Les Pionniers/Chapitre 38

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 6p. 370-380).


CHAPITRE XXXVIII.


De la terre des ombres, l’ombre imposante de mon père m’apparaît.
Campbell. Gertrude.



Miss Grant resta environ une heure dans l’endroit où Élisabeth l’avait laissée. Elle passa tout ce temps dans l’inquiétude, son imagination lui retraçant tous les dangers que pouvait courir son amie dans la forêt, excepté celui qui la menaçait véritablement. Le ciel s’était couvert par degrés de nuages de fumée qui se répandaient sur la vallée ; Louise ne rêvait encore qu’arbres tombants et animaux féroces, sans songer à la véritable cause d’appréhension qu’elle pouvait avoir. Elle était placée derrière la première rangée de pins et de châtaigniers de la forêt, du côté opposé à celui où le feu avait commencé, et à très-peu de distance du chemin de Templeton. De là elle avait sous les yeux le lac, la vallée, le village, la route qui y conduisait, et cette vue seule lui rendait supportable la frayeur qu’elle éprouvait. Enfin elle vit M. Temple et plusieurs habitants du village s’avancer vers le lac, les yeux fixés vers le haut de la montagne au pied de laquelle elle se trouvait, et paraissant être en conversation animée. Ce spectacle la surprit et lui causa de nouvelles alarmes ; elle ne pouvait se décider ni à s’en aller sans son amie, ni à rester plus longtemps en proie à une terreur vague dans ce lieu solitaire. Tout à coup elle entendit près d’elle dans les broussailles un bruit semblable à celui des pas d’un homme qui marche avec précaution, et elle allait prendre la fuite, quand Bas-de-Cuir se montra à elle.

— Je suis bien aise de vous avoir rencontrée, miss Louise, lui dit-il, car l’autre côté de la montagne est en feu, et il serait dangereux d’y monter à présent, avant que le bois mort et les broussailles soient consumés. J’ai trouvé là-bas un fou qui creuse la terre pour y trouver de l’argent, le camarade de ce reptile qui m’a mis dans l’embarras ; je l’ai averti du danger qu’il courait ; mais c’est un entêté, il n’a pas voulu m’écouter ; et s’il n’est pas brûlé et enterré dans sa fosse, il faut qu’il ait le sang d’une salamandre. Mais qu’avez-vous donc, miss Louise ? on dirait que vous voyez encore des panthères. Je voudrais bien en rencontrer quelques-unes ; elles me feraient ma somme plus vite que des castors. Mais où est la bonne fille d’un mauvais père ? où est miss Bessy ? a-t-elle oublié la promesse qu’elle a faite à un vieillard ?

— Sur la montagne ! dit Louise en tremblant de tous ses membres ; elle vous cherche sur la montagne pour vous remettre la poudre :

— Sur la Vision ! s’écria Natty en jetant un coup d’œil sur la cime de la montagne ; que le ciel la protège ! les flammes y sont déjà ! Ma chère enfant, si vous aimez cette bonne fille ; si vous désirez trouver une amie quand vous en aurez besoin, courez au village et donnez-y l’alarme. Ils sont accoutumés à combattre le feu dans leurs défrichements, et il peut y avoir encore de la ressource. Mais courez, courez, ne vous arrêtez pas même pour respirer :

À ces mots il s’enfonça dans les broussailles, ôta son habit de peau de daim, le mit sur son bras et commença à gravir la montagne avec une rapidité surprenante dans un vieillard, et qu’on ne pouvait attendre que d’un homme accoutumé à une pareille fatigue.

— Je vous ai donc trouvée ! s’écria-t-il en arrivant près d’elle. Dieu soit béni ! Mais suivez-moi ; ce n’est pas le moment de causer.

— Mais ma robe ? dit Élisabeth ; une étincelle suffira pour y mettre le feu.

— Ne craignez rien, dit Natty, je vais y pourvoir : Et lui passant les bras dans son habit de peau de daim, il le serra autour d’elle avec une courroie, de manière à couvrir entièrement sa robe légère de mousseline blanche.

— Maintenant suivez-moi bien vite, ajouta-t-il : il y va de la vie ou de la mort pour nous tous.

— Et Mohican ! dit Edwards, laisserons-nous périr ici notre vieil ami ?

Les yeux de Natty, suivant la direction du bras d’Edwards, virent alors le vieux chef, qui était toujours assis à la même place, quoique la mousse brûlât jusque sous ses pieds. Il courut à lui, et lui cria dans sa langue naturelle :

— Debout, Chingachgook, debout ! Voulez-vous rester ici pour y être rôti comme un Mingo attaché au poteau ? Les frères Moraves ont dû vous donner de meilleures leçons. Dieu me pardonne, il faut que la poudre ait pris feu près de lui ; il a la peau du dos toute grillée !

— Et pourquoi Mohican se lèverait-il ? répondit l’Indien d’un air sombre. Il a eu l’œil d’un aigle, et sa vue est devenue trouble. Il regarde la vallée, le lac, les montagnes, et il n’y voit pas un Delaware, il n’y aperçoit que des peaux blanches. Ses pères l’appellent du pays des Esprits. Sa femme et ses enfants lui crient. — Viens ! Toute sa tribu l’attend. Le Grand-Esprit lui fait signe d’approcher. Non, le temps est venu ; Chingachgook va mourir.

— Vous oubliez donc votre ami ! s’écria Edwards.

— C’est perdre son temps que de parler à un Indien qui s’est mis dans la tête de mourir, dit Natty ; et, prenant les bandes de la couverture, il s’en servit avec beaucoup de dextérité pour attacher sur ses épaules le vieux chef qui ne fit aucune résistance. Se mettant alors en marche avec une agilité qui semblait défier son âge, et malgré le fardeau dont il était chargé, il se dirigea vers le point par où il était venu. Ils n’y étaient pas encore arrivés, quand un grand pin mort, qui brûlait depuis quelque temps, tomba sur l’endroit qu’ils venaient de quitter, et le couvrit de charbons ardents, de cendres et de fumée.

— Cherchez toujours le terrain le plus mou, dit Bas-de-Cuir à ses compagnons, et tenez-vous dans la fumée blanche. Et vous, monsieur Olivier, veillez bien sur elle, et prenez garde que l’habit de peau de daim ne s’entrouvre. C’est un joyau précieux, et je vous dis que vous auriez de la peine à en trouver un semblable.

Edwards et Élisabeth marchaient sur les pas du vieux chasseur et se conformaient à toutes ses instructions. Le chemin que Natty avait choisi était le lit desséché du ruisseau dont nous avons parlé, et dont il suivait avec soin toutes les sinuosités. Là ils n’avaient pas à craindre ces broussailles embrasées qui brûlaient dans toute la forêt, mais leurs pas étaient souvent arrêtés par des troncs d’arbres tombés et encore enflammés. Un homme connaissant parfaitement cette forêt pouvait seul diriger une pareille marche, à travers une fumée qui rendait presque inutile le secours des yeux, et qui était assez épaisse pour gêner la respiration. Le sang-froid et la dextérité de Natty surmontèrent tous les obstacles, et après un quart d’heure de marche pénible, le vieux chasseur et miss Temple arrivèrent sur une autre terrasse formée par un rocher aride sur lequel il n’existait aucun arbre.

Il est plus facile de se figurer quelles furent les sensations d’Edwards et d’Élisaheth quand ils se trouvèrent en cet endroit, que de les décrire ; mais Natty était celui dont la physionomie était la plus radieuse. Il se tourna vers eux, ayant toujours Mohican sur les épaules, et riant à sa manière accoutumée : — Le Français ne vous avait pas trompée, miss Bessy, dit-il, j’ai reconnu que la poudre était bonne à la manière dont elle a parti. La poudre commune fait plus long feu. Celle des Iroquois n’était pas de la meilleure qualité, quand je faisais la guerre contre les tribus du Canada sous sir William. Vous ai-je jamais, mon garçon, raconté l’histoire de l’escarmouche avec…

— Pour l’amour du ciel, ne me dites plus rien que nous ne soyons en sûreté… Où aller maintenant ?

— Comment ! sur la plate-forme de rocher au-dessus de la caverne ! Vous y serez assez en sûreté, ou vous entrerez dans la caverne même si vous voulez.

Le jeune homme tressaillit et parut vivement agité ; mais regardant autour de lui avec anxiété, il demanda encore :

— Serons-nous en sûreté sur le rocher ? Le feu ne peut-il nous y atteindre ?

— Ne le voyez-vous donc pas ? répondit le vieux chasseur avec le sang-froid d’un homme accoutumé à l’espèce de péril qu’il venait de courir. Si vous étiez restés dix minutes de plus à l’endroit où vous étiez, je n’aurais répondu de rien ; mais de là vous verriez brûler toutes les forêts des environs, sans que le feu pût vous atteindre, à moins qu’il n’eût le pouvoir de brûler les rochers comme les arbres.

Sur cette assurance, qui était fondée, ils se rendirent sur le rocher, où Natty se débarrassa de son fardeau ; il assit le vieil Indien par terre, en l’appuyant contre un fragment de rocher. Élisabeth s’était aussi assise par terre ; elle cachait son visage dans ses mains, et son cœur était agité de vives émotions.

— Permettez-moi de vous engager à prendre quelque fortifiant, miss Temple, dit Edwards avec respect ; sans cela vous perdrez connaissance.

— Laissez-moi ! laissez-moi ! dit-elle en levant un moment les yeux sur Edwards. Je suis trop émue pour répondre. Je remercie Dieu, Olivier, de cette délivrance miraculeuse, et après mon Dieu vous-même.

lgldyvarîds courut, au bord du rocher, et cria : — Benjamin, où êtes-vous, Benjamin ?

— Hohé ! ho ! répondit une voix rauque, qui semblait sortir des entrailles de la terre ; je suis ici à fond de cale, et il y fait aussi chaud, que dans la marmite du diable. Si Bas-de-Cuir ne commence pas bientôt sa croisière contre les castors, je ne tarderai pas à virer de bord et à retourner au village, au risque d’être mis en quarantaine dans la prison, et d’y voir la fin de mes espagnoles[1]

— Apportez un verre d’eau de la source, mêlez-y un peu de vin, cria Edwards, et faites diligence.

— Maître Olivier, répondit l’intendant : — de l’eau et du vin ! Je connais peu votre petite boisson. Encore si j’avais la bouteille, de Jamaïque, mais je l’ai vidée avec Billy Kirby, quand il m’a mis en rade sur le bord du chemin où vous m’avez trouvé ce matin ; car nous nous sommes séparés en bonne amitié, et je dois dire que s’il n’entend rien à manier la rame, il navigue fort bien avec son attelage de bœufs à travers les écueils en forme de souches qu’on rencontre à fleur d’eau sur toutes nos routes. Il s’en tire comme un pilote de Londres qui traverse des bateaux de charbonniers.

En parlant ainsi, il sortait de la caverne avec l’aspect d’un homme qui n’a été que récemment tiré de son ivresse, et montant sur le rocher qui en formait le toit, il remit à Edwards le breuvage, qu’il lui avait demandé ; celui-ci le présenta sur-le-champ à Élisabeth, qui, après l’avoir bu, lui fit signe qu’elle désirait être laissée à ses réflexions, et reprit sa première attitude.

En se détournant pour lui obéir, il rencontra les yeux de Natty, qui était près de Mohican. — Son heure est venue, monsieur Olivier, dit le vieux chasseur ; je le vois à son regard. Quand un Indien a le regard fixe, c’est signe qu’il veut aller à ce qu’il appelle le pays des Esprits, et ce sont des créatures si volontaires, que, quand ils se sont mis quelque chose dans la tête, il faut qu’ils le fassent.

Le bruit des pas de quelqu’un qui approchait empêcha Edwards de lui répondre, et, à la surprise générale, on vit M. Grant, qui gravissait péniblement le côté de la montagne que les flammes n’avaient pas atteint, parce qu’il était protégé par des rochers arides. Edwards courut à sa rencontre pour lui offrir le secours de son bras, et au bout de quelques minutes le digne ministre se trouva sur la terrasse.

Son premier mouvement fut de rendre grâces au ciel d’avoir pris Élisabeth sous sa protection, de s’informer par quel miracle elle avait été sauvée, après quoi on lui demanda par quel hasard il se trouvait lui-même dans ce lieu.

— On m’avait dit, répondit-il, qu’on avait aperçu ma fille sur le chemin de la montagne de la Vision. Quand j’en ai vu le sommet tout en feu, mon inquiétude m’a fait courir de ce côté, et j’ai rencontré Louise qui était plongée dans les plus vives craintes pour la sûreté de miss Temple. J’ai commencé à gravir la montagne pour la chercher et tâcher de la sauver ; mais je crois que si la Providence divine ne m’eût fait rencontrer les chiens de Natty, j’aurais péri au milieu des flammes.

— Oui, oui, dit Bas-de-Cuir, suivez les chiens, et s’il y a seulement une ouverture par où ils puissent passer, ils sauront bien la trouver. Leur nez leur a été donné pour leur servir comme la raison aux hommes.

— Ce sont eux, qui m’ont conduit ici, continua le ministre, et je me félicite de vous voir tous en sûreté et en bonne santé.

— En sûreté, oui, dit Natty ; mais en bonne santé, c’est ce qu’on ne peut dire de John, à moins que vous ne prétendiez qu’un homme qui voit le soleil pour la dernière fois est en bonne santé.

M. Grant s’approcha du moribond, qu’il regarda avec un air de compassion et de charité. — Cela n’est que trop vrai, s’écria-t-il ; j’ai vu la mort frapper trop de victimes pour ne pas reconnaître que sa main est appesantie sur ce vieux guerrier. Bénie soit la Providence, qui a daigné permettre que, quoique issu d’une race de païens, il ait ouvert les yeux à la lumière ! C’est, suivant le langage de l’Écriture, un tison arraché du feu.

— Sans doute, sans doute, dit Bas-de-Cuir ; regardez plutôt son dos ; il est tout écorché par la poudre. Mais ce n’est pas cette blessure qui le fait mourir, c’est défaillance de nature. La chair n’est pas du fer, et l’homme ne peut pas toujours durer, surtout quand il a vu sa tribu chassée bien loin par des étrangers, et qu’il est le dernier de sa race. À bas, Hector, à bas !

— John, dit le ministre d’une voix douce et compatissante, m’entendez-vous ? Désirez-vous que je vous récite les prières de l’Église en ce moment d’épreuve ?

Le vieux chef fixa un instant ses yeux noirs sur le ministre, sans montrer par aucun signe qu’il le reconnût, et les reporta ensuite sur les montagnes éloignées vers lesquelles ses regards se dirigeaient sans cesse. Il recommença alors à chanter en sa propre langue avec ce ton guttural dont nous avons déjà plusieurs fois parlé.

— Je viens, je viens, je pars pour la terre des Esprits. Aucun Delaware ne craint sa fin ; aucun Mohican n’a peur de la mort ; il marche quand le Grand-Esprit l’appelle. J’ai honoré mon père ; j’ai chéri ma mère, j’ai été fidèle à ma tribu ; J’ai tué des Maquas ; oui, j’ai tué des Maquas ! et le Grand-Esprit appelle son fils : je viens, je viens, je me rends à la terre des justes.

— Que dit-il, Bas-de-Cuir ? demanda le ministre avec un tendre intérêt ; chante-t-il les louanges du Rédempteur ?

— Non, il chante les siennes, répondit Natty d’un air mélancolique ; et c’est à bon droit qu’il les chante, car je sais qu’il ne dit rien qui ne soit vrai.

— Que le ciel éloigne de son cœur toute idée présomptueuse ! dit M. Grant. L’humilité et le repentir doivent être le sceau du chrétien. Songer à se glorifier dans un moment où le corps et l’âme devraient s’unir pour rendre gloire au Créateur ! John, vous avez eu le bonheur d’entendre prêcher l’Évangile ; sentez-vous que vous devez compter pour votre justification sur les mérites du sang du Sauveur, et non sur l’orgueil et la vaine gloire humaine ?

John continua son chant, sans faire attention à cette question.

— Qui peut dire que les Maquas aient jamais vu le dos de Mohican ? Quel ennemi s’est fié à lui et n’a pas revu le matin ? Quel Mingo a fait entendre le chant de triomphe après l’avoir combattu ? Mohican a-t-il jamais menti ? Non, la vérité vivait en lui, et la vérité seule pouvait sortir de sa bouche. Dans sa jeunesse il était guerrier, et ses bras étaient teints de sang ; plus tard il parlait autour du feu du conseil, et ses discours n’étaient pas jetés aux vents.

— Que dit-il à présent ? demanda le bon ministre. Témoigne-t-il une crainte salutaire de sa situation ?

— Il sait tout aussi bien que vous qu’il est près de sa fin, répondit Natty, et il croit devoir s’en féliciter. Il est vieux, ses nerfs sont endurcis, et vous avez rendu le gibier si rare et si farouche, que de meilleurs chasseurs que lui ont peine à l’atteindre. Il pense qu’il va se trouver dans un pays où la chasse sera toujours bonne, où il n’y aura pas d’hommes blancs, où il retrouvera toute sa tribu. Ce n’est pas une grande perte pour un homme dont la main était à peine en état de faire un panier de branches de saule. S’il y a de la perte, c’est pour moi, car je sens qu’il me manquera.

— John, dit M. Grant, voici le moment où la pensée que vous pouvez avoir recours à la médiation du Sauveur doit jeter un baume sur les plaies de votre âme ; déposez à ses pieds le fardeau de vos fautes ; il vous a lui-même donné l’assurauee que vous ne l’implorerez pas en vain.

— Tout cela peut être vrai, dit Bas-de-Cuir, et vous avez pour vous l’Écriture et l’Évangile ; mais ce sont des paroles perdues. Il n’a pas vu les frères Moraves depuis la dernière guerre, et il est difficile d’empêcher un Indien de revenir à ses idées. Autant vaudrait le laisser mourir en paix. Il est heureux maintenant, je le vois dans ses yeux, et il ne l’a pas été depuis que les Delavvares sont partis vers l’occident. Ah ! nous avons passé ensemble plus d’un mauvais jour depuis ce temps.

— Œil-de-Faucon, dit Mohican, en qui une étincelle de vie sembla se ranimer en ce moment, écoutez les paroles de votre frère.

— Oui, John, répondit le vieux chasseur d’un ton affecté, nous avons vécu en vrais frères. Qu’avez-vous à me dire, Chingachgook ?

— Œil-de-Faucon, mes pères m’appellent dans un bois plein de gibier. J’en vois le chemin, car mes yeux se rajeunissent ; j’y aperçois de braves Indiens, et pas de Peaux-Blanches. Adieu, Œil-de-Faucon ; vous irez avec le Mangeur-de-Feu et le jeune Aigle dans le ciel des blancs ; moi, je vais rejoindre mes pères. Que l’arc, les flèches, le tomahawk et la pipe de Chingachgook soient placés dans sa tombe ; car il fera nuit quand il partira, comme un guerrier indien allant à la guerre, et il n’aura pas le temps de chercher.

— Eh bien ! Natty, demanda le digne ministre, se rappelle-t-il les promesses de médiation du Sauveur ? Appuie-t-il ses espérances de salut sur le rocher des siècles ?

La foi du vieux chasseur n’était pas très-éclairée ; cependant tous les fruits de sa première éducation religieuse n’étaient pas tombés dans le désert où il avait vécu si longtemps. Il croyait en Dieu et en une autre vie, et sa sensibilité, excitée par les adieux de son vieux compagnon, lui ôta quelques instants le pouvoir de répondre.

— Non, dit-il enfin, non. Il ne pense qu’au Grand-Eprit des sauvages et à tout ce qu’il a fait de bien pendant sa vie. Il croit, comme tous les autres Indiens, qu’il va redevenir jeune, et qu’il chassera et sera heureux jusqu’à la fin de l’éternité. Et je ne sais trop que vous dire, ministre : moi-même, j’ai peine à m’imaginer que je ne reverrai plus ces chiens et ce fusil dans un autre monde, et l’idée de les quitter pour toujours fait que je tiens encore à la vie, plus qu’on ne devrait le faire à soixante-dix ans.

Pendant le temps qui s’était écoulé depuis leur arrivée sur ce rocher, des nuages épais s’étaient accumulés dans les airs, et le calme profond qui y régnait en ce moment annonçait une crise très-prochaine dans l’atmosphère. Les flammes qui dévastaient encore la montagne, au lieu de s’élancer au gré des vents, s’élevaient vers le ciel en ligne droite. L’élément destructeur ralentissait ses ravages, comme s’il eût prévu qu’une main plus puissante allait enfin arrêter ses progrès. La fumée qui couvrait toute la vallée commençait à monter et à se dissiper, et de brillants éclairs sillonnaient les nuages qui couronnaient les montagnes du côté de l’occident. Comme Bas-de-Cuir finissait de parler, la lueur brillante d’un de ces éclairs se répandit d’un bout à l’autre de l’horizon, et il fut suivi d’un coup de tonnerre qui sembla ébranler les rochers jusque dans leurs fondements. Mohican fit un mouvement pour se soulever, comme pour obéir à un signal de départ qui lui était donné, et étendit un bras vers l’ouest. Un rayon de joie brilla un instant sur ses traits ; mais bientôt ses muscles se raidirent, ses lèvres furent agitées d’une légère convulsion, ses bras tombèrent sans mouvement à ses côtés, et ses yeux éteints, mais ouverts semblaient encore chercher les montagnes de l’occident comme s’ils avaient voulu suivre l’esprit qui avait animé son corps, dans son vol vers de nouvelles sphères.

M. Grant, qui avait vu toute cette scène avec un intérêt religieux, joignit les mains dès que Mohican eut rendu le dernier soupir, et s’écria avec une pieuse énergie :

— Ô Seigneur ! qui pourrait scruter tes jugements ? qui pourrait sonder la profondeur de tes voies ? Je sais que mon Rédempteur vit, et qu’il paraîtra sur la terre au dernier jour, et que, quoique les vers doivent détruite mon corps, il me sera rendu pour voir Dieu.

Natty s’approcha du corps de son ami, le regarda quelque temps en face, en silence, d’un air sombre et mélancolique, et dit ensuite du ton d’un homme, profondément affecté :

— Peau-Rouge, Peau-Blanche, tout finit par là. Mais il sera jugé par un juge équitable, et non par des lois faites pour le temps et les circonstances. Eh bien ! encore une mort, et il ne me reste plus au monde que mes chiens. Ah ! il faut attendre le bon plaisir de Dieu, mais je commence à être las de la vie. La moitié des arbres que je connaissais n’existe plus, et il n’y a plus qu’un seul homme au monde, que j’aie connu dans ma jeunesse.

De grosses gouttes de pluie commençaient à tomber, les éclairs et les éclats de tonnerre se succédaient sans interruption, et tout annonçait un violent orage. On porta le corps de l’Indien dans la caverne, et les chiens le suivirent en poussant des hurlements plaintifs, comme pour faire leurs derniers adieux au vieux chef.

On ferma l’entrée de la caverne avec des troncs d’arbres qui semblaient avoir été destinés à cet usage, et Edwards fit à Élisabeth, avec embarras et confusion, quelques excuses de ce qu’il ne la conduisait pas sous le même abri, lui disant quelques mots qu’elle comprit à peine, sur le désagrément qu’elle éprouverait en se trouvant dans les ténèbres et avec un cadavre. Elle se trouva protégée contre la pluie qui tombait en torrents par une pointe de rocher qui formait une espèce d’auvent naturel ; mais, avant que la pluie eût cessé, on entendit dans la forêt les cris de ceux qui y cherchaient Élisabeth, et qui faisaient retentir les échos de son nom.

Au premier intervalle que laissa la pluie, Edwards conduisit Élisabeth sur la route, où il la laissa. Mais avant de se séparer d’elle il lui dit avec un ton qu’elle ne sut comment interpréter :

— Le temps du mystère est passé, miss Temple. Demain à pareille heure, j’aurai déchiré le voile dont j’ai peut-être eu tort de me couvrir si longtemps. Mais j’avais des idées romanesques, une faiblesse à laquelle j’ai eu la folie de céder. Et comment s’en garantir quand on est jeune et déchiré par les passions ? J’entends la voix de votre père ; il vous cherche, et il faut que je vous quitte, car je ne puis en ce moment m’exposer à une détention. Adieu ! Grâce au ciel, vous êtes en sûreté, et mon cœur se trouve déchargé d’un poids énorme.

Il s’enfonça dans les bois, sans attendre sa réponse, et quoique Élisabeth entendit les cris perçants de son père, qui répétait son nom avec l’accent du désespoir, elle ne lui répondit que lorsqu’elle eut vu Edwards disparaître au milieu des arbres encore fumants. Quelques instants après, Marmaduke eut le plaisir de serrer sa fille dans ses bras.

On s’était pourvu d’une voiture pour ramener miss Temple, si on la retrouvait morte ou vivante ; le père et la fille y montèrent précipitamment, et s’entretinrent, chemin faisant, des dangers auxquels elle venait d’échapper. Le bruit qu’elle était retrouvée se répandit de bouche en bouche sur toute la montagne, parmi les villageois qui la cherchaient, et ils retournèrent chez eux, mouillés jusqu’aux os, noircis de charbon, couverts de boue et de cendres, mais joyeux de savoir que la fille du fondateur de leur colonie avait été arrachée à une mort horrible et prématurée.



  1. De mes piastre espagnoles,spaniolas.