Hachette (p. 33-40).



VI

UN AN APRÈS LE CHIEN ENRAGÉ


Un jour, Marguerite, Camille et Madeleine jouaient devant la maison, sous un grand sapin. Un grand chien noir qui s’appelait Calino, et qui appartenait au garde, était couché près d’elles.

Marguerite cherchait à lui mettre au cou une couronne de pâquerettes que Camille venait de terminer. Quand la couronne était à moitié passée, le chien secouait la tête, la couronne tombait, et Marguerite le grondait.

« Méchant Calino, veux-tu te tenir tranquille ! si tu recommences, je te donnerai une tape. »

Et elle ramassait la couronne.

« Baisse la tête, Calino. »

Calino obéissait d’un air indifférent.

Marguerite passait avec effort la couronne à moitié, Calino donnait un coup de tête : la couronne tombait encore.

« Mauvaise bête ! entêté, désobéissant ! » dit Marguerite en lui donnant une petite tape sur la tête.

Au même moment, un chien jaune, qui s’était approché sans bruit, donna un coup de dent à Calino. Marguerite voulut le chasser : le chien jaune se jeta sur elle et lui mordit la main ; puis il continua son chemin la queue entre les jambes, la tête basse, la langue pendante. Marguerite poussa un petit cri ; puis, voyant du sang à sa main, elle pleura.

Camille et Madeleine s’étaient levées précipitamment au cri de Marguerite. Camille suivit des yeux le chien jaune ; elle dit quelques mots tout bas à Madeleine, puis elle courut chez Mme de Fleurville.

« Maman, lui dit-elle tout bas, Marguerite a été mordue par un chien enragé. »

Mme de Fleurville bondit de dessus sa chaise.

« Comment sais-tu que le chien est enragé ?

— Je l’ai bien vu, maman, à sa queue traînante, à sa tête basse, à sa langue pendante, à sa démarche trottinante ; et puis il a mordu Calino et Marguerite sans aboiement, sans bruit ; et Calino, au lieu de se défendre ou de crier, s’est étendu à terre sans bouger.
« Le chien secouait la tête, la couronne tombait, et Marguerite le grondait. »
« Le chien secouait la tête, la couronne tombait, et Marguerite le grondait. »
« Le chien secouait la tête, la couronne tombait, et Marguerite le grondait »

— Tu as raison, Camille ! Quel malheur, mon Dieu ! Lavons bien vite les morsures dans l’eau fraîche, ensuite dans l’eau salée.

— Madeleine l’a menée dans la cuisine, maman. Mais que faire ? »

Mme de Fleurville, pour toute réponse, alla avec Camille trouver Marguerite ; elle regarda la morsure et vit un petit trou peu profond qui ne saignait plus.

« Vite, Rosalie (c’était la cuisinière), un seau d’eau fraîche ! Donne-moi ta main, Marguerite ! Trempe-la dans le seau. Trempe encore, encore ; remue-la bien. Donne-moi une forte poignée de sel, Camille,… bien… Mets-le dans un peu d’eau… Trempe ta main dans l’eau salée, chère Marguerite.

— J’ai peur que le sel ne me pique, dit Marguerite en pleurant.

— Non, n’aie pas peur ; ce ne sera pas grand-chose. Mais, quand même cela te piquerait, il faut te tremper la main, sans quoi tu serais très malade. »

Pendant dix minutes, Mme de Fleurville obligea Marguerite à tenir sa main dans l’eau salée. S’apercevant de la frayeur de la pauvre enfant, qui contenait difficilement ses larmes, elle l’embrassa et lui dit :

« Ne t’effraye pas, ma petite Marguerite ; ce ne sera rien, je pense. Tous les jours, matin et soir, tu tremperas ta main dans l’eau salée pendant un quart d’heure ; tous les jours tu mangeras deux fortes pincées de sel et une petite gousse d’ail. Dans huit jours ce sera fini.

— Maman, dit Camille, n’en parlons pas à Mme de Rosbourg, elle serait trop inquiète.

— Tu as raison, chère enfant, dit Mme de Fleurville en l’embrassant. Nous le lui raconterons dans un mois. »

Camille et Madeleine recommandèrent bien à Marguerite de ne rien dire à sa maman, pour ne pas la tourmenter. Marguerite, qui était obéissante et qui n’était pas bavarde, n’en dit pas un mot. Pendant huit jours elle fit exactement ce que lui avait ordonné Mme de Fleurville ; au bout de trois jours sa petite main était guérie.

Après un mois, quand tout danger fut passé, Marguerite dit un jour à sa maman : « Maman, chère maman, vous ne savez pas que votre pauvre Marguerite a manqué mourir.

— Mourir, mon amour ! dit la maman en riant. Tu n’as pas l’air bien malade.

— Tenez, maman, regardez ma main. Voyez-vous cette toute petite tache rouge ?

— Oui, je vois bien ; c’est un cousin qui t’a piquée !

— C’est un chien enragé qui m’a mordue. » Mme de Rosbourg poussa un cri étouffé, pâlit et demanda d’une voix tremblante :

« Qui t’a dit que le chien était enragé ? Pourquoi ne me l’as-tu pas dit tout de suite ?

— Mme de Fleurville m’a recommandé de faire bien exactement ce qu’elle avait dit, sans quoi je deviendrais enragée et je mourrais. Elle m’a défendu de vous en parler avant un mois, chère maman, pour ne pas vous faire peur.

— Et qu’a-t-on fait pour te guérir, ma pauvre petite ? Est-ce qu’on a appliqué un fer rouge sur la morsure ?

— Non, maman, pas du tout, Mme de Fleurville, Camille et Madeleine m’ont tout de suite lavé la main à grande eau dans un seau, puis elles me l’ont fait tremper dans de l’eau salée, longtemps, longtemps ; elles m’ont fait faire cela tous les matins et tous les soirs, pendant une semaine, et m’ont fait manger, tous les jours, deux pincées de sel et de l’ail. »

Mme de Rosbourg embrassa Marguerite avec une vive émotion, et courut chercher Mme de Fleurville pour avoir des renseignements plus précis.

Mme de Fleurville confirma le récit de la petite et rassura Mme de Rosbourg sur les suites de cette morsure.

« Marguerite ne court plus aucun danger, chère amie, soyez-en sûre ; l’eau est le remède infaillible pour les morsures des bêtes enragées ; l’eau salée est bien meilleure encore. Soyez bien certaine qu’elle est sauvée. »

Mme de Rosbourg embrassa tendrement Mme de Fleurville ; elle exprima toute la reconnaissance que lui inspiraient la tendresse et les soins de Camille et de Madeleine, et se promit tout bas de la leur témoigner à la première occasion.