Les Petites Filles modèles/7
VII
CAMILLE PUNIE
Il y avait à une lieue du château de Fleurville une petite fille âgée de six ans, qui s’appelait Sophie. À quatre ans, elle avait perdu sa mère dans un naufrage ; son père se remaria et mourut aussi peu de temps après. Sophie resta avec sa belle-mère, Mme Fichini ; elle était revenue habiter une terre qui avait appartenu à M. de Réan, père de Sophie. Il avait pris plus tard le nom de Fichini, que lui avait légué, avec une fortune considérable, un ami mort en Amérique ; Mme Fichini et Sophie venaient quelquefois chez Mme de Fleurville. Nous allons voir si Sophie était aussi bonne que Camille et Madeleine.
Un jour que les petites sœurs et Marguerite sortaient pour aller se promener, on entendit le roulement d’une voiture et, bientôt après, une brillante calèche s’arrêta devant le perron du château ; Mme Fichini et Sophie en descendirent.
« Bonjour, Sophie, dirent Camille et Madeleine ; nous sommes bien contentes de te voir ; bonjour, madame, ajoutèrent-elles en faisant une petite révérence.
— Bonjour, mes petites, je vais au salon voir votre maman. Ne vous dérangez pas de votre promenade ; Sophie vous accompagnera. Et vous, mademoiselle, ajouta-t-elle en s’adressant à Sophie d’une voix dure et d’un air sévère, soyez sage, sans quoi vous aurez le fouet au retour. »
Sophie n’osa pas répliquer ; elle baissa les yeux. Mme Fichini s’approcha d’elle, les yeux étincelants :
« Vous n’avez pas de langue pour répondre, petite impertinente !
— Oui, maman », s’empressa de répondre Sophie. Mme Fichini jeta sur elle un regard de colère, lui tourna le dos et entra au salon.
Camille et Madeleine étaient restées stupéfaites. Marguerite s’était cachée derrière une caisse d’oranges.
Quand Mme Fichini eut fermé la porte du salon, Sophie leva lentement la tête, s’approcha de Camille et de Marguerite, et dit tout bas :
« Sortons ; n’allons pas au salon : ma belle-mère y est. »
Pourquoi ta belle-mère t’a-t-elle grondée, Sophie ? Qu’est-ce que tu as fait ?
Rien du tout. Elle est toujours comme cela.
Allons dans notre jardin où nous serons bien tranquilles. Marguerite, viens avec nous.
Ah ! qu’est-ce que c’est que cette petite ? je ne l’ai pas encore vue.
C’est notre petite amie, et une bonne petite fille ; tu ne l’as pas encore vue, parce qu’elle était malade quand nous avons été te voir et qu’elle n’a pu venir avec nous ; j’espère, Sophie, que tu l’aimeras. Elle s’appelle Marguerite.
Madeleine raconta à Sophie comment elles avaient fait connaissance avec Mme de Rosbourg. Sophie embrassa Marguerite, et toutes quatre coururent au jardin.
Les belles fleurs ! Mais elles sont bien plus belles que les miennes. Où avez-vous eu ces magnifiques œillets, ces beaux géraniums et ces charmants rosiers ? Quelle délicieuse odeur !
C’est Mme de Rosbourg qui nous a donné tout cela.
Prenez garde, Sophie ; vous écrasez un beau fraisier ; reculez-vous.
Laissez-moi donc. Je veux sentir les roses.
Mais vous écrasez les fraises de Camille. Il ne faut pas écraser les fraises de Camille.
Et moi, je te dis de me laisser tranquille, petite sotte.
Et, comme Marguerite cherchait à préserver les fraises en tenant la jambe de Sophie, celle-ci la poussa avec tant de colère et si rudement que la pauvre Marguerite alla rouler à trois pas de là.
Aussitôt que Camille vit Marguerite par terre, elle s’élança sur Sophie et lui appliqua un vigoureux soufflet.
Sophie se mit à crier, Marguerite pleurait, Madeleine cherchait à les apaiser. Camille était toute rouge et toute honteuse. Au même instant parurent Mme de Fleurville, Mme de Rosbourg et Mme Fichini.
Mme Fichini commença par donner un bon soufflet à Sophie, qui criait.
Cela m’en fait deux ; cela m’en fait deux !
Deux quoi, petite sotte ?
Deux soufflets qu’on m’a donnés.
Tiens, voilà le second pour ne pas te faire mentir.
Elle ne mentait pas, madame ; c’est moi qui lui ai donné le premier. »
Mme Fichini regarda Camille avec surprise.
Que dis-tu, Camille ? Toi, si bonne, tu as donné un soufflet à Sophie, qui vient en visite chez toi ?
Oui, maman.
Et pourquoi t’es-tu laissé emporter à une pareille brutalité ?
Parce que, parce que… (Elle lève les yeux sur Sophie, qui la regarde d’un air suppliant.) Parce que Sophie écrasait mes fraises.
Non, ce n’est pas cela, c’est pour me…
Si fait, si fait ; c’est pour mes fraises. (Tout bas à Marguerite.) Tais-toi, je t’en prie.
Je ne veux pas qu’on te croie méchante, quand c’est pour me défendre que tu t’es mise en colère.
Je t’en supplie, ma petite Marguerite, tais-toi jusqu’après le départ de Mme Fichini. »
Marguerite baisa la main de Camille et se tut.
Mme de Fleurville voyait bien qu’il s’était passé quelque chose qui avait excité la colère de Camille, toujours si douce ; mais elle devinait qu’on ne voulait pas le raconter, par égard pour Sophie. Pourtant elle voulait donner satisfaction à Mme Fichini et punir Camille de cette vivacité inusitée ; elle lui dit d’un air mécontent :
« Montez dans votre chambre, mademoiselle ; vous ne descendrez que pour dîner, et vous n’aurez ni dessert ni plat sucré. »
Camille fondit en larmes et se disposa à obéir à sa maman ; avant de se retirer, elle s’approcha de Sophie, et lui dit : « Pardonne-moi, Sophie ; je ne recommencerai pas, je te le promets. »
Sophie, qui au fond n’était pas méchante, embrassa Camille, et lui dit tout bas :
« Merci, ma bonne Camille, de n’avoir pas dit que j’avais poussé Marguerite ; ma belle-mère m’aurait fouettée jusqu’au sang. »
Camille lui serra la main et se dirigea en pleurant vers la maison. Madeleine et Marguerite pleuraient à chaudes larmes de voir pleurer Camille. Marguerite avait bien envie d’excuser Camille en racontant ce qui s’était passé ; mais elle se souvint que Camille l’avait priée de n’en pas parler.
« Méchante Sophie, se disait-elle, c’est elle qui est cause du chagrin de ma pauvre Camille. Je la déteste… »
Mme Fichini remonta en voiture avec Sophie, qu’on entendit crier quelques instants après ; on supposa que sa belle-mère la battait ; on ne se trompait pas ; car, à peine en voiture, Mme Fichini s’était mise à gronder Sophie, et, pour terminer sa morale, elle lui avait tiré fortement les cheveux.
À peine furent-elles parties, que Madeleine et Marguerite racontèrent à Mme de Fleurville comment et pourquoi Camille s’était emportée contre Sophie.
« Cette explication diminue beaucoup sa faute, mes enfants, mais elle a été coupable de s’être laissée aller à une pareille colère. Je lui permets de sortir de sa chambre, pourtant elle n’aura ni dessert ni plat sucré. »
Madeleine et Marguerite coururent chercher Camille et lui dirent que sa punition se bornait à ne pas manger de dessert ni de plat sucré. Camille soupira et resta bien triste.
C’est qu’il faut avouer que la bonne, la charmante Camille avait un défaut : elle était un peu gourmande ; elle aimait les bonnes choses, et surtout les fruits. Elle savait que justement ce jour-là on devait servir d’excellentes pêches et du raisin que son oncle avait envoyés de Paris. Quelle privation de ne pas goûter à cet excellent dessert dont elle s’était fait une fête ! Elle continuait donc d’avoir les yeux pleins de larmes.
« Ma pauvre Camille, lui dit Madeleine, tu es donc bien triste de ne pas avoir de dessert ? »
Cela me fait de la peine de voir tout le monde manger le beau raisin et les belles pêches que mon oncle a envoyés, et de ne pas même y goûter.
Eh bien, ma chère Camille, je n’en mangerai pas non plus, ni de plat sucré : cela te consolera un peu.
Non, ma chère Madeleine, je ne veux pas que tu te prives pour moi ; tu en mangeras, je t’en prie.
Non, non, Camille, j’y suis décidée. Je n’aurais aucun plaisir à manger de bonnes choses dont tu serais privée.
Camille se jeta dans les bras de Madeleine ; elles s’embrassèrent vingt fois avec la plus vive tendresse. Madeleine demanda à Camille de ne parler à personne de sa résolution.
« Si maman le savait, dit-elle, ou bien elle me forcerait d’en manger, ou bien j’aurais l’air de vouloir la forcer à te pardonner. »
Camille lui promit de n’en pas parler pendant le dîner ; mais elle résolut de raconter ensuite la généreuse privation que s’était imposée sa bonne petite sœur : car Madeleine avait d’autant plus de mérite qu’elle était, comme Camille, un peu gourmande.
L’heure du dîner vint ; les enfants étaient tristes tous les trois. Le plat sucré se trouva être des croquettes de riz que Madeleine aimait extrêmement.
Madeleine, donne-moi ton assiette, que je te serve des croquettes.
Merci, maman, je n’en mangerai pas.
Comment ! tu n’en mangeras pas, toi qui les aimes tant !
Je n’ai plus faim, maman.
Tu m’as demandé tout à l’heure des pommes de terre, et je t’en ai refusé parce que je pensais aux croquettes de riz, que tu aimes mieux que tout autre plat sucré.
J’avais encore un peu faim, maman, mais je n’ai plus faim du tout.
Mme de Fleurville regarde d’un air surpris Madeleine, rouge et confuse ; elle regarde Camille, qui rougit aussi et qui s’agite, dans la crainte que Madeleine ne paraisse capricieuse et ne soit grondée.
Mme de Fleurville se doute qu’il y a quelque chose qu’on lui cache, et n’insiste plus.
Le dessert arrive ; on apporte une superbe corbeille de pêches et une corbeille de raisin ; les yeux de Camille se remplissent de larmes ; elle pense avec chagrin que c’est pour elle que sa sœur se prive de si bonnes choses. Madeleine soupire en jetant sur les deux corbeilles des regards d’envie.
« Veux-tu commencer par le raisin ou par une pêche, Madeleine ? demanda Mme de Fleurville.
— Merci, maman, je ne mangerai pas de dessert.
— Mange au moins une grappe de raisin, dit Mme de Fleurville de plus en plus surprise ; il est excellent.
— Non, maman, répondit Madeleine qui se sentait faiblir à la vue de ces beaux fruits dont elle respirait le parfum ; je suis fatiguée, je voudrais me coucher.
— Tu n’es pas souffrante, chère petite ? lui demanda sa mère avec inquiétude.
— Non, maman, je me porte très bien ; seulement je voudrais me coucher. »
Et Madeleine, se levant, alla dire adieu à sa maman et à Mme de Rosbourg ; elle allait embrasser Camille, quand celle-ci demanda d’une voix tremblante à Mme de Fleurville la permission de suivre Madeleine. Mme de Fleurville, qui avait pitié de son agitation, le lui permit. Les deux sœurs partirent ensemble.
Cinq minutes après, tout le monde sortit de table ; on trouva dans le salon Camille et Madeleine s’embrassant et se serrant dans les bras l’une de l’autre. Madeleine quitta enfin Camille et monta pour se coucher.
Camille était restée au milieu du salon, suivant des yeux Madeleine et répétant :
« Cette bonne Madeleine ! comme je l’aime ! comme elle est bonne !
— Dis-moi donc, Camille, demanda Mme de Fleurville, ce qui passe par la tête de Madeleine. Elle refuse le plat sucré, elle refuse le dessert, et elle va se coucher une heure plus tôt qu’à l’ordinaire.
— Si vous saviez, ma chère maman, comme Madeleine m’aime et comme elle est bonne ! Elle a fait tout cela pour me consoler, pour être privée comme moi ; et elle est allée se coucher parce qu’elle avait peur de ne pouvoir résister au raisin, qui était si beau et qu’elle aime tant !
— Viens la voir avec moi, Camille ; allons l’embrasser ! » s’écria Mme de Fleurville.
Avant de quitter le salon, elle alla dire quelques mots à l’oreille de Mme de Rosbourg, qui passa immédiatement dans la salle à manger.
Mme de Fleurville et Camille montèrent chez Madeleine qui venait de se coucher ; ses grands yeux bleus étaient fixés sur un portrait de Camille, auquel elle souriait ; Mme de Fleurville s’approcha de son lit, la serra tendrement dans ses bras et lui dit :
« Ma chère petite, ta générosité a racheté la faute de ta sœur et effacé la punition. Je lui pardonne à cause de toi, et vous allez toutes deux manger des croquettes, du raisin et des pêches que j’ai fait apporter. »
Au même moment, Élisa, la bonne, entra, apportant des croquettes de riz sur une assiette, du raisin et des pêches sur une autre. Tout le monde s’embrassa. Mme de Fleurville descendit pour rejoindre Mme de Rosbourg. Camille raconta à Élisa combien Madeleine avait été bonne ; toutes deux donnèrent à Élisa une part de leur dessert et, après avoir causé, s’être bien embrassées, avoir fait leur prière de tout leur cœur, Camille se déshabilla, et toutes deux s’endormirent pour rêver soufflets, gronderies, tendresse, pardon et raisin.