Les Pionniers/Chapitre 37

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 6p. 362-370).


CHAPITRE XXXVII.


L’amour règne à la cour, dans les camps, dans le bocage.
Sir Walter Scott. Le Lai du dernier Ménestrel.



Je ne me serais jamais consolé de vous perdre d’une telle manière, mon vieil ami, s’écria Edwards hors d’haleine en arrivant près de Mohican. Levez-vous bien vite, et partons. Les flammes entourent la base, de ce rocher, et si nous attendons qu’elles aient pris plus d’activité, la retraite nous deviendra impossible.

John étendit la main du côté d’Élisabeth, qui, éperdue et hors d’elle-même, s’était mise un peu à l’écart en entendant la voix d’Edwards.

— Sauvez-la, dit-il d’un ton plus animé, et ne songez pas à Chingachgook ; il faut qu’il meure.

Edwards tourna la tête du côté que lui indiquait le geste de Mohican ; mais, quand il vit Élisabeth dans une attitude qui annonçait toute sa terreur, il fut frappé d’un tel saisissement, qu’il en perdit un instant l’usage de la parole.

— Miss Temple ! s’écria-t-il enfin ; vous ici ! Une telle mort vous est-elle réservée ?

— Ne pouvons-nous donc y échapper, monsieur Edwards ? répondit-elle en cherchant à reprendre un peu de calme. Je vois beaucoup de fumée, mais je n’aperçois pas encore de flamme. Nous trouverons sans doute, quelques moyens de fuir.

— Prenez mon bras, s’écria Edwards, je vous ai peut-être alarmée mal à propos. Peut-être pourrons-nous encore passer par l’endroit par où je suis venu. Mais partons, nous n’avons pas un instant à perdre.

— Mais abandonnerons-nous ce vieil Indien ? Faut-il qu’il meure ici, comme il le dit ?

Une émotion pénible se peignit dans les regards d’Edwards. Il s’approcha de Mohican, et le prit par le bras pour le faire lever ; mais le vieux chef le repoussa sans lui parler, et lui fit signe qu’il voulait rester où il était.

— Ne pensez plus à lui, dit-il à sa jeune compagne qu’il entraînait presque malgré elle en marchant à pas précipités vers l’endroit par où il était arrivé ; il est accoutumé aux bois ; il connaît la montagne ; il a déjà vu de pareils accidents ; il se sauvera, ou peut être est-il en sûreté où il se trouve.

Il parlait ainsi d’un air si distrait, si agité, que la terreur de miss Temple augmenta. — Edwards, s’écria-t-elle, vos regards et vos discours m’effraient. Faites-moi connaître le danger. Est-il plus grand qu’il ne le paraît. Parlez, j’ai le courage de tout supporter. Ils marchaient toujours en parlant ainsi, et pour la première fois Élisabeth vit la flamme à quelque distance.

— Si nous pouvons atteindre cette pointe de rocher avant que le feu nous en coupe le chemin, nous sommes sauvés, répondit Edwards d’une voix plus agitée que jamais ; mais pressons-nous, miss Temple, il y va de la vie.

Nous avons déjà dit que l’endroit où Élisabeth avait trouvé le vieil Indien était une de ces plates-formes de rochers formant une sorte de terrasse, dont on rencontre un grand nombre dans les montagnes de ce pays, et dont le devant était taillé en ligne perpendiculaire. Sa forme était celle d’un arc tendu dont les deux bouts se joignaient à la montagne par une pente beaucoup moins escarpée. C’était par une de ces extrémités qu’Edwards était arrivé, et c’était vers ce même lieu qu’il entraînait Élisabeth avec une vitesse proportionnée à l’urgence du danger.

Des nuages d’une fumée blanchâtre avaient caché jusqu’alors les progrès de la flamme dévorante ; mais le pétillement de ce terrible incendie se faisait entendre de plus en plus, et lorsqu’ils furent parvenus au bout de la plate-forme, ils virent des jets de feu tantôt s’élancer dans les airs, tantôt redescendre vers la terre, et se nourrir de tout ce qui pouvait alimenter leur fureur. Ce spectacle effrayant fit qu’ils redoublèrent d’efforts pour gagner le point où ils devaient être en sûreté. Il n’existait, pour s’y rendre, qu’un étroit passage que le feu avait encore respecté ; malheureusement il s’y trouvait un amas de broussailles sèches, qui, s’enflammant à l’instant où ils y arrivaient, enveloppa dans l’incendie tous les arbres des environs, et opposa à leur marche une masse de feu dont la chaleur les força à reculer. Ils remontèrent rapidement jusqu’au bord de la plate-forme, et s’y arrêtèrent un moment, en regardant avec effroi les flammes qui s’étendaient rapidement sur les flancs de la montagne entourée d’une nappe de feu.

C’était sur cette montagne que les habitants avaient coutume de venir abattre les arbres dont ils avaient besoin pour leurs constructions. Ils n’en emportaient que les troncs, et laissaient sur la place toutes les branches. Ces matériaux, desséchés par le temps et échauffés par le soleil, s’embrasaient à la moindre étincelle qui les touchait, et l’on aurait même dit quelquefois qu’ils s’enflammaient spontanément.

Ce spectacle était aussi beau que terrible, et ils regardèrent un instant les progrès de cette désolation avec un intérêt mêlé d’horreur. Mais Edwards songea bientôt à faire de nouveaux efforts pour échapper au danger ; et, entraînant sa jeune compagne, il tenta de pénétrer dans le bois par divers autres côtés, bravant une épaisse fumée qui leur permettait à peine de respirer, et toujours repoussés par les flammes.

Ils décrivirent ainsi un demi-cercle autour de la plate-forme, et se retrouvèrent à l’endroit où elle se terminait par une descente perpendiculaire. L’horrible conviction qu’ils étaient complètement entourés par l’incendie se présenta alors à leur esprit. Tant qu’ils avaient été occupés à chercher un passage, l’espérance avait soutenu Élisabeth ; mais quand la retraite parut absolument impossible, l’horreur de leur situation la frappa tout à coup, comme si elle n’avait pas compris jusqu’alors toute l’étendue du danger.

— Cette montagne est destinée à m’être fatale, dit-elle d’une voix entrecoupée par la terreur ; nous y trouverons notre tombeau.

— Ne perdez pas courage, miss Temple ; nous ne sommes pas encore privés de tout espoir, dit Edwards, dont l’air consterné démentait les paroles. Examinons ce côté de rocher, nous y trouverons peut-être un endroit par où il nous sera possible de descendre.

Ils parcoururent ce dernier côté ; mais partout le roc taillé à pic présentait une surface unie où l’on n’aurait pas même trouvé une aspérité pour y appuyer le pied. Edwards reconnut bientôt que la descente était impossible, et ce fut avec désespoir qu’il se mit à chercher quelque autre expédient.

— Notre dernière, notre unique ressource, miss Temple, lui dit-il d’une voix altérée, serait de trouver un moyen pour vous descendre au bas de ce rocher. Mais comment y parvenir ? Si Natty était ici, si l’on pouvait tirer ce vieil Indien de son état de stupeur, leur esprit est fécond en expédients ; ils en trouveraient peut-être quelqu’un ; mais en ce moment je ne suis qu’un enfant, je n’en découvre aucun, je n’imagine rien. Cependant, oui, il faut l’essayer, il faut tout tenter pour vous arracher à un pareil trépas.

— Mais ne songez pas à moi seule, Edwards, dit Élisabeth ; pensez aussi à votre sûreté, à celle de Mohican.

Il ne l’entendit pas, car il était déjà près du vieil Indien. Il lui demanda sa couverture, que John lui donna sans lui faire une question et sans bouger de l’endroit où il était assis, quoique ce fût le lieu le plus dangereux de toute la plate-forme, attendu que c’en était la partie la plus couverte d’arbres. Il déchira la couverture en bandes, mit en pièces son habit et son gilet, attacha tous ces fragments les uns aux autres, y ajouta le châle d’Élisabeth, jeta cette espèce de corde dans le précipice en tenant un bout dans sa main, et vit avec désespoir qu’elle était loin d’atteindre à la moitié de la profondeur.

— Tout est dit, s’écria Élisabeth ; plus d’espoir y nous n’avons plus qu’à mourir. Les flammes approchent lentement, mais elles approchent. Voyez, elles semblent consumer jusqu’à la terre.

Si les flammes s’étaient répandues sur ce rocher aussi rapidement qu’elles s’élançaient d’arbre en arbre sur les autres parties de la montagne, cette relation pénible aurait été moins longue, et nous aurions déjà eu à rapporter la fin tragique de deux victimes qui souffraient doublement par l’intérêt qu’elles s’inspiraient l’une à l’autre. Mais le génie du feu trouvait de ce côté des obstacles qu’il ne pouvait vaincre qu’avec le temps, et cette circonstance procura à Élisabeth et à son compagnon un répit qu’ils employèrent à faire les diverses tentatives que nous venons de rapporter.

La croûte mince de mauvaise terre qui couvrait la plate-forme ne produisait que quelques herbes qui ne tardaient pas à se flétrir et à se dessécher faute de sève. Une partie des pins, des chênes et des érables qui avaient crû dans les fentes du rocher étaient morts depuis des années, et la plupart des autres annonçaient, par leurs branches noires et arides et par le peu de feuilles dont ils étaient revêtus, qu’ils ne tarderaient pas à partager le même sort. Les flammes n’auraient pu trouver de meilleur aliment, si elles avaient pu y atteindre par une communication facile ; mais le terrain n’était pas couvert de ces branchés mortes, de ces feuilles sèches et de ces broussailles qui conduisaient l’élément destructeur avec la rapidité d’un torrent dans tout le reste de la forêt. Indépendamment de cette circonstance, une de ces sources fécondes dont le nombre est si considérable dans les montagnes de l’Otségo sortait du flanc de ce rocher, coulait en nappe sur la mousse qui le tapissait et formait un ruisseau qui, après en avoir fait le tour à peu de distance de sa base, allait se jeter dans le lac, non par des cascades successives, mais par des canaux souterrains, et en reparaissant à la surface de la terre de distance en distance. Pendant la saison des pluies, il formait presque un torrent et débordait sur ses rives ; mais pendant la sécheresse, on ne le reconnaissait que par l’humidité et les marécages qui annonçaient la proximité de l’eau. Lorsque le feu eut atteint cette barrière, il fut forcé de suspendre ses ravages, jusqu’à ce que la concentration de chaleur qu’il produisait pût en triompher.

Ce moment fatal semblait enfin arrivé. La chaleur avait tari le ruisseau et la source ; elle desséchait la mousse qui en garnissait les environs, et détachait du tronc des arbres morts les fragments d’écorce qui y restaient encore. Miss Temple, placée au bout de la terrasse, sur le bord du précipice, voyant s’approcher un ennemi irrésistible, croyait déjà voir s’enflammer l’herbe et les arbres qui étaient près d’elle. Il y avait des moments où le vent poussait de noirs nuages de fumée sur la plate-forme ; et dans cette obscurité croissante, le pétillement des flammes et le bruit de la chute des arbres, répétés par tous les échos, n’en paraissaient que plus effrayants. Des trois individus exposés à ce danger, Edwards paraissait le plus agité. Élisabeth, ayant perdu tout espoir, était arrivée à cet état de résignation qui est souvent l’apanage du sexe le plus faible, quand il s’agit de braver des maux inévitables. Mohican, qui était le plus voisin du danger, l’attendait avec le maintien calme d’un guerrier indien. Deux ou trois fois ses yeux, qui étaient généralement fixés sur les montagnes qu’on apercevait dans le lointain, se tournèrent avec une expression de pitié sur le jeune couple qui paraissait voué à une mort cruelle et prématurée ; mais ses regards reprenaient ensuite la même direction, comme s’ils eussent voulu percer dans la nuit de l’avenir. Pendant ce temps il chantait à voix basse dans la langue des Delawares, avec le ton creux et guttural habituel à cette nation :

— Monsieur Edwards, dit Élisabeth, dans un pareil moment toutes distinctions cessent ; persuadez à John de venir près de nous ; nous mourrons tous trois ensemble.

— Impossible, répondit Edwards ! je le connais, il ne bougera pas. Il est vieux ; il s’est senti affaibli depuis quelque temps, et il regarde ce moment comme le plus heureux de sa vie. Ah ! miss Temple, si quelque chose peut réconcilier avec la mort, c’est d’avoir à la subir avec vous.

— Ne parlez pas ainsi, Edwards, s’écria Élisabeth ; notre cœur en ce moment doit être mort à toute émotion terrestre. Nous mourrons, oui, nous mourrons ; c’est la volonté de Dieu, et nous devons nous résigner en enfants soumis.

— Mourir ! s’écria Edwards en poussant un cri qui semblait l’accent du désespoir ; non, vous ne mourrez pas ! non, tout espoir n’est pas encore perdu !

— Et comment échapper à la mort ? demanda Élisabeth en lui montrant d’un air calme le feu qui commençait à gagner du terrain. Voyez ! la flamme a surmonté la barrière que lui opposait le terrain humide. Sa marche est lente, mais elle n’en est pas moins sûre. Ah ! cet arbre ! voyez cet arbre ! Le voilà enflammé !

Elle ne disait que trop vrai. La chaleur avait enfin triomphé de l’humidité ; l’incendie se communiquait peu à peu à la mousse à demi desséchée, et un pin mort, qui se trouvant à l’autre extrémité de la plate-forme, touché par un tourbillon de flammes poussées par le vent, prit feu en un instant avec une rapidité presque magique. L’incendie gagna d’arbre en arbre, quoique plus lentement que dans la forêt, parce qu’ils étaient plus éloignés les uns des autres, et il consuma même les branches du chêne renversé sur le tronc duquel Mohican était assis. Le vieux chef dut souffrir de la chaleur, mais son courage l’élevait au-dessus des souffrances ; il ne changea ni de position ni de visage, et on l’entendait encore chanter dans ce moment plein d’horreur. Élisabeth, qui avait souvent les yeux fixés sur lui, ne put supporter ce spectacle, et en détourna ses regards pour les porter vers la vallée. Le vent avait poussé d’un autre côté les tourbillons de fumée, et l’on apercevait distinctement le village et tous les environs.

— Mon père ! mon père ! s’écria Élisabeth. Ah ! le ciel aurait pu m’épargner ce surcroît de douleur ! mais je me soumets à sa volonté.

La distance n’était pas assez grande pour qu’on ne pût distinguer le juge Temple, entre sa maison et le lac, regardant la montagne embrasée, et ne regrettant sans doute que la perte des arbres, sans se douter du danger que courait sa fille chérie. Cette vue était encore plus pénible pour Élisabeth que celle de l’incendie qui continuait à s’approcher d’elle pas à pas, et elle se retourna vers la montagne en tenant ses beaux yeux élevés vers le ciel.

— Que n’ai-je la moitié de votre résignation, miss Temple ! s’écria Edwards d’une voix étouffée par le désespoir.

— La mort est inévitable, Edwards, répondit-elle ; tâchons donc de mourir en chrétiens. Mais il n’est pas sûr que vous deviez mourir. Votre costume doit vous faire espérer d’échapper aux flammes plus facilement que le mien ne me le permettrait. Faites encore une tentative ; laissez-moi, fuyez ! Vous verrez mon père ; dites-lui tout ce qui pourra contribuer à le consoler. Dites-lui que je meurs heureuse et tranquille ; que je vais rejoindre une mère chérie ; que les heures de cette vie ne sont rien dans la balance de l’éternité ; que nous nous reverrons un jour. Dites-lui, ajouta-t-elle en baissant la voix, comme si elle se fût reproché une faiblesse qui l’attachait encore aux choses de la terre, dites-lui combien il m’était cher, combien je l’aimais. Ah ! ma tendresse pour lui était trop voisine de l’amour qu’on doit à Dieu.

— Et c’est à moi que vous ordonnez de vous quitter, miss Temple ! s’écria Edwards. Vous quitter quand vous êtes peut-être sur le bord du tombeau ! Que vous m’avez mal connu ! Le désespoir m’avait entraîné dans les bois, mais vous avez dompté le lion qui rugissait dans mon cœur. J’ai passé mon temps dans une situation dégradante[1], mais vous m’avez souvent rendu la vie moins amère par le charme de votre présence. J’ai oublié ce que je devais à mon nom et à ma famille, parce qu’après vous avoir vue je n’avais plus que vous présente à mon souvenir ; j’ai oublié les injustices dont je suis victime, parce que vous m’avez enseigné la charité. Non, chère Élisabeth, je puis mourir avec vous, mais je ne vous abandonnerai pas.

Élisabeth ne répondit rien. Toutes ses pensées jusqu’alors s’étaient dirigées vers le ciel. Les regrets que lui avait inspirés l’idée d’être probablement, avant peu d’heures, séparée d’un père chéri, avaient été adoucis par un sentiment de religion qui l’élevait au-dessus de la terre, au-dessus de la faiblesse de son sexe. Mais elle redevint femme en entendant ces paroles ; le sang revint animer ses joues, qui avaient déjà, par anticipation, la pâleur de la mort, et leur rendit la fraîcheur de la beauté. Elle luttait contre le sentiment qu’elle éprouvait, et cherchait à ramener son cœur à la contemplation des choses célestes, quand une voix humaine, une voix perçante, se fit entendre à peu de distance.

— Miss Bessy ! où êtes-vous, miss Bessy ? Réjouissez le cœur d’un vieillard, si vous appartenez encore à ce monde !

— Écoutez ! dit Élisabeth ; c’est Bas-de-Cuir ; il me cherche.

— C’est Natty ! s’écria Edwards en même temps ; tout espoir n’est pas perdu !

Une flamme éclatante brilla un instant à leurs yeux, et fut suivie d’une forte explosion.

— C’est la poire à poudre ! s’écria la même voix qui paraissait encore plus proche ; la pauvre enfant est perdue.

Au même instant Natty arriva sur la plate-forme, du côté du ruisseau desséché, sans bonnet, les cheveux à demi brûlés, sa chemise noircie et le front couvert de sueur, par suite de la chaleur à laquelle il avait été exposé et de la vitesse avec laquelle il avait couru.



  1. Il y a dans le texte dégradation ; mais Edwards veut seulement faire allusion à l’espèce de domesticité à laquelle il s’est soumis chez le juge Temple.