Les Petits Hommes de la pinède/Chapitre VIII

L’Association médicale (p. 58-68).
CHAPITRE viii
L’Assemblée.

La Colline des Supplices, lieu désormais consacré, refuge du parti populaire dont nul Mangeur-de-Viande ne se fût approché sans risquer sa vie, abrita de son mystère de nocturnes réunions. Il me fut donné d’assister à l’une d’elles sans être aperçu, dans l’ombre portée par ma propre statue. Historien d’une existence singulièrement romanesque, je voudrais qu’il me fût permis de rompre le cours régulier de mon récit et, empruntant à l’art du romancier ses ressources dramatiques, de faire pénétrer à brûle-pourpoint le lecteur que je me suppose, au milieu de cette assemblée qui fut mémorable.

Des orateurs nombreux, des agitateurs s’étaient succédés, avaient fait une tribune de cet autel qui, étant aussi un tombeau, se prêtait également à l’évocation de la barbarie humaine et à celle du divin courroux. Frappant du pied la pierre funèbre et propitiatoire, ils avaient répété en des proportions réduites le geste de Virginius montrant à la fois la tendre victime du décemvir et le temple du Capitolin, vengeur des crimes.

Aux lueurs du buisson ardent de mille torches fumeuses, la foule couvrait la colline d’un grouillement vermineux, de noirs remous frissonnants. Et le murmure de cette multitude, modulé tour à tour par la curiosité, la douleur, la colère, prenait des valeurs musicales étranges, faisait penser à quelque chœur de drame antique aux paroles inentendues.

Maintenant, c’était Yona qui était debout sur l’autel.

— Mon frère Peuple, dit-il, les voix que tu viens d’entendre, les voix irritées qui parlaient de mort et de misères, de crimes et d’injustices, sont les voix d’un passé désormais éteint, du temps où Celui-qui-a-la-barbe-blanche ouvrait seul sur les hommes son œil lumineux. Que le bras me sèche, si je parle mal de Lui : car s’il a mis au-dessus de toi des hommes de sang, s’il a permis que les méchants jouissent d’une félicité précoce, tandis que tes pères ont attendu vainement, depuis les origines, l’exaltation et la paix, c’est qu’il te réservait l’avenir tout entier. Il suffit d’une saison pour que l’ortie vénéneuse atteigne plus de deux fois la taille d’un homme, mais la suivante saison la flétrit et la dessèche. Au contraire, l’amande du pin doit souffrir longuement que la terre pourrisse son enveloppe ligneuse ; ses radicules se fraient dans le sol un chemin laborieux, avant que ne s’épanouisse le premier sourire d’une lame verte au bout de la tige encore fragile. Mais l’arbre bienfaisant et sacré grandira toujours et survivra à d’innombrables générations.

« Tes tyrans sont, en vérité, comme l’ortie et toi comme le pin. Je t’annonce que le temps de leur dessèchement est venu et que tu vas enfin porter feuille. Un nouveau Maître s’est révélé, doux et terrible à l’image du Feu, sa préfigure que nos ancêtres ont vénérée au temps légendaire du grand Hiver. Il nous était annoncé dès l’aube du monde par le Formateur comme un justicier qui viendrait punir les méchants. Et il est venu, mon frère Peuple, portant la flamme à la bouche et rejetant la fumée par ses narines.

« Dis-moi, à qui donc est-il apparu au temple dans la nuit inoubliable ? À quelqu’un des Vieillards dépositaires des Textes ? ou bien à des Riches nourris de la chair des bêtes ? Non, je te le dis véritablement ; mais à des femmes de pauvres, assemblées pour prier et gémir. Et le feu de Sa bouche ne leur a point fait de mal. Depuis lors, il l’a souvent visité, mon frère Peuple et quand Son ombre avait passé sur tes champs, il te semblait (n’est-ce pas ?) que le noyau était moins lourd et la terre plus féconde.

« Mais je suis le témoin d’une plus grande merveille, car j’ai été mort et je suis vivant. Les Mangeurs-de-Viande (sur eux l’abomination !) avaient martyrisé mon corps et le monde était devenu tout noir devant mes yeux. Déjà les fourmis s’assemblaient, attirées par l’odeur de mon cadavre. Et j’étais une chose insensible, ne connaissant plus rien du temps, froide depuis une minute ou mille jours, car ce sont deux mesures égales pour un mort.

« Tout à coup, le sang se remit à chatouiller mes veines et la vie descendit dans ma poitrine desséchée. Ce fut comme si Quelqu’un, penché sur la margelle d’un puits, rappelait mon âme des abîmes. Et je connus, mon frère Peuple, que Celui-qui-lance-la-Flamme avait Sa Bouche sur la mienne et que son vénérable baiser refaisait de moi un homme.

« Penses-tu maintenant que je pourrais mentir et renvoyer en de vaines paroles l’haleine divine qui gonfla ma poitrine ? Je te certifie que tout ceci est un signe, le signe de l’Alliance nouvelle entre ton Maître et toi, Peuple dont je ne suis que l’un des membres. Nous sommes à une fin et à un commencement. Une porte s’est fermée, une porte s’est ouverte ; le vieux peuple souffrant est mort ; le jeune peuple fort et victorieux est né, comme je suis né à une seconde vie. La rigueur a fini son temps ; l’amour vient de naître. Le Maître soufflera sur tes ennemis et ils seront de la poussière au vent.

Yona se tut. Les torches brandies jetèrent des lueurs plus vives. À la surface de la multitude, des vagues coururent et l’âme bruyante de tout un peuple essora, formidable. Ce fut d’abord le tumulte confus, l’inextricable écheveau sonore qu’embrouille un orchestre ivre en l’absence du chef. Des cris aigus, des cascades chromatiques de sanglots et de rires, des mélodies qui s’ébauchent et qu’aussitôt submerge la lame de fond des voix graves et colères ; un bruit informe, discordant, insupportable à l’oreille. Et peu à peu, dans ce désordre chaotique, une sorte de rythme vacillant apparaissait, acquérait de la force, en même temps qu’une tonalité s’avérait fondamentale, imposait son règne, regroupait les voix anarchiques.

Tout à coup, sans qu’on sût comment, l’accord fut fait. Une phrase large, puissante, se développa ; majestueux choral, prière ardente et nuancée, splendide chant de foi et de victoire, dans lequel chaque minuscule élément de cette humanité faisait sans s’en douter sa partie avec justesse, parce qu’un Être collectif subitement était né, parce que tout assentiment d’une multitude à une idée unique est naturellement harmonie et musique. Si le génie de Beethoven avait pu noter l’hymne merveilleux, une sœur immortelle serait née à la Neuvième Symphonie.

Mais brusquement le fil mélodique cassa. Des notes fausses et criardes traînèrent. La phrase magique essaya vainement de remonter, affaiblie, l’escalier des sons, persista quelque temps sur un mode mineur et se perdit, inachevée. Un nouvel orateur était monté sur l’autel.

L’homme était d’âge moyen et fort négligé dans sa tenue. D’abord, on ne pouvait que le trouver laid. Au sens de l’esthétique que l’éducation nous a faite, la beauté humaine réside dans le silence et l’immobilité des traits. Qu’une forme inattendue étonne le regard, qu’un linéament s’accuse avec vigueur, usurpe l’attention au lieu qu’elle soit répartie également sur toute la physionomie, aussitôt nous voyons un défaut de construction justement là où un examen approfondi, fouillant jusqu’à l’intérieur de l’être, ferait reconnaître une émouvante harmonie entre l’individu spirituel et son enveloppe. On ne permet à l’âme qu’une expansion modérée vers la superficie. On est troublé par un visage trop mobile et trop parlant. On veut bien que la vie s’y montre en des expressions fugaces, à fleur de peau, comme par accident, mais non qu’elle y laisse les traces indélébiles de ses habitudes.

         Je hais le mouvement qui déplace les lignes,

fait-on dire à la Beauté.

Or, la grandeur humaine étant faite d’un martyre intérieur, il est de toute impossibilité qu’une forme plastiquement belle suivant cette convention contienne une pensée vaste, personnelle, violente et libre. Seul l’homme imperturbablement serein, qui s’est soumis sans lutte à toutes les traditions, qui accepte toutes les lois, qui est cuirassé de certitudes et se garde d’innover comme de pécher, peut être, avec l’aide de la : nature, beau comme un archange. Le monde trouve des laideurs monstrueuses à tous les révolutionnaires et, à en juger superficiellement, il n’a pas tort. Dante était laid, et aussi Danton. Mais à travers ces laideurs-là quelque chose transparaît ; une lumière d’étoile ou le rouge flamboiement d’une torche. Le bellâtre a passé, son image s’efface aussitôt : ce n’est personne. Mais surgisse une de ces faces formidables secouées par le feu intérieur comme les terres volcaniques, on se retourne, on n’oublie plus : c’est quelqu’un.

L’agitateur qui succédait au bon Yona était ainsi. Une vie tumultueuse s’était inscrite sur ce front démesuré, noirci, crevassé, et plus rien n’y était lisible que des pensées de négation et de révolte. Et ce monstre, qui restait grotesque à mes yeux à cause de sa petitesse ridicule de figurine japonaise, eût été, géant, hideusement beau comme un temple incendié.

— Peuple, dit-il, tu rêves et Yona berce ton sommeil. Si je te secoue, quel châtiment me réserves-tu ? Pourtant mon amour pour toi me commande de te braver, de blasphémer ta foi, de bouleverser les traditions léguées par tes pères. La Vérité n’a point un sourire d’enfant ; c’est une belle brute impudique, qui fait peur d’abord et dont les premières caresses font mal comme des coups. Si je te la montre, me pardonneras-tu ? Qu’importe. La voici. La vérité, Peuple qui t’agenouilles parce que tu ne sais pas penser, qui pries parce que tu ne sais pas vouloir, c’est qu’il n’y a pas de Protecteur et qu’il n’y a pas de Maître…

Il s’arrêta pour mesurer l’effet de ses paroles. Un trou de silence se creusa dans l’auditoire stupéfié. Et puis on entendit quelque chose qui ressemblait au brisement cristallin d’un ruisseau sur les pierres, d’un ruisseau qui, recueillant sur son cours les ondes d’affluents nombreux, s’enflant d’une crue rapide, croula tout à coup en cataractes stridentes. Le peuple riait.

Pas de Maître !… Parbleu ! la négation était moins sacrilège que bouffonne. C’est un présage de fin du monde quand l’humanité perd le sens de l’absurde et, gravement, nie le soleil ! Pas de Maître… Voyons, quel homme sensé a jamais proféré une telle parole ? Nos pères et les pères de nos pères ont adoré l’Évidence… et celui-ci, tout seul, veut en détruire le culte ! En voilà un qui prétend que deux et deux ne font pas quatre, que le feu n’a point de chaleur et le jour point de lumière ! Mais pauvre dément, tous ceux qui sont ici ont vu de leurs yeux Celui-à-la-barbe-blanche. Et point n’était besoin, au reste, de le voir : l’ordre qui règne dans toute la Pinède proclame sa toute-puissance. Toi-même, misérable, comment existerais-tu, s’il ne t’avait donné l’être ? Comment parlerais-tu, si tu ne tenais de Lui ce langage même que tu emploies à le blasphémer ?… Pas de Protecteur !… Et il dit cela devant le ressuscité !

L’homme laissa s’éteindre le rire et il reprit :

— Je connais Celui-à-la-barbe-blanche, et je n’ignore pas le nouveau-venu, Celui qui-lance-la-Flamme ; mais je ne sais pas qui ils sont. On m’affirme que le premier m’a donné l’existence ; c’est possible mais ce n’est pas prouvé. Il y a des bornes au savoir humain, au-delà desquelles l’Inconnaissable dresse son mystère. Mais si ma science est courte, du moins je ne dis que ce que je sais. On m’affirme encore que Yona a été mort et qu’il ne l’est plus. Je constate qu’il vit, mais ni moi ni personne, ni lui-même n’a vu les preuves de sa mort réelle ; et la résurrection d’un homme est un phénomène trop rare pour qu’on l’accepte sans un million de preuves.

« Ne quittons donc pas le ferme terrain des réalités et cherchons ce que nous pouvons connaître des deux Êtres dont la stature nous étonne. Ils sont cinq fois plus grands que nous, mais trente fois moins grands qu’un de ces pins ; donc bornés dans l’espace. Nous sommes nés après eux et mourrons avant eux ; mais il suffit de comparer la vieillesse de l’un à la jeunesse de l’autre pour comprendre que leur exislence évolue, comme la nôtre, vers la mort et qu’ils sont bornés dans le temps. Ils portent des vêtements, donc ils sont sensibles au froid. Je serais fortement tenté de croire qu’ils se nourrissent, mais je ne veux rien dire que je n’aie vu.

« Ce que j’ai vu et ce que je puis dire, c’est que Celui-qui-lance-la-Flamme n’a pas sans effort franchi la muraille que nous avons élevée autour de la montagne. Malgré ma terreur, je l’observais, caché au coin le plus obscur de ma maison. Un caillou l’a blessé à la main et il a saigné comme un homme. Et l’on me dira de lui comme de l’autre qu’il est la Toute-Puissance, le Principe de la Vie, l’Éternel et l’Omniscient ! Moi je dis qu’ils sont, comme nous, des créatures, si tant est qu’il y ait eu une création et qu’on puisse assigner à ce monde un incompréhensible commencement.

Des interjections irritées fusèrent, puis des chuchotements réclamant le silence. L’orateur continua.

— Peuple, il est indiscutable que la source a des droits sur la rivière, le formateur sur son ouvrage et la cause sur l’effet. Mais si je t’ai fait partager mon opinion, que ces Êtres, nonobstant leurs proportions colossales, n’imposent pas plus que nous de lois à la Nature et sont tout au contraire assujettis, de même que nous, à ses rigueurs, tu conviendras que ce n’est pas eux, mais la Nature qu’il nous faudrait adorer. Elle seule est notre véritable cause, notre véritable source, notre véritable formatrice. Ceux-ci ne se sont élevés au-dessus de nous que par leur force et notre soumission ; ils nous ont domestiqués comme nous ayons domesqué les espèces animales plus débiles. Mais si notre autorité sur des bêtes qui ne pensent point est nécessaire et presque légitime, toute volonté qui s’impose à des êtres pensants est une tyrannie. Quiconque naît avec une petite flamme allumée en son cerveau naît libre !

Une voix cria : « Prends garde ! Tes paroles les offensent ! » L’homme sourit.

— On m’apporte un argument inattendu contre leur souveraineté, s’il est vrai que les paroles d’un être aussi chétif les trouvent vulnérables ! Et si, par fortune, ils châtiaient ces paroles qu’ils n’ont pas pu arrêter dans ma gorge, mon argument aurait encore plus de valeur, car châtier est un signe de faiblesse.

« Mais peut-être, les supposant non à tort plus robustes et plus intelligents que nous, tient-on à se ménager leur protection et leur alliance ? Voyons donc ce que dans la suite des temps, nous avons gagné à nos supplications. Celui-à-la-barbe-blanche a-t-il une seule fois réfréné les passions des Rois et des Mangeurs-de-Viande ? A-t-il abaissé une main vengeresse sur les massacreurs, les pillards et les bourreaux ? A-t-il fait honte à la caste des Vieillards de sa politique tortueuse, de ses calomnies, de ses anathèmes et de ses bûchers ? A-t-il encouragé les justes revendications des pauvres et leurs justes ressentiments ? Tout au contraire c’est en son nom que nos persécuteurs nous ont toujours livré bataille. Ils ont mis son signe sur leurs bannières et nous ont dit que la distinction des riches et des pauvres avait été faite par lui. Et les Vieillards auxquels il confiait ses messages ont béni ceux qui disaient cela.

« Assurément je ne lui reprocherai pas l’abus que les méchants firent de son autorité. Mais je ne saurais que l’imaginer impassible, voire curieux du spectacle de ces horreurs, puisqu’il n’a même pas froncé le sourcil pour les faire cesser. Et le mieux que je puisse dire de lui, c’est qu’il fut toujours comme s’il n’était pas.

« Et maintenant qu’un nouveau Maître est venu, on veut sur de faibles indices nous faire entendre que tout est changé, que l’Amour va remplacer la Fureur ! ces deux êtres seraient donc en querelle ? Si deux législateurs se battent, je ne sais plus où est la loi. Le Nouveau a-t-il converti l’Ancien ? Alors la vieille loi était perverse ou c’est la nouvelle qui ne vaut rien. Ou Celui-à-la-barbe-blanche est un monstre, ou Celui-qui-lance-la-Flamme est un usurpateur. Pour moi ma conviction, c’est que nous sommes dupes des apparences et qu’en réalité ils s’entendent ; et que nous n’y gagnerons rien. Je reconnais l’acte de bonté dont Yona a recueilli le bénéfice ; je reconnais que le nouveau Maître semble se pencher sur nous avec quelque mansuétude. Attendons la fin. Il a sans doute quelque dessein caché qui s’accorde momentanément avec notre intérêt, mais qui ne peut lui être identique. Qui prétend être notre Maître ne veut pas ce que nous voulons. Un Maître, c’est forcément un ennemi.

L’assemblée était devenue houleuse. On se bousculait, on s’écrasait ; des contre-courants faisaient des tourbillons dans le flot noir dont les lames successives, portant à leur crête une écume de malédictions et d’injures, venaient frapper le soubassement de l’autel. Une mer démontée se ruant à l’assaut d’un phare. L’orateur qui criait vainement dans la tempête faillit être emporté.

Mais les passions de ce peuple, subites et violentes, s’apaisaient tout aussi rapidement. On voulait entendre encore, au moins sous le prétexte d’alimenter son indignation. Les personnes les plus scrupuleuses ressentent une joie inavouée à écouter des blasphèmes. Il y a en chacun des hommes un démon timide qui tressaille aux révoltes d’autrui. Les oreilles de nouveau se tendirent.

— Au surplus, dit l’homme, si tu as cru, Peuple, que j’avais dessein de braver tes convictions pour le vain plaisir de t’amener à mon doute, détrompe-toi. Il me serait indifférent que persistât la poésie des légendes traditionnelles et que tes idoles fussent vénérées, si tu ne trouvais dans ce culte le prétexte d’une inactivité néfaste à tes intérêts. Tes pères t’ont prescrit d’en confier le soin à un Protecteur dont le mauvais vouloir ou l’impuissance furent manifestes. Moi, je te dis que ta force est en toi-même. Ne compte plus sur autrui ; agis, il en est temps. Agis sans Celui-à-la-barbe-blanche ; agis, sans Celui-qui-lance-la-flamme. Agis même contre eux, s’ils font obstacle à ta volonté. Tu es libre. Ton salut est dans tes mains et il n’y a pas d’autre loi que celle que tu auras décrétée. Le Roi, les Mangeurs de Viande, les Vieillards sont tes ennemis ; extermine-les. Ta multitude trop nombreuse est à l’étroit dans le tout petit monde dont les tyrans ont fixé les limites ; fais-en crouler les murs sans souci des sornettes que racontent les vieilles femmes au coin de l’âtre. Ne crois point que la terre finisse là : l’Espace est sans bornes, comme la Pensée. Qui-donc est le Maître de dire au raisonnement : « Ici est la limite de ton droit ? » Les murailles matérielles ou idéales sont toujours de l’arbitraire. On ne fait pas à l’homme sa part ; tout ce que son esprit peut concevoir, tout ce que sa main peut atteindre est à lui. Je t’ouvre la porte de l’Illimité. Marche ! Et ris-toi de ce Dragon fabuleux, de ce Désert légendaire dont tu parles depuis toujours sans les avoir vus. Les vaines terreurs se dissiperont à ton approche…

— Tu mens ! crièrent soudain des voix dans le tapage qu’avait soulevé cette péroraison.

Et l’on vit, en deux points opposés de l’océan humain, une agitation locale faire onduler les taches claires des visages. Deux homoncules s’efforçaient de se frayer un chemin, luttaient contre la foule qui tantôt paraissait les noyer dans le creux de ses vagues, tantôt les portait d’une vague à l’autre, avec des alternatives d’avance et de recul, comme la marée se joue des épaves, et qui les jeta enfin sur l’autel, épuisés et haillonneux. Ils se toisèrent et regardèrent le blasphémateur en silence en reprenant leur souffle. L’assemblée attendait.

— Oui, tu as menti, articula l’un deux d’une voix encore mal assurée. Et nos pères ne nous ont pas trompés. J’atteste qu’un épouvantable désert borne la Pinède du côté où le soleil se lève. Je l’ai vu, moi… J’aurais voulu cacher à tous la témérité coupable qui m’a fait enfreindre le commandement du vénérable Ancien et porter mes regards sur les lieux défendus. Mais la passion du vrai et l’amour de ce peuple que tu voudrais égarer arrachent malgré moi ce secret de ma poitrine. J’ai vu.

« J’osai, un jour d’hiver, monter à la cime d’un de ces pins consacrés qui se dressent près du mur d’enceinte. Et c’est miracle si la terreur ne m’a pas fait choir. Au risque de tous les châtiments qui peuvent crouler sur moi, je proclame à la gloire de l’Ancien des jours dont toute parole est vérité, qu’il n’y a point de demeure pour l’homme hors de la Pinède, mais un champ de neige infini où les vents tourbillonnent, une plaine funèbre qui a la figure du Néant et dont les bords sont cousus au ciel inaccessible. Aucun arbre n’y pousse ; aucun être vivant ne la traverse ; aucun but lointain ne s’y montre. C’est le séjour du désespoir et de la mort !

— Et moi, dit le second de ces hommes, je dis aussi que tu as menti, car j’ai vu le visage de la Bête occidentale. Ce fut un soir que je poursuivais au fil de la rivière un poisson auquel mon harpon était accroché, Le poisson était gros et fort ; il tirait sur la ligne que j’avais attachée à mon bateau et le hasard voulut qu’il m’entraînât dans le couloir obscur et voûté par où la rivière, passant sous la muraille, se précipite en dehors de l’enclos. Ma barque fragile faillit s’y fracasser et je m’affolais, me sentant perdu, lorsque je débouchai hors de la voûte dans l’espace interdit.

« Alors je vis comme dans un rêve une formidable Chose vivante qui tenait jusqu’au ciel tout l’espace et qui se mouvait par des ondulations multiples de reptile. La lune en faisait à perte de vue luire les écailles et des formes momentanées montaient de sa surface informe, blanchissaient en menaçant les nuées et retombaient dans un immense murmure : la Bête avait la voix souveraine d’un peuple innombrable. Elle se mouvait toujours, jamais lasse, prenant tous les aspects, épousant toutes les figures sans qu’on put démêler un linéament précis et constant dans cette multitude de visages aussitôt évanouis qu’aperçus ; faces de montagnes, béances de gouffres, lèvres baveuses et multiples, tourbillons de fumée. Le monstre allongeait sur le sable des langues minces et écumeuses qui lapaient la rivière : puis il se retirait, puis revenait en courroux, se redressant soudain et ouvrant une gueule d’abîme qui se refermait avec un bruit de tonnerre…

« Je vis tout cela. Peuple, en un instant, tandis que mes oreilles bourdonnaient et que le vertige montait à ma tête. Et tout à coup je fus happé avec rage et rejeté violemment parmi les débris de mon bateau jusque dans le canal, sous la muraille. Couvert d’écume et de la salive géante, je me retrouvai nageant dans les eaux calmes de la rivière, à l’ombre de nos pins natals. Je me jetai épuisé sur la rive où je restai à trembler, les dents claquantes, pendant plusieurs heures. J’ai failli devenir fou, rien que pour avoir vu…

« Et maintenant que j’ai descellé mes lèvres, maintenant que mon fatal secret s’en est échappé, que mon imprudence t’instruise, Peuple ! Celui-là a menti. L’Ancien seul dit la vérité. À l’Orient, le Désert qui affame, à l’Occident, la Bête qui dévore. Il n’est de vie que dans l’enclos donné à nos pères ; il n’est de secours qu’en Ceux de qui la Loi nous est venue.

Ainsi parla le second contradicteur et ayant dit, il baisa la pierre de l’autel.

Moi qui écris ces lignes et qui écoutais ces discours dans l’ombre, je fus alors témoin d’une chose surprenante. Il me sembla qu’une mort subite venait de frapper les milliers d’êtres que tant de passions avaient tout à l’heure agités. Une stupeur lourde plana. On entendit siffler le vent dans les aiguilles des pins et la mer se plaindre gravement. Croyant la colline désertée, un chat-huant la franchit en ramant de ses ailes de laine. Le peuple, sans un bruit, sans un geste, regardait ceux qui avaient parlé. Il faisait froid…

Que se passait-il donc ? Ce coup de théâtre mettait ma logique en déroute. Eh ! quoi ? cette foule religieuse avait vu ses croyances attaquées et, quoique frémissante de colère, elle avait écouté jusqu’au bout le blasphème ! Et maintenant que la foi triomphait, que des témoignages aussi précieux qu’inattendus avaient dissipé le malaise et le doute, elle n’acclamait point les défenseurs qui avaient surgi ! Bien plus, son silence semblait leur marquer de la rancune. Accuser ceux qui avaient soutenu l’édifice chancelant des Traditions !

Et comme un jet de lumière, un passage terrible du second Livre des Rois éclata dans ma mémoire :

Oza étendit la main sur l’arche de Dieu et la retint, parce que les bœufs regimbaient et la firent pencher.

Et Le Seigneur fut irrité d’indignation contre Oza et le frappa à cause de sa témérité ; et il mourut là, près de l’Arche de Dieu.

Deux hommes, l’un curieux, l’autre imprudent, avaient touché l’enceinte sacrée. Même en portant témoignage de la Vérité, ils se condamnaient eux-mêmes.

À présent on chuchotait comme pour rassembler des avis. Des hommes âgés parcouraient les groupes et se rejoignirent près du foyer consacré dont Yona ranima la flamme. On délibéra avec des hochements de têtes, autour de ce bûcher rougeoyant. Puis chaque conseiller donna un baiser à Yona, voulant signifier ainsi qu’il lui transmettait ses pouvoirs.

Le ministre fit trois génuflexions au pied de ma statue et monta sur l’autel près de ceux qui y étaient. Et il clama d’une voix forte et sentencieuse :

— Nul homme ne regardera par dessus la muraille, a dit l’Ancien des jours.

Alors les deux coupables s’agenouillèrent, ouvrirent les bras docilement et Yona, tirant un dard de sa ceinture, frappa deux fois. Et tandis que les victimes s’abattaient dans une flaque de sang, le sacrificateur s’arrêta, comme hésitant, devant le blasphémateur qui l’attendait, les bras croisés, un rire ironique aux lèvres.

Je ne saurais décrire ce qui se passa en moi au moment de ce double meurtre rituel. Certes, ce que j’avais entendu m’affolait. Les temps redoutables que Dofre avait prédits étaient arrivés ! Déjà une voix s’élevait dans la Pinède contre notre tyrannie ; déjà le dogme de l’intangibilité de la muraille avait subi des atteintes ! Il est vrai, l’homme qui contestait la légitimité de la Loi était seul, et je voyais couchés dans leur sang deux êtres plus malheureux que criminels dont le supplice refrénerait, au moins quelque temps, les curiosités dangereuses.

Mais toute idée est une semence forte qui germe sûrement et toute curiosité excitée tend invinciblement à se satisfaire. On retarde la marche des événements, on ne l’arrête point. Les arguments rationalistes de l’un ne manquaient pas de puissance et avaient dû, dans une certaine mesure, porter ; la mort des deux autres ne ferait bientôt qu’ajouter l’attrait du risque à la soif de connaître qui est le grand mobile de l’évolution. De toute évidence, et très prochainement, de nouveaux regards seraient jetés par dessus les murailles. On s’habituerait à contempler la face de la mer et le monstre ne serait plus qu’une eau vivante ; on verrait la lande démaillotiée de ses draperies hivernales et ses petits chemins fleuris d’ajoncs révéleraient un praticable au-delà. Alors… le mensonge initial du vieux Docteur ne protégerait plus le monde ! Aujourd’hui, la digue qui retenait le flot des Petits Hommes était fissurée ; demain, la fissure serait crevasse.

Et que faire ? Les jours même étaient comptés. S’il a fallu un siècle pour mûrir la révolution des Français, une année est un siècle pour ces Pygmées ! Le temps marche ailleurs ; il galope, ici ! Que faire ? Gagner du temps et réfléchir.

Dans mon angoisse extrême, je ne pouvais m’empêcher de trouver que le couteau de Yona avait fait une bonne et très politique besogne. Pourtant ce sang répandu révoltait toute mon humanité, et comme le prêtre inassouvi dardait sur la troisième victime un regard meurtrier, je me ruai, sans but défini, comme par un acte réflexe, hors de ma cachette.

Je ne sais pas quel effet produisit sur l’assemblée mon apparition formidable et inattendue. Il dut y avoir une énorme bousculade… Je ne vis rien. On dut pousser des cris de terreur… Je n’entendis rien. Je ne vis que l’autel, que Yona subitement prosterné, et qu’un petit homme laid qui suait de peur, mais qui rassemblait toute son énergie et me regardait assez fièrement dans les yeux.

Je rugis : « Comment te nomme t-on ? »

— Arrou, dit-il.

Je l’élevai dans mes mains crispées à la hauteur de mon visage. J’étais si hors de moi que je devais être terrible comme Jupiter tonnant.

— Eh ! bien, Arrou, criai-je, te repens-tu ?

Je le serrai à l’étouffer. Sa face devint livide. Il hésita, puis, résolument :

— Non ! dit-il.

J’eus la brusque tentation de l’étrangler, mais le courage me manqua.

— Va ! lui-dis en le projetant à terre. Je t’abandonne. Tu es… tu es fou !

Et comme je restai là, haletant, épuisé par mon accès de colère, le bonhomme se releva, frictionna ses membres engourdis et se mit à marcher.

Je pensais qu’il ne ferait pas trois pas sans être déchiré par la foule et j’attendais cet horrible spectacle que mon âme irritée — faut-il l’avouer ? — souhaitait malgré moi. Je me trompais. La foule s’écarta devant lui et un murmure de voix frêles courut jusqu’aux limites de l’assemblée.

— Il est fou ! il est fou !… répétait-on.

Et cette phrase talismanique le protégeait. Il disparut.

J’avais cru le perdre. Je l’avais rendu sacré.

Alors, apaisé subitement par la surprise que ce dénouement me causait, je souris, allumai lentement ma pipe devant tous ces gens silencieux et stupides, soufflai trois ou quatre bouffées et m’éloignai entre les rochers.