Hachette (p. 119-127).



XII

VISITE CHEZ SOPHIE


« Mais chairs amie, veuné dinné chés moi demin ; mamman demand ça à votr mamman ; nous dinron a sainq eure pour joué avan é allé promené aprais. Je pari que j’ai fé de fôtes ; ne vous moké pas de moi, je vous pri !

« Sofie, votre ami. »

Camille reçut ce billet quelques jours après l’histoire de la poupée ; elle ne put s’empêcher de rire en voyant ces énormes fautes d’orthographe ; comme elle était très bonne, elle ne les montra pas à Madeleine et à Marguerite ; elle alla chez sa maman.

Camille.

Maman, Sophie m’écrit que Mme Fichini nous engage toutes à dîner chez elle demain.

Madame de Fleurville.

Aïe, aïe ! quel ennui ! Est-ce que ce dîner t’amusera, Camille ?

Camille.

Beaucoup, maman. J’aime assez cette pauvre Sophie, qui est si malheureuse.

Madame de Fleurville.

C’est bien généreux à toi, ma pauvre Camille, car elle t’a fait punir et gronder deux fois.

Camille.

Oh ! maman, elle a été si fâchée après.

Madame de Fleurville, embrassant Camille.

C’est bien, très bien, ma bonne petite Camille ; réponds-lui donc que nous irons demain bien certainement.

Camille remercia sa maman, courut prévenir Madeleine et Marguerite, et répondit à Sophie :

« Ma chère Sophie,

« Maman et Mme de Rosbourg iront dîner demain chez ta belle-mère ; elles nous emmèneront, Madeleine, Marguerite et moi. Nous sommes très contentes ; nous ne mettrons pas de belles robes pour pouvoir jouer à notre aise. Adieu, ma chère Sophie, je t’embrasse. »

« Camille de Fleurville. »


Toute la journée, les petites filles furent occupées de la visite du lendemain. Marguerite voulait mettre une robe de mousseline blanche ; Madeleine et Camille voulaient de simples robes en toile. Mme de Rosbourg trancha la question en conseillant les robes de toile.

Marguerite voulait emporter sa belle poupée ; Camille et Madeleine lui dirent :

« Prends garde, Marguerite : souviens-toi du gros chêne et de Jeannette. »

Marguerite.

Mais demain il n’y aura pas d’orage, ni de forêt, ni de Jeannette.

Madeleine.

Non, mais tu pourrais l’oublier quelque part, ou la laisser tomber et la casser.

Marguerite.

C’est ennuyeux de toujours laisser ma pauvre poupée à la maison. Pauvre petite ! elle s’ennuie ! Jamais elle ne sort ! jamais elle ne voit personne !

Camille et Madeleine se mirent à rire ; Marguerite, après un instant d’hésitation, rit avec elles et avoua qu’il était plus raisonnable de laisser la poupée à la maison.

Le lendemain matin, les petites filles travaillèrent comme de coutume ; à deux heures elles allèrent s’habiller, et à deux heures et demie elles montèrent en calèche découverte ; Mmes de Rosbourg et de Fleurville s’assirent au fond ; les trois petites prirent place sur le devant. Il faisait un temps magnifique, et, comme le château de Mme Fichini n’était qu’à une lieue, le voyage dura à peine vingt minutes. La grosse Mme Fichini les attendait sur le perron ; Sophie se tenait en arrière, n’osant pas se montrer, de crainte des soufflets.

« Bonjour, chères dames, s’écria Mme Fichini ; bonjour, chères demoiselles ; comme c’est aimable d’arriver de bonne heure ! Les enfants auront le temps de jouer, et nous autres, mamans, nous causerons. J’ai une grâce à vous demander, chères dames ; je vous expliquerai cela ; c’est pour ma vaurienne de Sophie ; je veux vous en faire cadeau pour quelques semaines, si vous voulez bien l’accepter et la garder pendant un voyage que je dois faire. »

Mme de Fleurville, surprise, ne répondit rien ; elle attendit que Mme Fichini lui expliquât le cadeau incommode qu’elle désirait lui faire. Ces dames entrèrent dans le salon, les enfants restèrent dans le vestibule.

« Qu’est-ce qu’a dit ta belle-mère, Sophie ? demanda Marguerite, qu’elle voulait te donner à maman ? Où veut-elle donc aller sans toi ?

— Je n’en sais rien, répondit Sophie en soupirant ; je sais seulement que depuis deux jours elle me bat souvent et qu’elle veut me laisser seule ici pendant qu’elle fera un voyage en Italie.

— En seras-tu fâchée ? dit Camille.

— Oh ! pour cela non, surtout si je vais demeurer chez vous : je serai si heureuse avec vous ! Jamais battue, jamais injustement grondée, je ne serai plus seule, abandonnée pendant des journées entières, n’apprenant rien, ne sachant que faire, m’ennuyant. Il m’arrive bien souvent de pleurer plusieurs heures de suite, sans que personne y fasse attention, sans que personne cherche à me consoler. »

Et la pauvre Sophie versa quelques larmes ; les trois petites l’entourèrent, l’embrassèrent, et réussirent à la consoler ; dix minutes après, elles couraient dans le jardin et jouaient à cache-cache ; Sophie riait et s’amusait autant que les autres.

Après deux heures de courses et de jeux, comme elles avaient très chaud, elles rentrèrent à la maison.

« Dieu ! que j’ai soif ! » dit Sophie.

Madeleine.

Pourquoi ne bois-tu pas ?

Sophie.

Parce que ma belle-mère me le défend.

Marguerite.

Comment ! Tu ne peux même pas boire un verre d’eau ?

Sophie.

Rien absolument, jusqu’au dîner, et à dîner, un verre seulement.

Marguerite.

Pauvre Sophie, mais c’est affreux cela.

« Sophie, Sophie ! criait en ce moment la voix furieuse de Mme Fichini. Venez ici, mademoiselle, tout de suite. »

Sophie, pâle et tremblante, se dépêcha d’entrer au salon où était Mme Fichini. Camille, Madeleine et Marguerite avaient peur pour la pauvre Sophie ; elles restèrent dans le petit salon, tremblant aussi et écoutant de toutes leurs oreilles.

Madame Fichini, avec colère.

Approchez, petite voleuse ; pourquoi avez-vous bu le vin ?

Sophie, tremblante.

Quel vin, maman ? Je n’ai pas bu de vin.

Madame Fichini, la poussant rudement.

Quel vin, menteuse ? Celui du carafon qui est dans mon cabinet de toilette.

Sophie, pleurant.

Je vous assure, maman, que je n’ai pas bu votre vin, que je ne suis pas entrée dans votre cabinet.

Madame Fichini.

Ah ! vous n’êtes pas entrée dans mon cabinet ! et vous n’êtes pas entrée par la fenêtre ! et qu’est-ce donc que ces marques que vos pieds ont laissées sur le sable, devant la fenêtre du cabinet ?

Sophie.

Je vous assure, maman…

Mme Fichini ne lui permit pas d’achever : elle se précipita sur elle, la saisit par l’oreille, l’entraîna dans la chambre à côté, et malgré les protestations et les pleurs de Sophie elle se mit à la fouetter, à la battre jusqu’à ce que ses bras fussent fatigués. Mme Fichini sortit du cabinet toute rouge de colère. La malheureuse Sophie la suivait en sanglotant ; au moment où elle s’apprêtait à quitter le salon pour aller retrouver ses amies, Mme Fichini se retourna vers elle et lui donna un dernier soufflet, qui la fit trébucher ; après quoi, essoufflée, furieuse, elle revint s’asseoir sur le canapé. L’indignation empêchait ces dames de parler ; elles craignaient, si elles laissaient voir ce qu’elles éprouvaient, que l’irritation de cette méchante femme ne s’en accrût encore, et qu’elle ne renonçât à l’idée de laisser Sophie à Fleurville pendant le voyage qu’elle devait bientôt commencer. Toutes trois gardaient le silence ; Mme Fichini s’éventait. Mmes de Fleurville et de Rosbourg travaillaient à leur tapisserie sans mot dire.

Madame Fichini.

Ce qui vient de se passer, mesdames, me donne plus que jamais le désir de me séparer de Sophie ; je crains seulement que vous ne vouliez pas recevoir chez vous une fille si méchante et si insupportable.

Madame de Fleurville, froidement.

Je ne redoute pas, madame, la méchanceté de Sophie ; je suis bien sûre que je me ferai obéir d’elle sans difficulté.

Madame Fichini.

Ainsi donc, vous voulez bien consentir à m’en débarrasser ? Je vous préviens que mon absence sera longue ; je ne reviendrai pas avant deux ou trois mois.

Madame de Fleurville, toujours avec froideur.

Ne vous inquiétez pas du temps que durera votre absence, madame, je suis enchantée de vous rendre ce service.

Madame Fichini.

Dieu ! que vous êtes bonne, chère dame ! que je vous remercie ! Ainsi je puis faire mes préparatifs de voyage ?

Madame de Fleurville, sèchement.

Quand vous voudrez, madame.

Madame Fichini.

Comment ! je pourrais partir dans trois jours ?

Madame de Fleurville.

Demain, si vous voulez.

Madame Fichini.

Quel bonheur ! que vous êtes donc aimable ! Ainsi, je vous enverrai Sophie après-demain.

Madame de Fleurville.

Très bien, madame ; je l’attendrai.

Madame Fichini.

Surtout, chère dame, ne la gâtez pas, corrigez-la sans pitié : vous voyez comment il faut s’y prendre avec elle.

Cependant Sophie allait rejoindre ses amies, pâles d’effroi et d’inquiétude ; elles avaient tout entendu ; elles croyaient que Sophie, tourmentée par la soif, avait réellement bu le vin du cabinet de toilette, et qu’elle n’avait pas osé l’avouer, dans la crainte d’être battue.

« Ma pauvre Sophie, dit Camille en serrant la main de Sophie qui pleurait, que je te plains ! comme je suis peinée que tu n’aies pas avoué à ta belle-mère que tu avais bu ce vin parce que tu mourais de soif ! Elle ne t’aurait pas fouettée plus fort : c’eût été le contraire peut-être.

— Je n’ai pas bu ce vin, répondit Sophie en sanglotant ; je t’assure que je ne l’ai pas bu.

— Mais qu’est-ce donc que ces pas sur le sable dont parlait ta belle-mère ? Ce n’est pas toi qui as sauté par la fenêtre ? demanda Madeleine.

— Non, non, ce n’est pas moi ; je ne mentirais pas avec toi, et je t’assure que je n’ai pas passé par la fenêtre et que je n’ai pas touché à ce vin. »

Après quelques explications qui ne leur apprirent pas quel pouvait être le vrai coupable, les enfants réparèrent de leur mieux le désordre de la toilette de la pauvre Sophie ; Camille lui rattacha sa robe, Madeleine lui peigna les cheveux, Marguerite lui lava les mains et la figure ; ses yeux restèrent pourtant gonflés. Elles allèrent ensuite au jardin pour voir les fleurs, cueillir des bouquets et faire une visite à la jardinière.