Les Petits Hommes de la pinède/Chapitre VII

L’Association médicale (p. 12-18).
CHAPITRE vii
L’hiver.

Du jour où le maître de Capdefou m’eut confié sa pensée et concédé des droits sur sa terre, il manifesta nettement par son attitude qu’il entendait résigner peu à peu entre mes mains tous les soucis du gouvernement. Il en fut de lui comme de ces magistrats arrivés à l’âge de la retraite, qui épuisent les restes d’un zèle consciencieux à éclairer leurs successeurs sur la complexité des affaires en cours mais non sans marquer par un certain air de détachement que leur responsabilité en devient d’heure en heure plus légère. Il gagnait en bonhomie ce qu’il perdait en majesté, visiblement soulagé du fardeau dont il avait chargé mes épaules et réservant les froncements olympiens de ses sourcils pour les circonstances où ma jeune inexpérience l’obligerait à intervenir. Ainsi que le veut ordinairement la nature, les misères de l’âge croulèrent brusquement sur lui, vers cette fin d’automne, n’étant plus retenues par l’énergie active qui leur avait si longtemps opposé une digue. Et je pris plus d’indépendance à mesure que la vieillesse l’accablait de ses incommodités.

C’est alors que lentement, et non sans prudence, je m’avançai dans l’intimité des Petits Hommes de la Pinède.

Mes incursions furent d’abord exclusivement nocturnes. Je gardais une certaine crainte d’être aperçu sans utilité et commençai par explorer les marges du domaine sans y pénétrer tout à coup. Chaque nuit je poussais plus avant, mais méthodiquement, après avoir sondé le terrain mètre par mètre, noté les choses curieuses que j’y découvrais à la clarté lunaire et les fourrés propres à me servir de refuge en cas de surprise.

Peu à peu, j’eus ainsi une suffisante idée de ce petit monde et cela sans trop le troubler. À plusieurs reprises, il m’arriva de saisir des bruits de fuite, sans que l’obscurité me permît de les attribuer soit à des hommes, soit à ces animaux qui sortent la nuit. Il est infiniment probable que mes promenades eurent des témoins et tout à fait certain qu’on reconnut les traces de mes pas ; mais je pense que ces indices, par peur ou par respect, décidèrent les Nains à s’enclore plus hermétiquement dans leurs maisons, depuis le crépuscule jusqu’à l’aube, pour éviter une rencontre.

Tandis qu’ils avaient ainsi tout le loisir de s’habituer à moi, je me prenais d’admiration pour leur industrie à l’aspect des jolis villages dont j’osais m’approcher, des ateliers muets dans lesquels je promenais la lueur vacillante d’une allumette en m’aplatissant contre la terre pour regarder de près de petites merveilles de mécanique qui eussent tenu dans le creux de ma main. Il y avait des forges où l’on fondait et martelait d’infimes parcelles métalliques arrachées à des cailloux, des métiers à tisser de délicates fibres végétales ou des poils d’animaux, des moulins-joujoux adaptés à écraser les graines alimentaires, à extraire les huiles et les jus des fruits, à fouler de cotonneux duvets. D’autres machines me parurent fabriquer de la pâte à papier, et je ne parle pas d’une foule d’engins dont les usages me sont restés inconnus. La force motrice était empruntée au vent, à l’eau, à la vapeur, voire à de petits rongeurs domestiqués tournant dans des cages circulaires, autant du moins qu’il m’était permis de le penser devant ces ateliers au repos ! Je trouvai près des fermes disséminées dans la campagne, des réduits pleins d’animalcules d’espèces communes, notamment les Annelés et les Insectes que, sauf les abeilles et les vers à soie, nous ne savons pas utiliser pour nos besoins, et dont les Petits Hommes faisaient judicieusement l’élevage pour en tirer soit de la nourriture, soit des matières tinctoriales ou tout autre chose.

Je comprenais maintenant comment ce peuple parvenait à se procurer des moyens d’existence dans un clos à la vérité très étendu, mais néanmoins trop limité eu égard à la multitude de ses habitants. Nous autres, nous voyons les choses de trop haut pour ne pas ignorer la plus grande partie des ressources qu’elles renferment. Notre terre est si grande que nous sommes très loin d’en avoir inventorié toutes les richesses et, prodigues de ses dons, nous dédaignons les miettes. Il faut avouer d’ailleurs que pour des êtres de notre taille, certaines économies sont tout à fait négligeables. Les Hommes de la Pinède, considérablement moins élevés au-dessus du sol, voyaient mieux les détails de la nature et le besoin leur avait appris à n’en négliger aucun. Du pin, essence qui ombrageait le plus grand espace de leur séjour, ils tiraient l’amande qui nourrit, la résine qui éclaire ; avec les écailles et les aiguilles, ils couvraient leurs toits et confectionnaient de multiples objets mobiliers. Mais il y avait d’autres arbres, des chênes-rouvres et des chênes-liège dont ils estimaient les glands, des érables dont ils extrayaient un sucre. Ils savaient enter les arbustes des buissons et en adoucir les fruits coriaces. Ils amélioraient par la culture une foule de graminées que nous dédaignons et y trouvaient de la farine et du fil. Ils ne rejetaient pas la peau et les os des petits animaux dont ils avaient mangé la chair, et les élytres même des insectes que nous écrasons sans y penser cédaient à leurs vêtements un enduit imperméable. Je n’aurais point tôt fini, si je devais énumérer toutes les productions naturelles qui subvenaient au vivre et au couvert de ces homoncules, en mettant même à part le gibier noble, de poil et de plume, que la haute classe se réservait, massacrait avec méthode, les Poissons et les Crustacés qu’elle avait le privilège de pêcher et les Mollusques marins dont le flux poussait les colonies bien avant dans la rivière.

Avec le temps, je m’enhardis jusqu’à m’attarder dans les sous-bois après le jour levé, contemplant par les éclaircies des branches l’affairement du réveil. Au loin, des laboureurs égratignaient le sol du bout pointu de l’araire et jetaient les semences, de ce geste émouvant qui semble libérer de la vie. Les maisons érigeaient des aigrettes de fumée et les mille métiers rendaient des fredons musicaux d’insectes volants. Dans l’air limpide et sec des matins frileux, le marteau du forgeron et la hache de l’émondeur sonnaient comme un cristal qui se brise.

Souvent le ciel était obscurci par des nuées d’étourneaux que le vent retroussait tout à coup, montrant la doublure blanche de milliers d’ailes battantes. Une à une, les familles d’oiseaux migrateurs s’exilaient, poursuivies par le rire saccadé des pies sédentaires jouant de leurs éventails à la cîme des pins, tandis que les corneilles éployées se laissaient porter par les souffles, comme des lambeaux noirs de papier brûlé. Des trottinements, des notes de buccins, la fuite d’une fauve silhouette sur le sentier, le bruit strident d’un départ aérien m’avertissaient soudainement qu’une troupe de Mangeurs-de-Viande suivait la piste d’une proie ; et je me cachais en hâte sous le couvert, soucieux d’échapper à leurs regards ainsi qu’une divinité populaire dont les faveurs se refusent aux puissants. Mais, progressivement, je me relâchai de mes précautions à l’égard des artisans et des travailleurs de la terre, hantant avec plus de familiarité les lieux où ils avaient leurs demeures. Souvent à mon approche la chanson des métiers, les mille voix du travail s’éteignaient brusquement, des galops s’apeuraient, un grand silence tombait sur la campagne désertée. Sans doute les Petits Hommes avaient-ils vu mon ombre géante courir sur leurs toits et leurs champs. Ainsi une religieuse terreur se répandait-elle jadis dans la campagne d’Arcadie quand les bergers croyaient entendre le Dieu Pan rire dans les branches.

Or le hasard d’une de ces promenades me conduisit un jour dans un coin de la Pinède singulièrement remarquable pour sa solitude et sa beauté. C’était un lieu relativement élevé et l’un des points culminants du domaine. Un cataclysme des époques géologiques y avait culbuté les uns sur les autres de massifs blocs granitiques maintenant couverts de lichens et de mousses. On eût dit le dos monstrueux d’un troupeau d’éléphants endormis. De grands fûts rougeâtres de pins jaillissaient d’entre les pierres, avec des touffes de buis et des masses de houx toujours verts, si denses que ce coin de forêt était impénétrable aux pâles rayons du soleil hivernal. Une odeur balsamique mêlée à celles des choses humides et pourries surprenait les narines, faisant ressouvenir de ces chambres mortuaires où s’évadent à la fois les exhalaisons des fleurs malades et la fumée des cires.

À mesure que je pénétrais dans ce lieu d’un pas ralenti par une curiosité craintive, j’y distinguais des arbustes dénudés aux branches desquels étaient appendus de singuliers fruits ; et mon oreille s’emplissait de lamentations, de cris terribles, comme ceux des oiseaux dont on a volé le nid. Plus près encore, des plaintes articulées, des imprécations me révélèrent la présence d’un groupe humain paraissant assemblé pour des rites funèbres. Par discrétion, je contournai l’amoncellement des roches, en quête d’un observatoire commode, et je parvins sans bruit, à la force des poignets, jusqu’à un sommet inaccessible pour des êtres de si petite taille, d’où je pus, sans la crainte d’être suivi, sans la crainte d’être vu, embrasser toute la scène. Je reconnus d’abord que les fruits extraordinaires accrochés aux branches basses étaient des corps de suppliciés, plus ou moins anciens, qu’on avait enduits de résine pour les conserver plus longtemps aux méditations du populaire — et que les arbustes dépouillés de leur écorce étaient des gibets. À l’un de ces gibets, un Nain qu’on venait tout juste d’y suspendre luttait encore dans les soubresauts de l’agonie et une vingtaine de petites figures contractées par le désespoir, la bouche pleine de sanglots, contemplaient cette vision d’horreur. Des bras impuissants se levaient au ciel et se tordaient, des cheveux dénoués claquaient au vent. Une femme grande comme une poupée avait déchiré ses vêtements et nue, sanglante, abattue contre la terre, enfonçait ses ongles en sa chair. Des voix grêles criaient vengeance, lançaient des insultes, imploraient justice, ou discutaient âprement les motifs de la condamnation, me laissant comprendre au milieu du vacarme que cet homme mourait là pour un misérable délit de braconnage, pour un moineau pris au lacet !

Hélas ! jusqu’aux limites infimes des espèces, c’est la loi du puissant de tyranniser le faible et il n’y a point d’utilité à nier que la force crée le droit. Si les faibles réagissent en se liguant et sont victorieux ensemble, ils n’ont fait que déplacer le droit en déplaçant la force, immuablement souveraine.

— Ô Toi qui souffles la fumée, criait-on, tu permets donc ces choses iniques ? Où caches-tu ta face, Esprit du Feu ?

Et des litanies larmoyantes et furieuses montaient de ce petit tas d’hommes.

Je vis et j’entendis tout cela dans le quart d’une minute et, d’instinct, sans mesurer la portée de mon geste, je bondis au milieu de la famille désolée. Il y eut un grand cri de terreur et, quand je regardai à mes pieds, j’étais seul dans le silence. Le pendu avait cessé de s’agiter au bout du rameau.

Je le détachai et le pris dans mes bras. Il était violet et sans souffle, pauvre petite chose morte, pantin aux ficelles cassées. Une grande pitié me serrait le cœur. Je savais que des enfants sortaient ainsi du sein de leur mère, livides et déjà cadavres et que les médecins les rappelaient à la vie en les réchauffant, en introduisant de l’air dans leurs poumons flétris. Posant mon manteau sur la pierre, j’en enveloppai le supplicié et mettant sans horreur mes lèvres sur les siennes, je soufflai rythmiquement dans la bouche froide. De mes deux mains pressant les côtés de la frêle poitrine, je la comprimais et je la dilatais tour à tour et, mécaniquement, elle s’emplissait et se vidait en un râle léger. Au bout d’un quart d’heure, en sueur, je fis une pause ; les lividités avaient fait place à une rougeur légère des joues et des lèvres et, à ma grande joie, le petit être fut spontanément secoué d’un hoquet. Encouragé, je redoublai mes efforts ; un sang vif colora la peau. La respiration visiblement se rétablissait. Tout à coup le pendu poussa un cri et ouvrit les yeux, très faiblement. Il me parut sauvé. Je l’abandonnai sur la mousse et je m’enfuis. Un murmure me prouva que mon acte de miséricorde avait eu d’invisibles spectateurs, maintenant empressés et joyeux autour du ressuscité.

Un acte, quel qu’il soit, est un événement toujours redoutable et divin. S’ils y réfléchissaient, combien de ces hommes, qui s’agitent insoucieusement à la surface du globe parce qu’ils croient leur activité indifférente et leur geste sans portée, s’affoleraient, d’avoir vécu et se condamneraient, de terreur, à l’immobilité ! Un acte est le point de départ d’une immense série de faits enchaînés qui échappent de plus en plus à la volonté de l’agent et à son contrôle, qui le dépassent, qui l’écrasent de leur importance et de leur majesté. Quand tu agis, mon frère, médiocre et fragile créature, ton mouvement inconsidéré trouble irrémédiablement la face du monde jusqu’à ses limites inconnues. Tu as jeté, passant, un caillou dans le lac et tu es parti, sans pensée ; et cependant, alors même que tu ne seras plus qu’une poussière ignorée, les rides continueront à courir sur l’eau, en élargissant leurs cercles puisque le lac du Temps est sans berges. Tu meurs, toi, et ton acte ne meurt jamais.

Il s’élargit, il prend des significations que tu n’as ni voulues ni prévues ; il entre tôt ou tard dans l’Histoire où tu ne le reconnaîtrais plus, il précipite des catastrophes dont tu refuserais de bonne foi de le croire la cause ou l’une des causes premières. Chut ! personne ne sait le nom du sauvage qui tira, le premier, une étincelle de deux silex heurtés ; pourtant cette étincelle a allumé des incendies où des mondes ont péri. Quand les lèvres effleurent celles de ta maîtresse, sais-tu ce que tu fais ?… Peut-être une révolution dans deux mille ans naîtra-t-elle de ce baiser !

Il est même imprudent de supposer que le rendement mondial d’un acte soit proportionné à la valeur de l’agent et qu’une impériale volition doive modifier plus profondément l’avenir que le mouvement secret d’un moine dans sa cellule. Les forces initiales ne sont sans doute pas égales, mais à quelque distance il n’y paraît plus ; l’être dynamique engendré par le geste semble avoir oublié son père et vivre d’une vie indépendante. Son importance ne tient plus à sa naissauce, elle est le secret du Temps.

Toutefois l’homme qui occupe une situation dominante bénéficie d’un terrible privilège : celui de suivre plus longuement le sillage de ses actes, parce que les premiers effets en sont plus prompts à naître et qu’ils apparaissent comme la foudre au lieu de se dessiner lentement.

Le moindre mot qu’il dit est d’immédiate conséquence : la foule qui l’épie traduit aussitôt en sentence de vie ou de mort un signe de sa main ou le froncement de ses sourcils. Ce qu’il a laissé échapper sans intention est réputé intentionnel ; ce qu’il fait d’inconsidéré est considérable. D’un tutoiement distrait il confère la grandesse ; d’un mouvement d’humeur il tue. Adieu ! naturel, spontanéité ! Silence aux réflexes ! Torture effroyable ! il ne peut remuer sans créer ou détruire et le sentiment de l’énormité de l’action lui est donné immédiatement, violemment, comme à un enfant qui, jouant à tirer sur un fil, ferait éclater une mine !

Pour supporter une aussi exorbitante grandeur, il est de toute nécessité d’être un homme médiocre. Quelques souverains, les seuls sans doule qui fussent complètement conscients, sont devenus fous.

Et moi, j’étais plus qu’un souverain ; j’étais Dieu !

J’étais Dieu sans préparation, sans droit, sans divinité. Un dieu improvisé, agitant une création qui n’est pas de lui et dont le mystère lui échappe, loin qu’il en soit lui-même le principe mystérieux. Au moins les idoles de pierre et de bois sont-elles aveugles, sourdes et inertes ; elles n’usurpent rien : l’immobilité aussi est sacrée !

En ranimant ce pendu, je croyais avoir fait un geste obscurément louable. J’ignorais encore qu’aucun de mes gestes ne pouvait rester obscur et que la moralité des suites m’échappait.

Quelques semaines après l’événement, si mince en lui-même, qui devait avoir une si considérable influence sur les destinées de la Pinède, j’eus la curiosité d’en revoir, en plein jour, le théâtre, et je m’acheminai jusqu’à la colline des Supplices.

Le sol était poudré d’une neige fine qui ouatait le bruit de ma marche et les buissons étaient jolis comme des arbres de Noël.

Soudain, je m’arrêtai, embarrassé. Évidemment je m’étais écarté de ma route et c’était la faute de l’hiver qui, couvrant les choses d’une blancheur uniforme, en masquait le visage familier. Pourtant… il n’y avait pas dans tout l’enclos deux collines comme celle-ci ! J’apercevais tout en haut, entre les grand piliers des pins, le chaos formidable des roches descellées par les pluies millénaires. Mais une muraille à hauteur d’homme, obstacle inattendu, encerclait toute la base du coteau et des centaines de petites habitations aux toits coniques, faisant un hérissement étrange et blanc de neige, se serraient contre cette muraille comme pour monter, aux abords de la forteresse surgie sous la baguette d’une fée, une garde farouche. En si peu de jours, les Mangeurs d’Herbe avaient bâti là une ville annulaire dont la colline, ceinte d’un rempart inviolable, était le centre ! La citadelle du peuple !

Et la garde était scrupuleusement faite ; car, alors que j’étais encore masqué par les sous bois, à plus de cent pas de là, les sentinelles tirèrent de leurs flûtes de longs sifflements avertisseurs d’une présence insolite : et aussitôt chaque hutte vomit de petits hommes noirs, armés d’épieux, qui couvrirent le sol d’une armée grouillante et pleine de clameurs. On eût dit d’une révolution d’abeilles dans un rucher.

Délibérément je me montrai. Ce fut un coup de théâtre. Le temps d’un clin d’œil et toutes les abeilles humaines étaient rentrées dans leurs ruches et l’on n’en voyait plus une seule. Les alarmes belliqueuses avaient fait place à la religieuse terreur. On attendait l’ennemi ; c’était le Dieu qui était venu. Le silence tomba.

Ma curiosité se faisait plus forte. Pas de doute ; la lutte des Mangeurs d’Herbe contre leurs tyrans entrait dans une phase nouvelle et je voulais savoir nettement quel rôle on me faisait jouer dans le drame. Je fis le tour de la colline et trouvai assez facilement un point propre à l’escalade, où la muraille pût être abordée et franchie. Ce que je fis, non sans m’égratigner un peu les mains à l’arête des pierres tranchantes. Quelques gouttes de mon sang tombèrent sur le toit d’une hutte voisine. J’étais dans l’enceinte. Sans prêter attention à ce minime incident, je gravis en courant la hauteur.

Sur la plate forme rocheuse, les fourches patibulaires avaient été arrachées. La solitude était profonde, majestueuse, sacrée, comme dans le Saint des Saints d’un temple redouté. Il y avait là un autel en forme de tombeau, celui des misérables suppliciés en ce lieu, car on y lisait cette inscription gravée dans la pierre et barbouillée d’une inquiétante substance rouge sombre : Aux victimes. Et derrière l’autel montait un mannequin colossal fait de fines baguettes entrelacées avec un art patient de vannier et empâtées d’argile pour donner à l’ouvrage le modelé d’une statue. Ce colosse teinté d’une couleur chair et vêtu d’une draperie grossière avait une pipe à la bouche.

Je n’eus que le temps de le contourner et de me cacher en ses flancs creux par une ouverture ménagée sous la draperie. Un homuncule se hâtait par le sentier de la colline, portant sur ses épaules un fagot de bois résineux. Le bonhomme déposa son faix près de l’autel, souffla un moment en s’épongeant le front, puis, dévotement, se mit à raviver la flamme du foyer.

J’apparus alors brusquement.

— Que fais-lu là ? lui dis-je.

Le petit être poussa un grand cri et s’écroula en tremblant de tous ses membres.

— Maître, dit-il les dents claquantes, ton serviteur Yona, que tu ressuscitas d’entre les morts, est le gardien de ton sanctuaire.