Hachette (p. 22-33).



V

LES FLEURS CUEILLIES ET REMPLACÉES


« Mon Dieu ! mon Dieu ! que je m’ennuie toute seule ! pensa Marguerite après avoir marché un quart d’heure. Pourquoi donc Madeleine m’a-t-elle forcée de sortir ?… Camille voulait bien me garder, je l’ai bien vu !… Quand je suis seule avec Camille, elle me laisse faire tout ce que je veux… Comme je l’aime, Camille !… J’aime beaucoup Madeleine aussi ; mais… je m’amuse davantage avec Camille. Qu’est-ce que je vais faire pour m’amuser ?… Ah ! j’ai une bonne idée : je vais nettoyer et balayer leur petit jardin. »

Elle courut vers le jardin de Camille et de Madeleine, le nettoya, balaya les feuilles tombées, et se mit ensuite à examiner toutes les fleurs. Tout à coup l’idée lui vint de cueillir un beau bouquet pour Camille et pour Madeleine.

« Comme elles seront contentes ! se dit-elle. Je vais prendre toutes les fleurs, j’en ferai un magnifique bouquet : elles le mettront dans leur chambre, qui sentira bien bon ! »

Voilà Marguerite enchantée de son idée ; elle cueille œillets, giroflées, marguerites, roses, dahlias, réséda, jasmin, enfin tout ce qui se trouvait dans le jardin. Elle jetait les fleurs à mesure dans son tablier dont elle avait relevé les coins, les entassait tant qu’elle pouvait et ne leur laissait presque pas de queue.

Quand elle eut tout cueilli, elle courut à la maison, entra précipitamment dans la chambre où travaillaient encore Camille et Madeleine, et, courant à elles d’un air radieux :

« Tenez, Camille, tenez, Madeleine, regardez ce que je vous apporte, comme c’est beau ! »

Et, ouvrant son tablier, elle leur fit voir toutes ces fleurs fripées, fanées, écrasées.

« J’ai cueilli tout cela pour vous, leur dit-elle : nous les mettrons dans notre chambre, pour qu’elle sente bon ! »

Camille et Madeleine se regardèrent en souriant. La gaieté les gagna à la vue de ces paquets de fleurs flétries et de l’air triomphant de Marguerite ; enfin elles se mirent à rire aux éclats en voyant la figure rouge, déconcertée et mortifiée de Marguerite. La pauvre petite avait laissé tomber les fleurs par terre ; elle restait immobile, la bouche ouverte, et regardait rire Camille et Madeleine.

Enfin Camille put parler.

« Où as-tu cueilli ces belles fleurs, Marguerite ?

— Dans votre jardin.

— Dans notre jardin ! s’écrièrent à la fois les deux sœurs, qui n’avaient plus envie de rire. Comment ! tout cela dans notre jardin ?

— Tout, tout, même les boutons. »

Camille et Madeleine se regardèrent d’un air consterné et douloureux. Marguerite, sans le vouloir, leur causait un grand chagrin. Elles réservaient toutes ces fleurs pour offrir un bouquet à leur maman le jour de sa fête, qui avait lieu le surlendemain, et voilà qu’il n’en restait plus une seule ! Pourtant ni l’une ni l’autre n’eurent le courage de gronder la pauvre Marguerite, qui arrivait si joyeuse et qui avait cru leur causer une si agréable surprise.

Marguerite, étonnée de ne pas recevoir les remerciements et les baisers auxquels elle s’attendait, regarda attentivement les deux sœurs, et, lisant leur chagrin sur leurs figures consternées, elle comprit vaguement qu’elle avait fait quelque chose de mal, et se mit à pleurer.

Madeleine rompit enfin le silence.

« Ma petite Marguerite, nous t’avons dit bien des fois de ne toucher à rien sans en demander la permission. Tu as cueilli nos fleurs et tu nous as fait de la peine. Nous voulions donner après-demain à maman, pour sa fête, un beau bouquet de fleurs plantées et arrosées par nous. Maintenant, par ta faute, nous n’avons plus rien à lui donner. »

Les pleurs de Marguerite redoublèrent.

« Nous ne te grondons pas, reprit Camille, parce que nous savons que tu ne l’as pas fait par méchanceté ; mais tu vois comme c’est vilain de ne pas nous écouter. »

Marguerite sanglotait.

« Console-toi, ma petite Marguerite, dit Madeleine en l’embrassant ; tu vois bien que nous ne sommes pas fâchées contre toi.

— Parce que… vous… êtes… trop bonnes, … dit Marguerite, qui suffoquait ; mais… vous… êtes… tristes… Cela… me… fait de la… peine… Pardon… pardon… Camille… Madeleine… Je ne… le… ferai plus… bien sûr. »

Camille et Madeleine, touchées du chagrin de Marguerite, l’embrassèrent et la consolèrent de leur mieux. À ce moment, Mme de Rosbourg entra ; elle s’arrêta, étonnée en voyant les yeux rouges et la figure gonflée de sa fille.

« Marguerite ! qu’as-tu, mon enfant ? Serais-tu méchante, par hasard ?

— Oh non ! madame, répondit Madeleine ; nous la consolons. »

Madame de Rosbourg.

De quoi la consolez-vous, chères petites ?

Madeleine.

De…, de… »

Madeleine rougit et s’arrêta.

« Madame, reprit Camille, nous la consolons, nous… nous… l’embrassons… parce que…, parce que… »

Elle rougit et se tut à son tour.

La surprise de Mme de Rosbourg augmentait.

Madame de Rosbourg.

Marguerite, dis-moi toi-même pourquoi tu pleures et pourquoi tes amies te consolent.

— Oh ! maman, chère maman, s’écria Marguerite en se jetant dans les bras de sa mère, j’ai été bien méchante ; j’ai fait de la peine à mes amies, mais c’était sans le vouloir. J’ai cueilli toutes les fleurs de leur jardin ; elles n’ont plus rien à donner à leur maman pour sa fête, et, au lieu de me gronder, elles m’embrassent. Mon Dieu ! mon Dieu ! que j’ai du chagrin !

— Tu fais bien de m’avouer tes sottises, ma chère enfant, je tâcherai de les réparer. Tes petites amies sont bien bonnes de ne pas t’en vouloir. Sois indulgente et douce comme elles, chère petite, tu seras aimée comme elles et tu seras bénie de Dieu et de ta maman.

Mme de Rosbourg embrassa Camille, Madeleine et Marguerite d’un air attendri, quitta la chambre, sonna son domestique, et demanda immédiatement sa voiture.

Une demi-heure après, la calèche de Mme de Rosbourg était prête. Elle y monta et se fit conduire à la ville de Moulins, qui n’était qu’à cinq kilomètres de la maison de campagne de Mme de Fleurville.

Elle descendit chez un marchand de fleurs, et choisit les plus belles et les plus jolies.

« Ayez la complaisance, monsieur, dit-elle au marchand, de m’apporter vous-mêmes tous ces pots de fleurs chez Mme de Fleurville. Je vous ferai indiquer la place où ils doivent être plantés, et vous surveillerez ce travail. Je désire que ce soit fait la nuit, pour ménager une surprise aux petites de Fleurville.

— Madame peut être tranquille ; tout sera fait selon ses ordres. Au soleil couchant, je chargerai sur une charrette les fleurs que madame a choisies, et je me conformerai aux ordres de madame.

— Combien vous devrai-je, monsieur, pour les fleurs et la plantation ?

— Ce sera quarante francs, madame ; il y a soixante plantes avec leurs pots, et de plus le travail. Madame ne trouve pas que ce soit trop cher ?

— Non, non, c’est très bien ; les quarante francs vous seront remis aussitôt votre ouvrage terminé. »

Mme de Rosbourg remonta en voiture et retourna au château de Fleurville. (C’était le nom de la terre de Mme de Fleurville.) Elle donna ordre à son domestique d’attendre le marchand à l’entrée de la nuit et de lui faire planter les fleurs dans le petit jardin de Camille et de Madeleine. Son absence avait été si courte que ni Mme de Fleurville ni les enfants ne s’en étaient aperçues.

À peine Mme de Rosbourg avait-elle quitté les petites, que toutes trois se dirigèrent vers leur jardin.

« Peut-être, pensait Camille, restait-il encore quelques fleurs oubliées, seulement de quoi faire un tout petit bouquet. »

Hélas ! il n’y avait rien : tout était cueilli. Camille et Madeleine regardaient tristement et en silence leur jardin vide. Marguerite avait bien envie de pleurer.

« C’est fait, dit enfin Madeleine ; il n’y a pas de remède. Nous tâcherons d’avoir quelques plantes nouvelles, qui fleuriront plus tard. »

Marguerite.

Prenez tout mon argent pour en acheter, Madeleine ; j’ai quatre francs !

Madeleine.
Merci, ma chère petite, il vaut mieux garder ton argent pour les pauvres.
« Ayez la complaisance de m’apporter tous ces pots de fleurs. »
Marguerite.

Mais si vous n’avez pas assez d’argent, Madeleine, vous prendrez le mien, n’est-ce pas ?

Madeleine.

Oui, oui, ma bonne petite, sois sans inquiétude, ne pensons plus à tout cela, et préparons notre jardin pour y replanter de nouvelles fleurs.

Les trois petites se mirent à l’ouvrage ; Marguerite fut chargée d’arracher les vieilles tiges et de les brouetter dans le bois. Camille et Madeleine bêchèrent avec ardeur ; elles suaient à grosses gouttes toutes les trois quand Mme de Rosbourg, revenue de sa course, les rejoignit au jardin.

« Oh ! les bonnes ouvrières ! s’écria-t-elle. Voilà un jardin bien bêché ! Les fleurs y pousseront toutes seules, j’en suis sûre.

— Nous en aurons bientôt, madame, vous verrez.

— Je n’en doute pas, car le bon Dieu récompensera toujours les bonnes petites filles comme vous. »

La besogne était finie ; Camille, Madeleine et Marguerite eurent soin de ranger leurs outils, et jouèrent pendant une heure dans l’herbe et dans le bois. Alors la cloche sonna le dîner, et chacun rentra.

Le lendemain, après déjeuner, les enfants allèrent à leur petit jardin pour achever de le nettoyer.

Camille courait en avant. Le jardin lui apparut plein de fleurs mille fois plus belles et plus nombreuses que celles qui y étaient la veille. Elle s’arrêta stupéfaite, elle ne comprenait pas.

Madeleine et Marguerite arrivèrent à leur tour, et toutes trois restèrent muettes de surprise et de joie devant ces fleurs si fraîches, si variées, si jolies.

Enfin, un cri général témoigna de leur bonheur ; elles se précipitèrent dans le jardin, sentant une fleur, en caressant une autre, les admirant toutes, folles de joie, mais ne comprenant toujours pas comment ces fleurs avaient poussé et fleuri en une nuit, et ne devinant pas qui les avait apportées.

« C’est le bon Dieu, dit Camille.

— Non, c’est plutôt la sainte Vierge, dit Madeleine.

— Je crois que ce sont nos petits anges », reprit Marguerite.

Mme de Fleurville arrivait avec Mme de Rosbourg.

« Voici l’ange qui a fait pousser vos fleurs, dit Mme de Fleurville en montrant Mme de Rosbourg. Votre douceur et votre bonté l’ont touchée ; elle a été acheter tout cela à Moulins, pendant que vous vous mettiez en nage pour réparer le mal causé par Marguerite. »

On peut juger du bonheur et de la reconnaissance des trois enfants. Marguerite était peut-être plus heureuse que Camille et Madeleine, car le chagrin qu’elle avait fait à ses amies pesait sur son cœur.

Le lendemain, toutes les trois offrirent un bouquet composé de leurs plus belles fleurs, non seulement à Mme de Fleurville pour sa fête, mais aussi à Mme de Rosbourg, comme témoignage de leur reconnaissance.