Hachette (p. 93-104).



X

LA POUPÉE MOUILLÉE


Après avoir bien joué, bien causé, pris des glaces et des gâteaux, Sophie partit avec sa belle-mère ; Camille, Madeleine et Marguerite allèrent se coucher.

Mme de Fleurville embrassa mille fois Camille ; Mme de Rosbourg lui avait raconté l’histoire des poires, et toutes deux avaient expliqué à Mme Fichini l’innocence de Camille sans faire soupçonner Sophie.

Marguerite était enchantée de sa jolie poupée et de son trousseau. Dans le tiroir d’en haut de la commode, elle avait trouvé :

1 chapeau rond en paille avec une petite plume blanche et des rubans de velours noir ;

1 capote en taffetas bleu avec des roses pompons ;

1 ombrelle verte à manche d’ivoire ;

6 paires de gants ;

4 paires de brodequins ;

2 écharpes en soie ;

1 manchon et une pèlerine en hermine.

Dans le second tiroir :

6 chemises de jour ;

6 chemises de nuit ;

6 pantalons ;

6 jupons festonnés et garnis de dentelle ;

6 paires de bas ;

6 mouchoirs ;

6 bonnets de nuit ;

6 cols ;

6 paires de manches ;

2 corsets ;

2 jupons de flanelle ;

6 serviettes de toilette ;

6 draps ;

6 taies d’oreiller ;

6 petits torchons.

Un sac contenant des éponges, un démêloir, un peigne fin, une brosse à tête, une brosse à peignes.

Dans le troisième tiroir étaient toutes les robes et les manteaux et mantelets ; il y avait :

1 robe en mérinos écossais ;

1 robe en popeline rose ;

1 robe en taffetas noir ;

1 robe en étoffe bleue ;

1 robe en mousseline blanche ;

1 robe en nankin ;

1 robe en velours noir ;

1 robe de chambre en taffetas lilas ;

1 casaque en drap gris ;

1 casaque en velours noir ;

1 talma en soie noire ;

1 mantelet en velours gros bleu ;

1 mantelet en mousseline blanche brodée.

Marguerite avait appelé Camille et Madeleine pour voir toutes ces belles choses ; ce jour-là et les jours suivants elles employèrent leur temps à habiller, déshabiller, coucher et lever la poupée.

Un après-midi, Mme de Fleurville les appela :

« Camille, Marguerite, mettez vos chapeaux ; nous allons faire une promenade. »

Camille.

Allons vite avec maman ! Marguerite, laisse ta poupée et courons.

Marguerite.

Non, j’emporte ma poupée avec moi ; je veux l’avoir toujours dans mes bras.

Madeleine.

Si tu la laisses traîner, elle sera sale et chiffonnée.

Marguerite.

Mais je ne la laisserai pas traîner, puisque je la porterai dans mes bras.

Camille.

C’est bon, c’est bon ; laissons-la faire, Madeleine ; elle verra bien tout à l’heure qu’une poupée gêne pour courir.

Marguerite s’entêta à garder sa poupée, et toutes trois rejoignirent bientôt Mme de Fleurville.

« Où allons-nous, maman ? dit Camille.

— Au moulin de la forêt, mes enfants. »

Marguerite fit une petite grimace, parce que le moulin était au bout d’une longue avenue et que la poupée était un peu lourde pour ses petits bras.

Arrivée à la moitié du chemin, Mme de Fleurville, qui craignait que les enfants ne fussent fatiguées, s’assit au pied d’un gros arbre, et leur dit de se reposer pendant qu’elle lirait ; elle tira un livre de sa poche ; Marguerite s’assit près d’elle, mais Camille et Madeleine, qui n’étaient pas fatiguées, couraient à droite, à gauche, cueillant des fleurs et des fraises.

« Camille, Camille, s’écria Madeleine, viens vite ; voici une grande place pleine de fraises. »

Camille accourut et appela Marguerite.

« Marguerite, Marguerite, viens aussi cueillir des fraises : elles sont mûres et excellentes. »

Marguerite se dépêcha de rejoindre ses amies, qui déposaient leurs fraises dans de grandes feuilles de châtaignier. Elle se mit aussi à en cueillir ; mais, gênée par sa poupée, elle ne pouvait à la fois les ramasser et les tenir dans sa main, où elles s’écrasaient à mesure qu’elle les cueillait.

« Que faire, mon Dieu ! de cette ennuyeuse poupée ? se dit-elle tout bas ; elle me gêne pour courir, pour cueillir et garder mes fraises. Si je la posais au pied de ce gros chêne ?… il y a de la mousse ; elle sera très bien. »

Elle assit la poupée au pied de l’arbre, sauta de joie d’en être débarrassée, et cueillit des fraises avec ardeur.

Au bout d’un quart d’heure, Mme de Fleurville leva les yeux, regarda le ciel qui se couvrait de nuages, mit son livre dans sa poche, se leva et appela les enfants.

« Vite, vite, mes petites, retournons à la maison : voilà un orage qui s’approche ; tâchons de rentrer avant que la pluie commence. »

Les trois petites accoururent avec leurs fraises et en offrirent à Mme de Fleurville.

Madame de Fleurville.

Nous n’avons pas le temps de nous régaler de fraises, mes enfants ; emportez-les avec vous. Voyez comme le ciel devient noir ; on entend déjà le tonnerre.

Marguerite.

Ah ! mon Dieu ! j’ai peur.

Madame de Fleurville.

De quoi as-tu peur, Marguerite ?

Marguerite.

Du tonnerre. J’ai peur qu’il ne tombe sur moi.

Madame de Fleurville.

D’abord, quand le tonnerre tombe, c’est généralement sur les arbres ou sur les cheminées, qui sont plus élevés et présentent une pointe aux nuages ; ensuite le tonnerre ne te ferait aucun mal quand même il tomberait sur toi, parce que tu as un fichu de soie et des rubans de soie à ton chapeau.

Marguerite.

Comment ? la soie chasse le tonnerre ?

Madame de Fleurville.

Oui, le tonnerre ne touche jamais aux personnes qui ont sur elles quelque objet en soie. L’été dernier, un de mes amis qui demeure à Paris, rue de Varenne, revenait chez lui par un orage épouvantable ; le tonnerre est tombé sur lui, a fondu sa montre, sa chaîne, les boucles de son gilet, les clefs qui étaient dans sa poche, les boutons d’or de son habit, sans lui faire aucun mal, sans même l’étourdir, parce qu’il avait une ceinture de soie qu’il porte pour se préserver de l’humidité.

Marguerite.

Ah ! que je suis contente de savoir cela ! je n’aurai plus peur du tonnerre.

Madame de Fleurville.

Voilà le vent d’orage qui s’élève ; courons vite, dans dix minutes la pluie tombera à torrents.

Les trois enfants se mirent à courir.

Mme de Fleurville suivait en marchant très vite ; mais elles avaient beau se dépêcher, l’orage marchait plus vite qu’elles, les gouttes commencèrent à tomber plus serrées, le vent soufflait avec violence ; les enfants avaient relevé leurs jupons sur leurs têtes, elles riaient tout en courant ; elles s’amusaient beaucoup de leurs jupons gonflés par le vent, des larges gouttes qui les mouillaient, et elles espéraient bien recevoir tout l’orage avant d’arriver à la maison. Mais elles entraient dans le vestibule au moment où la grêle et la pluie commençaient à leur fouetter le visage et à les tremper.

« Allez vite changer de souliers, de bas et de jupons, mes enfants », dit Mme de Fleurville.

Et elle-même monta dans sa chambre pour ôter ses vêtements mouillés.

Il fut impossible de sortir pendant tout le reste de la soirée ; la pluie continua de tomber avec violence ; les petites jouèrent à cache-cache dans la maison ; Mmes de Fleurville et de Rosbourg jouèrent avec elles jusqu’à huit heures. Marguerite alla se coucher ; Camille et Madeleine, fatiguées de leurs jeux, prirent chacune un livre ; elles lisaient attentivement : Camille, le Robinson suisse, Madeleine, les Contes de Grimm, lorsque Marguerite accourut en chemise, nu-pieds, sanglotant et criant.

Camille et Madeleine jetèrent leurs livres et se précipitèrent avec terreur vers Marguerite. Mmes de Fleurville et de Rosbourg s’étaient aussi levées précipitamment et interrogeaient Marguerite sur la cause de ses cris.

Marguerite ne pouvait répondre ; les larmes la suffoquaient. Mme de Rosbourg examina ses bras, ses jambes, son corps, et, s’étant assurée que la petite fille n’était pas blessée, elle s’inquiéta plus encore du désespoir de Marguerite.

Enfin elle put articuler : « Ma… poupée… ma… poupée…

— Qu’est-il donc arrivé ? demanda Mme de Rosbourg ; Marguerite… parle… je t’en prie.

— Ma… poupée… Ma belle… poupée est restée… dans… la forêt… au pied… d’un arbre… Ma poupée, ma pauvre poupée ! »

Et Marguerite recommença à sangloter de plus belle.

« Ta poupée neuve dans la forêt ! s’écria Mme de Rosbourg. Comment peut-elle être dans la forêt ?

— Je l’ai emportée à la promenade et je l’ai assise sous un gros chêne, parce qu’elle me gênait pour cueillir des fraises ; quand nous nous sommes sauvées à cause de l’orage, j’ai eu peur du tonnerre et je l’ai oubliée sous l’arbre.

— Peut-être le chêne l’aura-t-il préservée de la pluie. Mais pourquoi l’as-tu emportée ? Je t’ai toujours dit de ne pas emporter de poupée quand on va faire une promenade un peu longue.

— Camille et Madeleine m’ont conseillé de la laisser, mais je n’ai pas voulu.

— Voilà, ma chère Marguerite, comment le bon Dieu punit l’entêtement et la déraison ; il a permis que tu oubliasses ta pauvre poupée et tu auras jusqu’à demain l’inquiétude de la savoir peut-être trempée et gâtée, peut-être déchirée par les bêtes qui habitent la forêt, peut-être volée par quelque passant.

— Je vous en prie, ma chère maman, dit Marguerite en joignant les mains, envoyez le domestique chercher ma poupée dans la forêt ; je lui expliquerai si bien où elle est qu’il la trouvera tout de suite.

— Comment ! tu veux qu’un pauvre domestique s’en aille par une pluie battante dans une forêt noire, au risque de se rendre malade ou d’être attaqué par un loup ? Je ne reconnais pas là ton bon cœur.

— Mais ma poupée, ma pauvre poupée, que va-t-elle devenir ? Mon Dieu, mon Dieu ! elle sera trempée, salie, perdue !

— Chère enfant, je suis très peinée de ce qui t’arrive, quoique ce soit par ta faute ; mais maintenant nous ne pouvons qu’attendre avec patience jusqu’à demain matin. Si le temps le permet, nous irons chercher ta malheureuse poupée. »

Marguerite baissa la tête et s’en alla dans sa chambre en pleurant et en disant qu’elle ne dormirait pas de la nuit. Elle ne voulait pas se coucher, mais sa bonne la mit de force dans son lit ; après avoir sangloté pendant quelques minutes, elle s’endormit et ne se réveilla que le lendemain matin.

Il faisait un temps superbe : Marguerite sauta de son lit pour s’habiller et courir bien vite à la recherche de sa poupée.

Quand elle fut lavée, coiffée et habillée, et qu’elle eut déjeuné, elle courut rejoindre ses amies et sa maman, qui étaient prêtes depuis longtemps et qui l’attendaient pour partir.

« Partons, s’écrièrent-elles toutes ensemble ; partons vite, chère maman, nous voici toutes les trois.

— Allons, marchons d’un bon pas, et arrivons à l’arbre où la pauvre poupée a passé une si mauvaise nuit. »

Tout le monde se mit en route ; les mamans marchaient vite, vite ; les petites filles couraient plutôt qu’elles ne marchaient, tant elles étaient impatientes d’arriver ; aucune d’elles ne parlait, leur cœur battait à mesure qu’elles approchaient.

« Je vois le grand chêne au pied duquel elle doit être », dit Marguerite.

Encore quelques minutes, et elles arrivèrent près de l’arbre. Pas de poupée ; rien qui indiquât qu’elle aurait dû être là.

Marguerite regardait ses amies d’un air consterné ; Camille et Madeleine étaient désolées.

« Mais, demanda Mme de Rosbourg, es-tu bien sûre de l’avoir laissée ici ?

— Bien sûr, maman, bien sûr.

— Hélas ! en voici la preuve », dit Madeleine en ramassant dans une touffe d’herbes une petite pantoufle de satin bleu.

Marguerite prit la pantoufle, la regarda, puis se mit à pleurer. Personne ne dit rien ; les mamans reprirent le chemin de la maison, et les petites filles les suivirent tristement. Chacune se demandait :

« Qu’est donc devenue cette poupée ? Comment n’en est-il rien resté ? La pluie pouvait l’avoir trempée et salie, mais elle n’a pu la faire disparaître ! Les loups ne mangent pas les poupées ; ce n’est donc pas un loup qui l’a emportée. »

Tout en réfléchissant et en se désolant, elles arrivèrent à la maison. Marguerite alla dans sa chambre, prit toutes les affaires de sa poupée perdue, les plia proprement et les remit dans les tiroirs de la commode, comme elle les avait trouvées ; elle ferma les tiroirs, retira la clef et alla la porter à Camille.

« Tiens, Camille, lui dit-elle, voici la clef de ma petite commode ; mets-la, je te prie, dans ton bureau ; puisque ma pauvre poupée est perdue, je veux garder ses affaires. Quand j’aurai assez d’argent, j’en achèterai une tout à fait pareille, à laquelle les robes et les chapeaux pourront aller. »

Camille ne répondit pas, embrassa Marguerite, prit la clef et la serra dans un des tiroirs de son bureau, en disant : « Pauvre Marguerite ! »

Madeleine n’avait rien dit ; elle souffrait du chagrin de Marguerite et ne savait comment la consoler. Tout à coup son visage s’anime, elle se lève, court à son sac à ouvrage, en tire une bourse, et revient en courant près de Marguerite.

« Tiens, ma chère Marguerite, voici de quoi acheter une poupée ; j’ai amassé trente-cinq francs pour faire emplette de livres dont je n’ai pas besoin ; je suis enchantée de ne pas les avoir encore achetés, tu auras une poupée exactement semblable à celle que tu as perdue.

— Merci, ma bonne, ma chère Madeleine ! dit Marguerite, qui était devenue rouge de joie. Oh ! merci, merci. Je vais demander à maman de me la faire acheter. »

Et elle courut chez Mme de Rosbourg, qui lui promit de lui faire acheter sa poupée la première fois que l’on irait à Paris.