. Ceux-ci n’ont jamais la ressource d’espérer l’attention européenne. Par là ils déplaisent à leur auteur.

Quel est l’homme qui s’est illustré par l’Envie ? L’Avarice d’un misérable se raconte à voix basse, dans les maisons du voisinage. L’avare et l’envieux se cachent à eux-mêmes cette chose sans preuve précise et sans retentissement extérieur, qui ne groupera jamais la foule autour d’eux. L’avare se dit : Je suis économe. L’envieux se dit : Je suis ambitieux. L’Ambition augmente dans la mesure où elle se proclame. L’ambitieux croit que son ambition atteste la grandeur de sa nature emprisonnée.

Tous les crimes que son ambition lui fera commettre sont des titres de noblesse à ses yeux, et comme les comparaisons les plus flatteuses sont celles qu’il choisit, il est à ses yeux un grand personnage historique, à qui tout est permis, parce que tout lui est dû.

L’Ambition et l’Envie ne se ressemblent pas.

L’Ambition peut venir d’une certaine force, et l’Envie vient toujours de la faiblesse. Mais elles peuvent devenir identiques. Quand l’Ambition, au lieu de sortir d’un lieu intérieur et profond, naît seulement d’un regard méchant jeté sur les têtes les plus hautes, l’Ambition s’appelle Envie. Mais, même dans ce cas, surtout dans ce cas, elle repousse avec horreur ce nom qui serait une lumière. Elle le repousse, car c’est le nom que le catéchisme lui donne.

L’Envie et l’Ambition représentent assez bien les deux tendances humaines qui se manifestent, chez les natures basses, par la première de ces deux choses, chez les natures hautes, par la seconde.

Le danger est des deux côtés. Seulement l’Ambition qui éclate a plus de chances d’être avertie d’elle-même par les malheurs qu’elle attire ordinairement, par les ruines qu’elle fait, par les effusions de sang et les larmes qu’elle a l’habitude de provoquer.

L’Envie proprement dite, celle qui reste dans le cercle des méchancetés de la vie bourgeoise, a plus de chances de rester inconnue à elle-même, parce qu’elle n’étale pas les preuves autour d’elle et que l’œil de l’observateur est le seul qui la découvre.

L’Envieux, dans la vie vulgaire, ne fait rien d’éclatant. Il peut se déguiser sous mille habits qui tous lui vont assez bien. Son venin est si subtil que sa langue ne le sent pas, et il est si bien trompeur qu’il est et demeure trompé.

L’envieux n’insulte pas toujours ; il y a même tel envieux qui n’insulte jamais ; mais il rabaisse ce qui est en haut. Il rabaisse en termes mesurés, et cette mesure même donne à son opinion quelque chose de probable. Il rabaisse sans violence, tout juste assez pour exclure l’admiration, pour l’égorger, si elle allait naître, non pas assez pour attirer sur lui-même des soupçons qui affaibliraient ses paroles.

L’envieux ne veut pas avoir l’air d’un ennemi violent qui déchire : son but serait manqué. Il veut avoir l’air d’un homme éclairé qui coupe court aux exagérations et qui rend aux choses leurs proportions vraies. Il dénigre prudemment, il ravale avec mesure. En face d’une supériorité éclatante, il ne refusera pas à l’homme supérieur toute espèce de mérite. Il lui accordera volontiers ceux qu’il pourra lui accorder, sans courir le danger de lui être utile. Il lui refusera tous ceux qui pourraient faire naître l’admiration ; car l’admiration est son ennemie personnelle. Il y a pourtant une circonstance où, à force de haïr, il feindra d’admirer. Ceci se produira dans le cas où, pour écarter l’admiration de celui qui la mérite, il essayera de la donner à celui qui ne la mérite pas. L’envieux a, comme tous les êtres, l’instinct de la conservation. Il sait où est le danger. Le danger est là où il y a quelque chose de supérieur, quelque chose d’admirable. Quand l’envieux a reconnu le danger et flairé son ennemi, pour écarter de là l’admiration, il tâchera de la porter sur un autre point. Il tâchera de l’égarer en route et de lui assigner un but faux, pour qu’elle manque le but vrai. Il exaltera volontiers, et outre mesure, celui qui n’est pas admirable, pour paraître capable d’admiration. Par là il veut bénéficier d’un sentiment généreux qu’il n’a pas, et écarter le soupçon d’un sentiment infâme qu’il a. Il fait un double profit. Il ment deux fois. Il trahit deux fois la justice. Il refuse l’admiration là où elle n’est pas due. Le second mensonge autorise le premier. L’envieux prend volontiers des airs enthousiastes là où l’enthousiasme n’est pas possible, pour se dispenser d’en avoir là où l’enthousiasme serait légitime. Il a l’air de vous dire : Si je n’admire pas là où vous admirez, ce n’est pas que je sois envieux, c’est que j’ai gardé mon admiration pour autre chose.

Quand l’envieux exalte quelqu’un, ce n’est pas pour exalter celui-là, c’est pour rabaisser l’autre.

L’Envie est peut-être la chose la plus tortueuse qui soit au monde. Je lui donnerais le pas même sur l’Avarice, qui pourtant sait bien des détours.

Vis-à-vis de celui qu’il ne faut pas admirer, l’envieux prend des airs de générosité et de dévouement. Il sait bien qu’il ne sera pas pris au mot, et que le danger n’est pas de ce côté-là.

Vis-à-vis de celui qui mérite l’admiration, il a des airs de réserve et de prudence.

Dans le premier cas, là où il n’y a pas de danger, il a l’air de dire :

« Voyez quelle nature dévouée que la mienne ! Je ne me possède pas ! Je suis l’homme des sacrifices complets ! Je n’ai qu’un défaut, c’est de m’oublier. Pensez à mes intérêts, car moi je n’y pense pas. »

Dans le second cas, là où il y a du danger et où l’admiration pourrait devenir contagieuse, l’envieux, par son attitude, vous tient à peu prés ce langage :

« Sans doute M*** est mon ami ; mais je ne me laisse pas aveugler par l’amitié. Je veux bien reconnaître les qualités qu’il a. Mais je tiens à signaler celles qui lui manquent. Je n’entends pas devenir fanatique. Je n’entends pas devenir le serviteur d’un homme, sa chose, son instrument. J’entends garder vis-à-vis de lui et vis-à-vis de tous mon droit de jugement, ma liberté d’action pleine et entière. Je tiens surtout à la garder vis-à-vis de ceux qui peut-être ne seraient pas fâchés de me la prendre. »

Alors l’envieux insinue doucement que l’homme dont il est envieux est une espèce de Mahomet, qui voulait le prendre pour séide. Il a soin de mêler certains éloges insignifiants à des accusations formidables. Les éloges insignifiants déguisent la haine, sans la compromettre. Les accusations formidables passent à la faveur des éloges insignifiants.

L’envieux aimerait même à se proclamer l’obligé de celui qu’il ravale, parce que les bienfaits qu’il en aurait reçus enlèvent à son hostilité toute ressemblance, même lointaine, avec une vengeance quelconque.

Il prononce un discours plein de réticences et d’insinuations qui dit ou qui sous-entend ces paroles :

« Voyez à quel point l’homme dont je parle est mauvais, puisque moi-même, qui suis son obligé, vaincu par la force de la vérité, je fais de tels aveux ! »

Car il donne à son acte d’accusation l’apparence d’un aveu, retenu par la bonté et arraché par la franchise.

L’envieux ferait au besoin un grand éloge de la reconnaissance, quand il parle de son bienfaiteur, mais il ajouterait :

« Cependant je ne consentirai jamais à me laisser aveugler, fût-ce par des bienfaits. La justice l’emporte sur tout. Puisque cet homme est dangereux et malfaisant, je dois le dire : je dois faire abstraction de mes souvenirs personnels. »

L’envieux élève l’ingratitude à la hauteur d’un principe. Car tout envieux est ingrat. Tout ingrat est envieux.

L’envieux se sert de son ingratitude pour attester son indépendance, et il est condamné, par sa propre bassesse, à un esclavage perpétuel. Son infamie lui sert de carcan.

Il élève l’ingratitude à la hauteur d’un sacrifice. Il se sert de l’ingratitude pour faire admirer le dévouement avec lequel il immole ses plus chères affections, quand il s’agit d’éclairer les autres.

Agissant ainsi, parlant ainsi, sentant ainsi, l’envieux ne sait pas toujours, avec une conscience nette et précise de son infamie, qu’il parle ainsi, qu’il sent ainsi. Quelquefois il répand son venin comme la fleur donne son parfum, sans intention bien déterminée. Et plus il est réellement l’envieux typique, plus il ignore son acte. Il est à la fois dupe et fripon. Le véritable envieux est celui qui se trompe lui-même, après avoir trompé les autres sur la nature des sentiments qui le poussent. Et cependant il est plein de ruses, plein de malices, plein de subterfuges. Mais ces ruses, ces malices, ces subterfuges égarent quelquefois sa propre conscience, autant que la conscience des autres. L’instinct agit dans l’envieux plus que toute autre chose. C’est l’instinct qui le pousse à ravaler ce qui est grand. C’est l’instinct qui lui enseigne la manière de ravaler. C’est l’instinct qui choisit ceux qu’il faut ravaler, ceux qu’il faut exalter outre mesure.

C’est l’instinct qui lui dit : Le danger est ici, abaisse ; le danger n’est pas là, exalte.

Pour l’envieux la vie est un labyrinthe, mais son instinct est le fil d’Ariane ; l’Envie possède, plus que les autres vices, l’instinct de la conservation.

Elle appelle à son secours toutes les apparences ; elle est d’autant plus féconde en expédients que ce n’est pas le raisonnement qui la guide.

Elle est rouée et ne le paraît pas. Elle est rouée, et quelquefois elle ne le sait pas. Par moment elle joue la candeur. Elle ose, dans son audace, prendre le masque de la bonhomie. La chose du monde à laquelle elle est le plus contraire, c’est l’innocence. Et quelquefois elle joue à l’ingénuité. Elle est simple, bonne fille, candide. L’envieux est presque toujours ce qu’on appelle un camarade.

Le camarade est un homme léger. Quand un homme est léger, les autres hommes, dans leur erreur profonde, ne le croient pas méchant. La légèreté, cependant, c’est l’absence de cœur. La légèreté accompagne tous les vices et tous les crimes. Les grands scélérats sont quelquefois des hommes légers.

L’envieux est donc léger. Cette légèreté vient au secours de ses mensonges. Aux yeux des hommes sans intelligence, un homme si léger, un si bon enfant, un si bon camarade ne doit pas être un bien profond scélérat. Ils jouent sur le mot profond. Être un profond scélérat, ce n’est pas être un esprit profond, c’est être un coquin, léger et envieux. Le calomniateur n’a pas besoin d’être un grand homme pour être un grand misérable. Ce n’est pas son génie qui est profond, c’est la boue où il s’enfonce.

Mais l’insouciance, le sans-façon, la bonhomie un peu plaisante, le rire très naturel, la camaraderie, toutes ces choses bourgeoises et légères dont il assaisonne le poison, persuadent à tous les lions vivants que ce poison est inoffensif. Il est si drôle, si amusant ! Il fait des calembours ! Au besoin il ferait vos commissions ! Il est gentil, il est serviable.

L’envieux de mélodrame, qui a un manteau couleur de muraille, est un personnage de fantaisie : c’est un traître de commande qui ne vit et qui ne meurt qu’à la Porte-Saint-Martin.

Le véritable envieux est complaisant et fait dire à ses camarades qu’il est incapable de penser à mal. Il dit tout ce qui lui passe par la tête et fait tout ce qu’on veut. Et vous entendez les camarades juger le camarade :

C’est un gentil garçon ! léger, tant que vous voudrez ! Mais méchant ? impossible ! Lui, méchant ? allons donc !