Les Petits Hommes de la pinède/Chapitre IX

L’Association médicale (p. 98-105).
CHAPITRE ix
Printemps.

En vieillissant, Dofre était devenu fort silencieux. Il se confinait tout le jour dans son cabinet, occupé, je pense, à classer les acquisitions de sa longue existence laborieuse et méditative. Ces essais philosophiques ou ces mémoires qu’il écrivit en ce temps-là, formaient d’épais cahiers toujours grossissants dont j’attendais patiemment l’achèvement, ainsi que l’on attend la maturation d’un froment qui lève. Je suis sûr que le testament intellectuel d’un si grand esprit eût été digne d’être classé parmi les plus grands chefs-d’œuvre dont l’humanité s’honore… C’est malheureusement un chef-d’œuvre perdu pour tous et pour moi-même qui n’eus pas le temps de le lire avant qu’il ne sombrât, comme tout le reste, dans la catastrophe.

Dofre écrivant, et moi observant l’évolution du peuple qu’il m’avait légué, nous vivions donc à Capdefou à la fois voisins et séparés comme ces moines de la Chartreuse qui se croisent chaque jour sous les arceaux des cloîtres, sans rien dire. Les repas seuls nous réunissaient à des heures fixes. J’aurais aimé profiter de ces occasions pour entretenir le vieillard des événements de la Pinède. Mais si j’amorçais une conversation sur ce sujet, il me laissait monologuer et prenait un air accablé, hochant la tête, comme pour chasser des visions désagréables.

Le compte que je lui rendis de la réunion nocturne ne le laissa pourtant pas indifférent. Je vis en son œil s’allumer une lueur singulière, tantôt cruelle et tantôt — comment dire ? — amusée. Puis il fronça les sourcils, se prit la tête dans ses mains et médita profondément.

— Cet affreux petit Arrou, dit-il, nous causera bien des maux, parce qu’il est un homme de génie. Le cas est nouveau et très embarrassant. Un homme de génie ! il ne manquait plus que cela ! J’aurais dû prévoir que mon œuvre serait ainsi couronnée. Ce drôle qui a raison contre tout un peuple et contre moi-même me procure la plus grande joie de mon existence… Et le plus grand souci. Pourquoi ne l’avez-vous pas sacrifié tout de suite ? Vous m’eussiez ainsi épargné un geste pénible.

— Quoi ?… vous voulez…

— Eh ! que convient-il de faire ? Pour moi, tous les habitants de la Pinède sont d’extraordinaires petits animaux à face humaine, tout au moins des sujets, que je ne puis me résoudre à considérer comme des semblables : ils m’appartiennent. Mais celui-là, c’est un homme, sa pensée est libre, il est digne d’estime et dangereux. Sa logique va précipiter les choses et tout gâter. Je suis très fier de lui, mais il est trop réussi. J’ai voulu être Dieu ; les dieux ont dans leurs destinées d’être cruels pour les créatures que, justement ils préfèrent. Et j’ai quelque idée que Jupiter avait un faible pour Prométhée.

— Mais il est aussi dans la destinée des dieux d’être impuissants contre la pensée. Le supplice de Prométhée n’a pas éteint la flamme qu’il avait allumée. Il dirigea vers elle, au contraire, l’attention du monde.

Dofre réfléchissait.

— Vous avez peut-être raison, dit-il enfin. On tue toujours trop tard les hommes de génie. Quand ils ont parlé, le mal est sans remède. Mais alors que faisons nous de cet Arrou ?

— La politique possède pour de semblables circonstances des ressources traditionnelles et d’une efficacité prouvée, insinuai-je. D’un adversaire dangereux, elle fait un associé. Question de prix.

— Ne parlons pas de cela, répliqua vivement le vieillard. Séduire ce bonhomme, le corrompre, ce serait lui révéler son importance et la crainte que nous avons de lui. L’orgueil qu’il en ressentirait le ferait notre égal et, demain, l’homme assez fort pour faire trembler les dieux serait le maître de la Pinède. La séduction ! un bon moyen, certes, dans un monde où tous les gens sont de même taille. Mais Dieu ne séduit pas les hommes. Il y a de certaines impuissances inhérentes à la divinité.

— Alors emparez-vous de lui. Qu’il disparaisse ! Ce château lui sera une prison inviolable où nous pourrons à loisir analyser les mouvements de cet étonnante petite âme, chef-d’œuvre de sa race.

— Bah ! vous voulez donc qu’il soit le saint d’un nouveau culte ? Vous voulez donc qu’on dise qu’il a été enlevé au ciel comme Romulus ou comme Élie ? Tout bien délibéré, le meilleur parti est de ne nous mêler de rien. Les choses s’arrangent souvent mieux toutes seules que lorsqu’on veut les arranger. Momentanément Arrou n’a pas un partisan. Ne lui en créons pas par nos imprudences. L’avenir de sa pensée est trop certain ; mais pour ses coutemporains il n’est qu’un fou. C’est ainsi qu’habituellement va le monde ! Il faudra au moins que passent deux générations pour que ce jugement public soit révisé. Et avant que cette heure ne sonne, les événements…

— Quels événements ?

Dofre, pour toute réponse, s’en alla ouvrir la fenêtre qui donnait sur le petit jardin. Une bouffée d’air tiède entra. Des moineaux pépiaient en se poursuivant sur un marronnier. Une branchette se tendait, à portée de la main. Le Docteur en cassa l’extrémité et me montra triomphalement un bourgeon luisant et brun dont les écailles écartées laissaient passer les petits doigts vert pâle d’une feuille nouvelle.

— Savez-vous ce que cela signifie ? dit-il.

— Le beau mystère ! C’est le printemps.

— Oui… La saison qui manifeste les desseins que l’hiver médita longuement. La saison qui fait jaillir la sève comprimée des plantes et les sentiments comprimés des peuples. Vous avez vu la Révolution naître dans la nuit comme l’Enfant de Noël. Vous la verrez fleurir à Pâques et mûrir ses fruits rouges dans l’Août torride. Les peuples, cette année, vendangeront la Guerre. Et la Guerre est divine. Notre salut est en elle. Ces Petits Hommes commençaient vraiment à trop penser. Il est temps qu’ils s’entredétruisent !

… De quel dur métal était donc fait le cœur de l’homme qui saluait ainsi d’un blasphème le clair matin de l’année ?…

Cependant la terre entrait en amour. Les semaines succédant aux semaines, le verger de Capdefou vêtit ses parures de noces. Il y eut l’aube des amandiers, encore frileuse et si blanche que les premiers pétales se distinguaient à peine de la dernière neige. Et puis les pêchers s’éveillèrent, roses comme des pudeurs de fiancées. Et puis tout à coup le ciel chanta de tous ses oiseaux et la mare de toutes ses grenouilles, parce que l’immense tendresse des pommiers s’était épanouie et qu’une brise molle saturée d’eau et de miellée invitait aux voluptés. La lande infinie avait des frissons dans son pelage neuf chaque jour plus dense et d’un vert plus profond, qui vers l’horizon tournait au bleu et ou des millions de fleurs mettaient des traînées d’écumes lactescentes et des reflets d’or.

La Pinède, elle, restait impénétrable sous le couvert serré des sombres aiguilles qui, toujours vives, ne connaissent pas la distinction des mois. Mais des bouquets d’arbres rajeunis tranchaient sur la monotonie des pins ; mais les fourrés s’emplissaient de corymbes et d’ombelles ; mais les cultures levaient dans les clairières et des bourdonnements de vie confuse moulaient des multitudes invisibles : chansons de labour, chansons de métiers, traquets de moulins…

On voyait le pivert tourner autour des troncs les plus proches et les frapper de son bec dur pour en extraire les larves. J’étais réveillé dès l’aurore par la diane des coqs du vieux François, par les alouettes vrillant le ciel, par le rire sarcastique des geais et les sifflets des merles. Des ailes se poursuivaient ; des sexes se cherchaient jusque dans les nues : des nids s’encotonnaient sur les branches. Et vers la fin de mai, il monta soudain de la plaine marécageuse des nuages vivants de plus petites ailes diaphanes qui vibraient comme des violons en sourdine.

Ni Dofre, ni son serviteur ne prêtèrent attention au miracle trop connu du renouveau. Mais pour moi, l’homme des villes, le solitaire des bibliothèques et des laboratoires, le cœur jusque-là sans amour, je fus touché du printemps comme de la grâce, comme du remords. Il m’apparut brusquement que je n’avais pas vécu et que j’étais jeune et que des ardeurs inaccoutumées couvaient en moi.

Je connus les nuits d’insomnie et les songes épuisants où l’on étreint des fantômes. J’évoquai avec regret, avec désir, les silhouettes féminines qui naguère avaient traversé ma voie sans troubler mon âme distraite ; vagues apparitions dont ma chair n’avait pas mémoire et dont mon rêve retrouvait plutôt le mouvement que les formes, plutôt le regard que les yeux, plutôt le sourire que les lèvres. Ah ! pourquoi la révélation de l’amour venait-elle me chercher si tard, si loin de la vie ? Était-ce pour le tourment de ma solitude que la Nature se livrait au Printemps avec cette impudeur de bacchante ? Ô ! cet exil total près de deux vieux hommes à la sensibilité morte et près de cette humanité naine dont je ne pouvais partager ni les passions ni les joies !

Je tombai dans une langueur à la fois douloureuse et voluptueuse. L’idée que Dofre m’observait et pouvait être averti par quelque indice du désordre de mes sens m’était insupportable. Aussi m’étudiais-je à ne montrer aucun changement dans mes habitudes ; et chaque jour je me dirigeais ostensiblement vers l’enclos, où je passais de longues heures sous couleur d’épier, comme un phénomène biologique, la vie des êtres confiés à mon autorité. Mais au fond, je n’avais aucun désir, j’éprouvais même une certaine crainte de m’approcher des habitants de la Pinède, depuis que j’avais surpris dans les sous-bois des couples enlacés, en de telles poses abandonnées que mon malaise s’en était accru.

Aussi la guerre civile eût-elle ensanglanté ce petit univers que vraisemblablement je n’en aurais rien su, car je ne m’avançais guère plus loin que les premiers fourrés, trop proches du château pour que les homoncules s’y aventurassent d’ordinaire ; une zone que la majesté des dieux et la timidité des humains faisaient déserte et tranquille. J’apportais quelque livre pour le lire en cachette, comme un écolier qui fait l’école buissonnière. Je me couchais le ventre dans l’herbe ; je songeais aux amours que je n’avais pas vécues ; l’odeur des foins verts et des menthes, la chanson des oiseaux et des insectes endormaient ma peine et ma stérile attente.

C’était en ce lieu choisi par ma paresse que prenait sa source, dans un massif de joncs et de prêles, de flouves et de capillaires, le mince fleuve côtier qui arrosait l’enclos. Le sol était creusé d’un bassin où l’eau tombait goutte à goutte de la roche avec un doux bruit d’harmonica. Cette pissotte, pour parler la jolie langue familière du Valois où j’ai passé mon enfance, était d’une fraîcheur et d’une limpidité exquises. Au sortir du bassin, le ruisselet se glissait dans l’herbe comme une couleuvre et trouvait plus loin l’obstacle de quelques cailloux qu’il franchissait avec un rire jeune qui crevait en bulles.

Un jour que ma méditation, bercée par les petites voix de l’eau, avait glissé vers des songeries vagues, voisines du sommeil, et que j’avais presque entièrement perdu conscience, sans que je pusse évaluer le temps qu’avait duré ma distraction, je fus soudain rappelé à la réalité par un bruit inaccoutumé, celui d’un plongeon dans le réservoir où s’épanchait la source. Je supposai que le bruit était causé par les ébats de quelque rat d’eau et je me soulevai sur un coude avec la précaution de ne pas trop agiter les hautes herbes qui me cachaient, afin d’observer les mouvements de la bête sans attirer son attention. Mais ce que j’aperçus entre deux touffes de graminées faillit m’arracher un cri.

La nymphe de la fontaine, enhardie par le silence et mon immobilité, était sortie de l’antre mystérieux où les naïades ont coutume, à ce que disent les poètes, de fuir nos regards. Elle était petite et gracile comme la source elle-même et son joli corps de poupée se jouait, nu, dans l’eau fraîche, éveillant des vaguelettes concentriques sur quoi sa chevelure flottait comme une mousse blonde. Les mouvements de la nageuse étaient harmonieux comme ceux des corps jeunes, sains et réguliers en toutes leurs proportions. À de certains moments elle prenait pied en quelque endroit moins profond de la vasque, et, d’un geste gracieux, tordait ses cheveux mouillés. Les cercles de l’eau s’élargissaient autour de ses cuisses et des moires couraient sur toute sa peau frissonnante. Sa taille était à peine celle d’un nouveau-né, mais une troublante puberté s’avérait dans ses formes de statuette, dans ses petits seins aux pointes dures, dans le galbe de ses hanches et dans son giron fleuri.

Cette apparition voluptueuse me causa une émotion, de laquelle — pourquoi n’oserais-je pas l’avouer ? — mes sens prenaient la plus grande part. Dans l’instant même où je subissais une crise douloureuse de jeunesse, une femme de cette race de Pygmées, une jeune fille sans doute, attirée par le charme d’une solitude amie de sa pudeur, me révélait innocemment les séductions du sexe ignoré dont le désir m’obsédait. Quelle ne fut pas ma torture de sentir tout à coup une passion se fixer sur l’objet le moins propre à la satisfaire !

Retenant mon souffle, je regardais avidement les jeux puérils de la gracieuse créature, qui, tantôt abandonnée au courant, tantôt nageant contre lui, ou encore émergée de l’onde qui reflétait ses chairs laiteuses, et le corps rejeté en arrière pour lancer un caillou, semblait ne varier ses poses que pour mieux faire connaître que nulle imperfection n’était en elle. J’aurais voulu que ne finît jamais un spectacle qui me causait à la fois de la douleur et du plaisir. Mais bientôt la nymphe fut avertie par des frissons que la durée de son bain avait été assez longue. Elle courut, frileuse, vers l’endroit de la berge où ses vêtements étaient déposés.

Alors j’eus l’impression soudaine que j’allais la perdre, que je ne la verrais plus jamais. Sans plus réfléchir, je bondis vers elle et la saisis à deux mains comme elle commençait à se vêtir et que ses jambes, embarrassées dans le linge, ne lui étaient d’aucun secours. Son petit corps humide et nu se débattit d’abord violemment sous l’étreinte ; et puis, vaincue, elle s’abandonna, sans un cri, mais toute tremblante et me regardant avec la plus profonde terreur. Ses dents claquaient, ses yeux d’un bleu sombre imploraient. On eût dit quelque sœur du Petit Poucet, tombée entre les mains de l’Ogre et s’attendent, à être croquée toute vivante. Son effroi me fit repentir de ma brutalité. Un trouble complexe me venait d’avoir commis, en somme, un rapt ; le rapt d’une petite personne dont la taille n’atteignait pas celle d’un enfant, mais qui était femme pourtant et dont ie sexe aiguisait mes sens. Comment dire cela ?… J’imagine qu’un homme assez peu maître de lui pour porter sa curiosité sur une fille trop jeune doit éprouver, après le geste ambigu, une pareille timidité, une pareille humiliation. Mes tempes battaient ; je devais être rouge ; je portais mes yeux tout autour de moi comme si je craignais d’avoir été aperçu faisant une honteuse action. L’émotion du petit être ressemblait à celle de l’innocence surprise qui ne comprend pas. J’appelai sur mes lèvres un sourire destiné à faire croire à ma proie qu’il s’agissait d’un jeu sans arrière-pensée. Mais les filles, pubères, quel que soit leur module, ne sont pas trompées par le sourire embarrassé des mâles. Celle-ci montra par l’apaisement graduel de tous ses traits, par l’expression intelligente et plus confiante de ses yeux, qu’elle cessait de me craindre et que pourtant, en son esprit, mon prestige n’en était pas amoindri… Et même vraisemblablement éprouva-t-elle déjà de secrètes délices à se savoir élue, elle si fragile, par le caprice passionné d’un dieu pour tous inaccessible.

À mesure qu’elle s’apprivoisait et se faisait plus molle en mes bras, je reprenais moi-même toute mon assurance. Assis sur le bord de la fontaine, je m’efforçais d’envelopper et je serrais contre ma poitrine ce blanc petit corps grelottant. Je le réchauffais à la tiédeur de mon corps, je le berçais tendrement. La chevelure de la jeune fille se répandait sur mes vêtements en une traînée lumineuse d’où l’eau doucement stillait encore. Instinctivement, par crainte de l’effrayer de nouveau, j’adoucissais ma voix pour prononcer des mots câlins, ceux qu’on ne cherche pas, qui sont sans originalité et qui viennent d’eux-mêmes aux lèvres quand on caresse une fiancée ou une maîtresse : « Ma jolie… mon petit enfant chéri… » Ses paupières étaient à-demi fermées et son cœur battait très vite sous ses seins. Le soleil qui jouait sur sa peau la faisait odorer comme une fleur.

Brusquement, frénétiquement, je collai ma bouche sur sa fraîche nudité ; je la dévorai ; mes baisers nombreux et précipités la marbraient de rougeurs. Elle soupirait, se débattait. Une nouvelle et plus mystérieuse crainte assombrit ses yeux, pourtant implorants et soumis. Son visage était rosé par une flamme intérieure. J’atteignis ses lèvres et sentis sur les miennes comme le frémissement d’une aile d’abeille : elle me rendait mon baiser. Mais tout aussitôt elle glissa de mes genoux avec un cri et, saisissant au hasard le paquet en désordre de ses vêtements, elle s’enfuit si vite qu’elle avait déjà disparu dans le fourré avant que j’eusse eu seulement le temps de me lever pour la poursuivre.

Vainement je battis tous les environs. Je ne pus retrouver sa trace perdue. Sans doute avait-elle gagné quelque trou souterrain, quelque arbre creux inviolable pour un homme de ma taille.

Depuis ce jour, je ne cessai pas de rêver à la jolie fée. Rêves absurdes, à peine avouables. Cette obsession était-elle de l’amour ? Eh ! comment l’amour se définit-il ? Amour impossible, en tout cas, entre deux êtres si disproportionnés qu’un homme de sens rassis n’imaginera pas sans rire la passion qui faisait mon tourment. La Fable dit bien que Jupiter aima des mortelles, mais elle nous le montre capable de prendre des formes qui le mettaient à leur niveau.

Je devais, plutôt qu’à lui, me comparer à ces déshérités de l’amour normal qui reportent leur tendresse inemployée sur des enfants, sur de petits animaux ; mieux encore, à ces solitaires qui trompent l’attente sensuelle par des lectures irritantes, par l’amoureuse contemplation de tableaux et de statues. Toutefois la fine statuette sur laquelle se posait mon désir impossible était vivante et de nature à se prêter à des jeux assurément illusoires, mais rien moins qu’innocents.

L’idée ne m’en venait pas sans honte, mais je souffrais en y songeant. J’aurais voulu fouiller la Pinède dans tous les sens pour rechercher la chère poupée que j’avais bercée. Mais même en limitant au voisinage de la source le champ de mes investigations, comment — sans le secours d’un grand hasard — l’eussé-je trouvée dans la foule de ses pareilles, si son dessein avait été de se cacher à moi ?

J’allais tous les jours m’asseoir près de la fontaine, avec le secret espoir qu’un timide désir ou que la curiosité féminine l’y ramènerait. Ce n’était pas si mal raisonné pour un amant novice : si mon regard avait pu percer l’ombre des frondaisons, j’y aurais vu luire les beaux yeux de ma petite amie et constaté qu’elle venait en ce lieu aussi souvent que moi-même. Poussée par un instinct plus puissant que la simple curiosité, elle me guettait chaque jour d’un observatoire discret et me contemplait en silence. Les premières fois, elle eut follement peur d’être découverte ; et puis elle s’impatienta de ne l’être pas. C’est alors qu’elle eut l’idée d’une ruse gentille pour se révéler comme involontairement et par inadvertance.

J’étais penché distraitement au dessus de l’eau à quelques pas en aval de son refuge, lorsque mes regards tombèrent sur une fleur de sauge qui descendait le courant. Je n’y pris d’ailleurs pas garde. Mais une seconde fleur suivit la première, et puis une autre, et puis encore une autre… Des corolles d’espèces différentes, des rouges, des jaunes, des bleues, s’en allaient au ruisseau et, parvenues au plus prochain barrage de cailloux, s’arrangeaient devant l’obstacle comme une tapisserie multicolore qu’on eût vu naître point par point sur un canevas transparent. Au bout d’un instant l’étonnement me vint de tant de fleurs coupées et je me retournai machinalement, assez à temps pour surprendre la nymphe qui dépouillait ainsi la source de sa parure florale. Elle fit une exclamation à se voir découverte et plongea vivement dans les vagues de l’herbe. Mais comme je ne fis pas un mouvement pour la poursuivre — encore que j’en eusse grand’envie —, elle se montra de nouveau, timide et souriante.

— N’aie pas peur, petite fille, lui dis-je de ma voix la plus douce. Je suis ton ami. Viens !

D’un pas hésitant et baissant la tête, elle s’approcha. J’étendis les mains et l’attirai entre mes genoux. Une étoffe rude et grossière la vêtait chastement et dérobait presque complètement ses formes émouvantes. Elle n’était ainsi presque plus femme. Un tout petit visage, un corps frêle, un vêtement pauvre. De ma folie, il ne restait qu’un immense attendrissement.

— Sais-tu qui je suis ? murmurai-je.

Elle releva le front et ses yeux s’ouvrirent comme des corolles.

— Je sais que tu es mon seigneur, dit-elle. Celui-qui-lance-la-Flamme.

— Et toi, qui est-tu ?

— Je suis Vana, celle qui n’est rien du tout, qu’un peu de poussière sous ton pied.

— Et me croirais-tu, si je dirais que j’aime Vana ?

La jeune fille devint toute pâle et joignit ses deux mains devant son visage. Je les lui pris tendrement pour les écarter. Elle fermait les yeux.

— Dis… Me croirais-tu, si je te le disais ?

— Il y a des choses si grandes qu’elles paraissent impossibles, murmura-t-elle avec hésitation. Mais pourtant si tu le dis, je le croirai.

Vana se mit à trembler de tous ses membres. J’étreignis le joli corps. Son cœur d’oiseau bondissait. Et je repris tout bas dans la conque de son oreille :

— Et Vana voudra-t-elle aussi m’aimer ?

Elle eut l’air étonné.

— Vouloir aimer… dit-elle lentement. Vana ne comprend pas. Quand tu la regardes, il fait jour ; quand tu te détournes d’elle, il fait nuit. Elle est malade de toi. Elle mourra de toi. Vouloir aimer… comment veut-on aimer ? Comment veut-on ne pas aimer ? Vana ne comprend pas. Elle est ta proie heureuse… Voilà !

— Heureuse, bien vrai, petite chose ?

Vana, blottie dans mes bras, me lança pour toute réponse un regard extasié.

— C’est que, continuai-je, l’amour que je t’offre est un désir douloureux et sans fin qui brûle sans s’éteindre. Regarde-moi : de mes deux mains, peu s’en faut que je ne couvre ton corps tout entier ! Mon baiser ne t’apporte ni l’apaisement ni la fécondité vers quoi toutes les femmes soupirent.

La jeune fille secoua sa tête blonde :

— Je m’efforcerai de devenir plus grande, dit-elle, pour comprendre ton esprit, ou plus petite encore, pour que ton cœur me contienne tout entière. Je serai glorieuse d’être inapaisée, parce que j’aurai choisi très haut l’objet de mon amour.

— Mais n’as-tu pas déjà connu ou ne désireras-tu pas d’autres délices que les hommes de ta race savent donner ?

Ma petite amie poussa un cri d’indignation et, campée toute droite sur un de mes genoux, elle parut défier le monde.

— Celle que tu aimes, dit-elle, ne s’assied pas à la table des esclaves. Vana est vierge. Vana mourra vierge !

Et voilà comment se firent nos épousailles.

Noces cruelles ! énervantes intimités ! Vana m’évoquait la Femme : elle en avait toutes les grâces. Mon affectivité inemployée se concentrait sur elle, à tel point — comment dire ? — qu’aucune vraie femme ne m’eût paru désirable à moins de lui ressembler trait pour trait. C’était mon bijou, mon joyau. J’aimais à me figurer` que j’étais la victime d’un songe et qu’un soudain réveil allait me montrer ma poupée grandie à ma taille et m’entourant de ses bras frais. Hélas ! un tel espoir était folie… À tout le moins, quand j’étais seul, des ardeurs me poussaient à la solliciter pour des jeux voluptueux auxquels elle se fut prêtée avec élan. Mais sitôt que je la voyais, sa petitesse et sa fragilité m’intimidaient. Même son entier abandon changeait la forme de mes désirs et les baisers dont je la dévorais ressemblaient à ceux que j’eusse donnés à une enfant trop jolie, mais religieusement respectée.

L’ignorante virginité de Vana la gardait sans doute de rapporter précisément à l’éveil de son sexe le délicieux tourment qu’elle éprouvait près de moi. Parce que son exclusive passion pour un Époux impossible lui donnait le mépris des mâles de sa race, elle se glorifia de sa chasteté. Mais alors que les satisfactions de l’amour normal eussent apporté le calme à sa chair, un jeûne ardent faisait chanter tout son être comme une harpe. Elle fut tout entière un sexe de bacchante. D’un regard, je la faisais trembler de la tête aux pieds ; pour un baiser, elle pâmait. Un jour, je détachai un maillon de la chaîne d’or qui retenait ma montre et je le lui passai au doigt en guise d’anneau. Le plaisir qu’elle en ressentit fut tel qu’elle eut un évanouissement.

Je la vis tous les jours pendant plus d’un mois. Mais à mesure qu’elle s’exaltait, le sang-froid me revint. Son amour tournait à la folie, le mien à la pitié. Bien que je ne me rendisse pas compte du changement insensible qui se faisait en mon cœur, je ne retrouvais plus, que les yeux fermés et loin d’elle, l’adorable vision qui m’avait séduit de la minuscule petite femme nageant dans la fontaine.

C’est que la virginité n’a qu’un instant d’éclat, après quoi il faut qu’on la cueille ou qu’elle se fane. Moniale de l’amour platonique, dévorée par cette sexualité qu’elle pensait dominer, Vana perdait sa poésie, sa fraîcheur et sa santé. Consciente de cet épuisement et d’une impuissance dont son désir désespéré s’accroissait, elle eût voulu, répétait-elle, m’offrir l’amour de toutes les femmes ; comme si, dans sa pensée confuse, ces créatures dussent lui faire la courte échelle pour monter à mon niveau.

Car, faute d’une possession effective, elle n’était pas jalouse, du moins au sens que nous donnons à ce mot. Elle se fût contentée d’être la mieux aimée.

Les graves événements dont la Pinède fut le théâtre vinrent interrompre notre idylle au moment même où, rien que par sollicitude pour ma petite amie dont la consomption m’effrayait, j’avais résolu de m’éloigner d’elle.

Si absorbée qu’elle fût en moi et si distraite qu’elle dût être lorsqu’elle quittait chaque soir le lieu solitaire de nos rendez-vous pour se joindre à la société de ses semblables, le mouvement populaire qui se déchaîna juste en ce temps-là n’avait pu lui échapper.

Il ne faut pas oublier que le peuple opprimé mettait en moi son espoir et que mon nom était mêlé à tous les murmures, à toutes les prières. Vana avait été élevée dans l’idée que j’étais le sauveur promis aux siens et, sans aucun doute, la fierté d’avoir été choisie mystiquement pour épouse par le Vengeur des faibles avait aidé à la cristallisation de son amour.

Au sortir de mes bras, dans le cercle étroit de sa famille, elle goûtait la joie d’entendre répéter avec adoration les litanies de son Amant. Il n’est point de femme si discrète qui, dans des cas analogues, résiste à la tentation de laisser entrevoir son secret. Et la preuve qu’on ne me croyait pas étranger à ses quotidiennes allées et venues, c’est qu’on ne la suivit jamais, la crainte mettant la curiosité en balance. Mais on s’entretenait obstinément devant elle des événements du temps, soit dans l’espoir de lui arracher quelque oracle que j’eusse inspiré, soit pour qu’elle me rapportât les propos entendus.

Aussi quand je lui dis que d’autres soins m’obligeaient à changer nos douces habitudes et à disparaître, elle n’en eut pas de surprise. Une petite fille pouvait-elle dêfourner plus longtemps du monde en révolution la sollicitude d’un dieu ? Mais je passai tout un jour à bercer cette petite chose sanglotante et désespérée ; à lui affirmer que quoiqu’invisible, par un privilège de ma nature je serais toujours près d’elle et qu’elle aurait mission, durant ma courte absence, de faire passer en d’autres cœurs l’amour que je lui avais enseigné.

Cette dernière consolation lui fut particulièrement sensible et je vis dans ses pauvres yeux noyés s’ébaucher une pensée sereine.