Hachette (p. 104-119).



XI

JEANNETTE LA VOLEUSE


Madeleine avait reçu les éloges que méritait son généreux sacrifice ; trois jours s’étaient passés depuis la disparition de la poupée ; Marguerite attendait avec une vive impatience que quelqu’un allât à Paris pour lui apporter la poupée promise. En attendant, elle s’amusait avec celle de Madeleine. Il faisait chaud, et les enfants étaient établies dans le jardin, sous des arbres touffus. Madeleine lisait. Camille tressait une couronne de pâquerettes pour la poupée, que Marguerite peignait avant de lui mettre la couronne sur la tête. La petite boulangère, nommée Suzanne, qui apportait deux pains à la cuisine, passa près d’elle. Elle s’arrêta devant Marguerite, regarda attentivement la poupée et dit :

« Elle est tout de même jolie, votre poupée, mam’selle ! »

Marguerite.

Tu n’en as jamais vu de si jolie, Suzanne ?

Suzanne.

Pardon, mam’selle, j’en ai vu une plus belle que la vôtre, et pas plus tard qu’hier encore.

Marguerite.

Plus jolie que celle-ci ! Et où donc, Suzanne ?

Suzanne.

Ah ! près d’ici, bien sûr. Elle a une belle robe de soie lilas ; c’est Jeannette qui l’a.

Marguerite.

Jeannette, la petite meunière ! Et qui lui a donné cette belle poupée ?

Suzanne.

Ah ! je ne sais pas, mam’selle ; elle l’a depuis trois jours.

Camille, Madeleine et Marguerite se regardèrent d’un air étonné : toutes trois commençaient à soupçonner que la jolie poupée de Jeannette pouvait bien être celle de Marguerite.

Camille.

Et cette poupée a-t-elle des sabots ?

Suzanne, riant.

Oh ! pour ça non, mam’selle ; elle a un pied chaussé d’un beau petit soulier bleu, et l’autre est nu ; elle a aussi un petit chapeau de paille avec une plume blanche.

Marguerite, s’élançant de sa chaise.

C’est ma poupée, ma pauvre poupée que j’ai laissée il y a trois jours sous un chêne, lorsqu’il a fait un si gros orage, et que je n’ai pas retrouvée depuis.

Suzanne.

Ah bien ! Jeannette m’a dit qu’on lui avait donné la belle poupée, mais qu’il ne fallait pas en parler, parce que ça ferait des jaloux.

Camille, bas à Marguerite.

Laisse aller Suzanne, et courons dire à maman ce qu’elle vient de nous raconter.

Camille, Madeleine et Marguerite se levèrent et coururent au salon, où Mme de Fleurville était à écrire, pendant que Mme de Rosbourg jouait du piano.

Camille et Madeleine, très précipitamment.

Madame, madame, voulez-vous nous laisser aller au moulin ? Jeannette a la poupée de Marguerite ; il faut qu’elle la rende.

Madame de Rosbourg.

Quelle folie ! mes pauvres enfants, vous perdez la tête ! Comment est-il possible que la poupée de Marguerite se soit sauvée dans la maison de Jeannette ?

« Elle est tout de même jolie, votre poupée ! »
Madeleine.

Mais, madame, Suzanne l’a vue ! Jeannette lui a dit de ne pas en parler et qu’on la lui avait donnée.

Madame de Fleurville.

Ma pauvre fille, c’est quelque poupée de vingt-cinq sous habillée en papier qu’on aura donnée à Jeannette, et que Suzanne trouve superbe, parce qu’elle n’en a jamais vu de plus belle.

Marguerite.

Mais non, madame, c’est bien sûr ma poupée ; elle a une robe de taffetas lilas, un seul soulier de satin bleu, et un chapeau de paille avec une plume blanche.

Madame de Rosbourg.

Écoute, ma petite Marguerite, va me chercher Suzanne ; je la questionnerai moi-même, et, si j’ai des raisons de penser que Jeannette a ta poupée, nous allons partir tout de suite pour le moulin.

Marguerite partit comme une flèche et revint deux minutes après, traînant la petite Suzanne, toute honteuse de se trouver dans un si beau salon, en présence de ces dames.

Madame de Rosbourg.

N’aie pas peur, ma petite Suzanne ; je veux seulement te demander quelques détails sur la belle poupée de Jeannette. Est-il vrai qu’elle a une poupée très jolie et très bien habillée ?

Suzanne.

Pour ça, oui, madame ; elle est tout à fait jolie.

Madame de Rosbourg.

Comment est sa robe ?

Suzanne.

En soie lilas, madame.

Madame de Rosbourg.

Et son chapeau ?

Suzanne.

En paille, madame ; et tout rond, avec une plume blanche et des affiquets de velours noirs.

Madame de Rosbourg.

T’a-t-elle dit qui lui avait donné cette poupée ?

Suzanne.

Pour ça, non, madame ; elle n’a point voulu nommer personne parce qu’on le lui a défendu, qu’elle dit.

Madame de Rosbourg.

Y a-t-il longtemps qu’elle a cette poupée ?

Suzanne.

Il y a trois jours, madame ; elle dit qu’elle l’a rapportée de la ville le jour de l’orage.

Madame de Rosbourg.

Merci, ma petite Suzanne ; tu peux t’en aller ; voici des pralines pour t’amuser en route.

Et elle lui mit dans la main un gros cornet de pralines ; Suzanne rougit de plaisir, fit une révérence et s’en alla.

« Chère amie, dit Mme de Fleurville à Mme de Rosbourg, il me paraît certain que Jeannette a la poupée de Marguerite ; allons-y toutes. Mettez vos chapeaux, petites, et dépêchons-nous de nous rendre au moulin. »

Les enfants ne se le firent pas dire deux fois ; en trois minutes elles furent prêtes à partir. Tout le monde se mit en marche ; au lieu de la consternation et du silence qui avaient attristé la même promenade, trois jours auparavant, les enfants s’agitaient, allaient et venaient, se dépêchaient et parlaient toutes à la fois.

Elles marchèrent si vite, qu’on arriva en moins d’une demi-heure. Les petites allaient se précipiter toutes trois dans le moulin en appelant Jeannette et en demandant la poupée. Mme de Rosbourg les arrêta et leur dit :

« Ne dites pas un mot, mes enfants, ne témoignez aucune impatience ; tenez-vous près de moi, et ne parlez que lorsque vous verrez la poupée. »

Les petites eurent de la peine à se contenir ; leurs yeux étincelaient, leurs narines se gonflaient, leur bouche s’ouvrait pour parler, leurs jambes les emportaient malgré elles, mais les mamans les firent passer derrière, et toutes cinq entrèrent ainsi au moulin.

La meunière vint ouvrir, fit beaucoup de révérences et présenta des chaises.

« Asseyez-vous, mesdames, mesdemoiselles, voici des chaises basses. »

Mme de Fleurville, Mme de Rosbourg et les enfants s’assoient ; les trois petites s’agitent sur leurs chaises ; Mme de Rosbourg leur fait signe de ne pas montrer d’impatience.

Madame de Fleurville.

Eh bien, mère Léonard, comment cela va-t-il ?

La meunière.

Madame est bien honnête ; ça va bien, Dieu merci.

Madame de Fleurville.

Et votre fille Jeannette, où est-elle ?

Mère Léonard.

Ah ! je ne sais point, madame ; peut-être bien au moulin.

Madame de Fleurville.

Mes filles voudraient la voir ; appelez-la donc…

Mère Léonard, allant à la porte.

Jeannette, Jeannette ! (Après un moment d’attente.) Jeannette, arrive donc ! où t’es-tu fourrée ? Elle ne vient point ! faut croire qu’elle n’ose pas.

Madame de Fleurville.

Pourquoi n’ose-t-elle pas ?

Mère Léonard.

Ah ! quand elle voit ces dames, ça lui fait toujours quelque chose ; elle s’émotionne de la joie qu’elle a.

Madame de Fleurville.

Je voudrais bien lui parler pourtant ; si elle est sage et bonne fille, je lui ai apporté un joli fichu de soie et un beau tablier pour les dimanches.

La mère Léonard s’agite, appelle sa fille, court de la maison au moulin et ramène, en la traînant par le bras, Jeannette qui s’était cachée et qui se débat vivement.

Mère Léonard.

Vas-tu pas finir, méchante, malapprise ?

Jeannette, criant.

Je veux m’en aller ; lâchez-moi ; j’ai peur.

Mère Léonard.

De quoi que t’as peur, sans cœur ? Ces dames vont-elles pas te manger ? »

Jeannette cesse de se débattre ; la mère Léonard lui lâche le bras ; Jeannette se sauve et s’enfuit dans sa chambre. La mère Léonard est furieuse, elle craint que le fichu et le tablier ne lui échappent ; elle appelle Jeannette :

« Méchante enfant, s’écrie-t-elle, petite drôlesse, je te vas quérir et je te vas cingler les reins ; tu vas voir. »

Mme de Fleurville l’arrête et lui dit :

« N’y allez pas, mère Léonard ; laissez-moi lui parler : je la trouverai, allez, je connais bien la maison. »

Et Mme de Fleurville entra chez Jeannette, suivie de la mère Léonard. Elles la trouvèrent cachée derrière une chaise. Mme de Fleurville, sans mot dire, la tira de sa cachette, s’assit sur la chaise, et, lui tenant les deux mains, lui dit :

« Pourquoi te caches-tu, Jeannette ? Les autres fois, tu accourais au-devant de moi quand je venais au moulin. »

Pas de réponse ; Jeannette reste la tête baissée.

« Jeannette, où as-tu trouvé la belle poupée qu’on a vue chez toi l’autre jour ? »

Jeannette, avec vivacité.

Suzanne est une menteuse ; elle n’a point vu de poupée ; je ne lui ai rien dit ; je n’ai parlé de rien, c’est des menteries qu’elle vous a faites.

Madame de Fleurville.

Comment sais-tu que c’est Suzanne qui me l’a dit ?

Jeannette, très vivement.

Parce qu’elle me fait toujours de méchantes choses ; elle vous a conté des sottises.

Madame de Fleurville.

Mais, encore une fois, pourquoi accuses-tu Suzanne, puisque je ne te l’ai pas nommée ?

Jeannette.

Faut pas croire Suzanne ni les autres ; je n’ai point dit qu’on m’avait donné la poupée ; je n’en ai point, de poupée ; c’est tout des menteries.

Madame de Fleurville.

Plus tu parles et plus je vois que c’est toi qui mens ; tu as peur que je ne te reprenne la poupée que tu as trouvée dans le bois le jour de l’orage.

Jeannette.
Je n’ai peur de rien ; je n’ai rien trouvé sous le chêne, et je n’ai point la poupée de Mlle Marguerite.
Elle ramenait Jeannette en la traînant par le bras.
Madame de Fleurville.

Comment sais-tu que c’est de la poupée de Mlle Marguerite que je te parle et qu’elle était sous le chêne ?

Jeannette, voyant qu’elle se trahissait de plus en plus, se mit à crier et à se débattre. Mme de Fleurville la laissa aller et commença la recherche de la poupée ; elle ouvrit l’armoire et le coffre, mais n’y trouva rien ; enfin, voyant que Jeannette s’était réfugiée près du lit, comme pour empêcher qu’on ne cherchât de ce côté, elle se baissa et aperçut la poupée sous le lit, tout au fond ; elle se retourna vers la mère Léonard et lui ordonna d’un air sévère de retirer la poupée. La mère Léonard obéit en tremblant et remit la poupée à Mme de Fleurville.

« Saviez-vous, dit Mme de Fleurville, que votre fille avait cette poupée ?

— Pour ça non, ma bonne chère dame, répondit la mère Léonard ; si j’avais su, je la lui aurais fait reporter au château, car elle sait bien que cette poupée est à Mlle Marguerite ; nous l’avions trouvée bien jolie, la dernière fois que Mlle Marguerite l’a apportée. (Se retournant vers Jeannette). Ah ! mauvaise créature, vilaine petite voleuse, tu vas voir comme je te corrigerai. Je t’apprendrai à faire des voleries et puis des menteries encore, que j’en suis toute tremblante. Je voyais bien que tu mentais à Madame, dès que tu as ouvert ta bouche pleine de menteries. Tu vas avoir le fouet tout à l’heure : tu ne perdras rien pour attendre. »

Jeannette pleurait, criait, suppliait, protestait qu’elle ne le ferait plus jamais. La mère Léonard, loin de se laisser attendrir, la repoussait de temps en temps avec un soufflet ou un bon coup de poing. Mme de Fleurville, craignant que la correction ne fût trop forte, chercha à calmer la mère Léonard, et réussit à lui faire promettre qu’elle ne fouetterait pas Jeannette et qu’elle se contenterait de l’enfermer dans sa chambre pour le reste de la journée. Les enfants étaient consternées de cette scène ; les mensonges répétés de Jeannette, sa confusion devant la poupée retrouvée, la colère et les menaces de la mère Léonard les avaient fait trembler. Mme de Fleurville remit à Marguerite sa poupée sans mot dire, dit adieu à la mère Léonard, et sortit avec Mme de Rosbourg, suivie des trois enfants. Elles marchaient depuis quelques instants en silence, lorsqu’un cri perçant les fit toutes s’arrêter ; il fut suivi d’autres cris plus perçants, plus aigus encore, c’était Jeannette qui recevait le fouet de la mère Léonard. Elle la fouetta longtemps : car, à une grande distance, les enfants, qui s’étaient remises en marche, entendaient encore les hurlements, les supplications de la petite voleuse. Cette fin tragique de l’histoire de la poupée perdue les laissa pour toute la journée sous l’impression d’une grande tristesse, d’une vraie terreur.