Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/III/XVIII

XVIII

OÙ IL EST PROUVE QUE LE LOUPEUR EST UN BANDIT COMPLÈTEMENT DÉNUÉ DE DÉLICATESSE, ET QUE LE POLICIER A EU TORT D’ACCUSER MISS LUCY GORDON.


Lorsque les deux jeunes filles avaient quitté l’hôtel de Valenfleurs pour commencer leurs courses charitables à travers la ville, miss Lucy Gordon avait facilement obtenu de mademoiselle de Valenfleurs que la visite à la maison numéro 97 de la rue des Acacias serait réservée pour la dernière ; bien qu’en bonne logique, à cause de sa situation même aux Ternes, c’est-à-dire à une distance très rapprochée de l’hôtel, cette maison aurait dû être la première, au contraire, à recevoir la visite des charmantes consolatrices.

Les courses furent donc faites dans ces conditions anormales.

Mais ainsi que cela arrive toujours lorsqu’il s’agit de secours, de consolations et d’encouragements à donner à des pauvres honteux courbés sous le dur niveau de la misère, quelques-unes de ces courses prirent un temps plus considérable que ne l’avaient d’abord supposé les jeunes filles ; de sorte qu’il était près de huit heures et demie du soir et que la nuit commençait à tomber lorsque la voiture s’arrêta enfin devant la maison des Ternes.

Miss Lucy Gordon éprouvait une vive et sincère affection pour le Loupeur dont, bien entendu, elle ignorait l’existence criminelle, les honteux antécédents, la position dégradante, et qu’elle ne connaissait que sous le nom de Lucien de Montréal, le seul qu’elle lui eût jamais entendu donner.

Elle n’avait vu qu’une face de cette vie d’aventurier, son côté brillant et menteur.

Cet homme avait été le protecteur de son enfance malheureuse ; il avait rendu de grands services à sa famille ; il s’était toujours montré bon, affectueux et généreux avec elle.

Ces raisons étaient plus que suffisantes pour que la jeune fille lui fût profondément reconnaissante de ce qu’il avait fait pour sa famille et pour elle-même.

La perspective de lui rendre un grand service, de le sauver peut-être de la mort, avait fait vibrer dans son cœur toutes les cordes généreuses du dévouement.

Son plus grand désir était de payer la dette morale qu’elle avait contractée envers lui.

Cette occasion qui lui était offerte la comblait à la fois de joie et de terreur.

Ignorante comme toutes les jeunes filles élevées dans le sanctuaire saint de la famille, elle n’avait pas une seconde douté de la vérité des confidences menteuses qui lui avaient été faites par cet homme, dans la loyauté duquel elle avait une foi entière.

Cependant, dans la pureté de son âme chaste et naïve, elle s’effrayait outre mesure de cette démarche, un peu risquée il est vrai, que son bienfaiteur exigeait d’elle si impérieusement.

Pourtant, elle s’y était résolue, mais avec crainte, afin de ne pas lui paraître lâche et ingrate, bien qu’elle ne se fût pas senti le courage de répondre au billet qu’il lui avait fait parvenir pour lui donner rendez-vous.

Après avoir, dans un moment de fièvre, écrit le brouillon d’une réponse, saisie de honte, elle l’avait déchiré et jeté au feu.

C’était ce brouillon qui, trouvé dans les cendres par l’ancien chef de la brigade de sûreté, avait été cause de tant de commentaires outrageants pour l’honneur de la jeune fille.

Il n’y avait dans le cœur de miss Lucy Gordon, pour M. de Montréal, rien qui ressemblât à de l’amour.

Ce n’était même pas de l’amitié dans l’acception que l’on donne généralement à ce mot : c’était de l’estime et de la reconnaissance.

Rien de plus, rien de moins.

Dans la pensée de la jeune fille, en venant bien à contrecœur à ce rendez-vous dont elle se sentait instinctivement blessée, elle accomplissait un devoir, en acquittant une dette sacrée de reconnaissance.

Le numéro 96 de la rue des Acacias, qui a disparu depuis, pour faire place à de belles constructions dans le style moderne, était à cette époque une vieille masure très haute, bâtie en torchis et en pont de bois, dont le premier étage était en contre-bas de plus de dix pieds, à cause des remblais successifs de la rue.

Cette maison se composait de trois corps de bâtiments séparés par des cours étroites et sans air, et reliés entre eux par de longs corridors obscurs, et dont le dernier débouchait dans la rue de la Plaine, dont quelques rares maisons étaient à peine bâties, et le reste composé de terrains vagues et de décharges publiques.

La nuit venue, cette rue de la Plaine devenait un véritable coupe-gorge.

Personne n’y passait ; ses habitants eux-mêmes ne se hasardaient pas à sortir passé neuf heures du soir.

Dès le coucher du soleil, ils fermaient portes et volets et s’enfermaient à triples verrous, tant la réputation de cette nouvelle rue était sinistrement établie déjà.

C’était dans le troisième et dernier corps de logis de cette maison, c’est-à-dire celui ayant une entrée sur la rue de la Plaine, que demeuraient, au cinquième étage, les pauvres gens que les deux jeunes filles allaient visiter.

Ce n’était qu’avec une certaine appréhension que ces élégantes jeunes femmes s’avançaient dans ce corridor étroit et obscur, où la lueur mourante d’une lanterne suffisait à peine à se diriger tant bien que mal.

Elles étaient obligées de marcher l’une derrière l’autre, et allaient ainsi à deux ou trois pas de distance.

Mademoiselle de Valenfleurs était en avant.

Tout à coup, miss Lucy Gordon entendit sa compagne pousser un cri de terreur aussitôt étouffé.

La jeune Américaine, effrayée par ce cri, qu’elle ne savait à quoi attribuer, et naturellement courageuse, voulut s’élancer au secours de mademoiselle de Valenfleurs, qu’elle supposait être en danger.

Elle se sentit retenue ; elle essaya de se débattre et d’appeler à l’aide.

Un châle fut jeté sur sa tête pour étouffer ses cris, en même temps que ses membres étaient étroitement garrottés au moyen de mouchoirs et de foulards. En une seconde, elle fut ainsi réduite à la plus complète impuissance.

Elle sentit que deux hommes l’enlevaient avec précaution dans leurs bras et l’emportaient rapidement.

Bientôt elle se sentit assise dans une voiture.

— C’est à merveille ! dit une voix goguenarde : chacun de nous a sa tourterelle ; bonne chance, ami Loupeur. Surtout n’oubliez pas demain.

Puis la portière fut fermée brusquement, et la même voix ajouta, toujours railleuse :

— Fouette, cocher ! En route pour Cythère !

La voiture partit aussitôt au grand trot.

Il sembla à la jeune Américaine, qui avait conservé toute sa lucidité d’esprit, qu’une seconde voiture partait en même temps que celle dans laquelle elle était, mais dans une direction différente, car le bruit du pas des chevaux et le roulement des roues ne tardèrent pas à cesser.

Miss Lucy Gordon n’était pas seule dans la voiture ; quelqu’un était assis près d’elle.

Elle entendait la respiration haletante de cette personne, immobile et silencieuse à son côté.

C’était probablement la personne à laquelle on avait donné le nom de Loupeur.

Quel pouvait être cet homme ?

Pourquoi l’avait-il enlevée ?

Que lui voulait-il ?

Où la conduisait-il ?

Pourquoi ce silence ?

Toutes ces questions se croisaient dans l’esprit de la jeune fille, sans qu’il lui fût possible de répondre à aucune.

C’était en vain qu’elle se torturait l’esprit pour trouver une explication plausible à ce qui lui arrivait ; elle ne trouvait rien.

Mademoiselle de Valenfleurs, l’avait-on donc enlevée aussi ?

Cette dernière pensée la faisait plus souffrir que ce qui lui arrivait à elle-même.

Miss Lucy Gordon aimait tendrement Vanda.

En songeant aux dangers auxquels son amie était exposée, la jeune fille sentait redoubler sa douleur.

La voiture roulait toujours.

Le compagnon de voyage de miss Lucy Gordon s’obstinait dans son mutisme.

Le roulement monotone des roues, l’obscurité dans laquelle elle était, le silence calculé de cet homme assis près d’elle, et dont elle entendait sans cesse à son oreille la respiration sifflante, l’ignorance de l’endroit où on la conduisait et des motifs de son enlèvement ; ces liens qui l’empêchaient de se mouvoir ; les pensées sinistres qui tourbillonnaient dans son esprit : toutes ces causes réunies agirent enfin sur son âme si bien trempée qu’elle fût, et sur son système nerveux, si violemment surexcité.

Une terreur folle l’envahit ; ses forces l’abandonnèrent tout à coup. Une faiblesse étrange s’empara d’elle ; bientôt elle sentit ses idées se troubler de plus en plus.

Elle ferma les yeux croyant mourir, poussa un profond soupir, essaya de jeter un dernier cri de détresse, et perdit connaissance.

Combien de temps demeura-t-elle ainsi, inerte et comme morte ? C’est ce que jamais elle ne put dire.

Lorsqu’enfin elle revint à elle et rouvrit les yeux, ses liens étaient tombés ; on l’avait débarrassée du châle qui lui avait enveloppé si longtemps la tête ; elle était à demi couchée sur un fauteuil.

Un homme, agenouillé devant elle, lui prodiguait les soins les plus délicats et les plus empressés.

Son regard, vague encore, se fixait, pour ainsi dire sans les voir, sur les objets qui l’entouraient, et qu’elle ne reconnaissait pas pour les avoir vus auparavant.

Elle se crut d’abord sous le poids d’une hallucination, d’un cauchemar horrible ; mais, peu à peu, son regard s’éclaircit, la mémoire lui revint ; ce qu’elle voyait était bien réel, elle ne dormait pas, malheureusement !

Cet homme, qu’elle avait à peine entrevu en ouvrant les yeux, elle le reconnut alors.

Son cœur se serra douloureusement sous le coup d’un pressentiment inexpliqué encore, mais terrible.

Cet homme, c’était le protecteur de son enfance, celui que jusque-là elle avait considéré comme son bienfaiteur et son ami le plus dévoué.

Le doute n’était plus possible ; c’était bien lui !

Que lui voulait-il ?

Quelle pensée diabolique l’avait poussé à ce rapt, qui la perdait de réputation et la déshonorait sans retour ?

Une lueur se fit dans son esprit, les paroles qu’elle avait entendues lui revinrent à la mémoire.

Nous ne dirons pas qu’elle comprit ce que cet homme prétendait d’elle ; ce n’était pas possible ; la pauvre enfant était trop chaste, trop pure, et surtout trop ignorante peur qu’il en fût ainsi.

Mais elle devina, pour ainsi dire, instinctivement, par intuition, qu’elle était exposée à un danger terrible, que l’action honteuse commise par cet homme cachait quelque projet infâme ; et, brisée de douleur et de pudeur outragée, la jeune fille repoussa avec horreur les soins qu’il lui prodiguait et fondit en larmes, en cachant son visage dans ses mains.

La pièce dans laquelle on l’avait transportée pendant son évanouissement était une chambre à coucher, meublée avec un certain luxe de bon goût, bien que les tentures fussent passées, et que la plupart des meubles fussent dévernis, tachés, et même déchirés en maints endroits.

Un grand lit en vieux chêne était placé sur une estrade à trois marches, au fond d’une alcôve, et était à demi caché sous les tentures ; un épais tapis d’Aubusson, éraillé et usé par places, couvrait le plancher et l’estrade, Les portes disparaissaient derrière des portières en tapisserie de haute lisse. Une lampe à verre dépoli tombait du plafond et répandait une lumière doucement tamisée. Aux murailles étaient accrochés plusieurs tableaux de maîtres, d’un prix relativement considérable.

Mais ce qui frappait surtout le regard, c’était une grande panoplie, composée de toutes espèces d’armes appartenant à tous les pays et à toutes les époques, depuis le tomahawk de l’Indien peau-rouge de l’Amérique, le sabre à lame de cuivre du Gaulois, jusqu’aux derniers chefs-d’œuvre des Lepage, des Devisme et de leurs émules.

Cette panoplie, placée ainsi dans une chambre à coucher, avait quelque chose d’insolite et de bizarre qui étonnait. Puis venaient des tablettes chargées de bibelots précieux, des consoles, une pendule magnifique en bronze entre deux vases de Sèvres, posés sur la cheminée, des fauteuils de toutes formes, deux divans, etc., etc.

Sur un guéridon, recouvert d’un tapis, étaient posés une cave à liqueurs ouverte, une bouteille d’eau-de-vie entamée, et un verre à pied à bordeaux au tiers plein.

Auprès de ces différents objets et pêle-mêle avec eux, se trouvaient un poignard, deux revolvers à six coups et un casse-tête.

Sans doute en rentrant chez lui, le maître de cet appartement s’était hâté de se débarrasser de ses armes inutiles, en même temps qu’il avait bu un ou deux verres d’eau-de-vie, peut-être pour s’étourdir sur le crime que sans doute il méditait.

En somme cette pièce, meublée avec un luxe suranné, où tout était disparate et rien ne se trouvait à sa place, avait un aspect d’incurie indicible : elle faisait froid au cœur, elle sentait le renfermé, la poussière était partout…

On reconnaissait que ce n’était qu’un pied-à-terre, et que le locataire de ce singulier appartement n’y paraissait que rarement et dans des circonstances exceptionnelles, après l’avoir primitivement longtemps habité.

Le locataire de cet appartement, d’aspect si bizarre, ou tout au moins celui qui l’occupait en ce moment, nous le connaissons.

Certes, à voir cet homme, paraissant a peine quarante ans, aux traits fins, distingués et délicats, dont le costume très soigné était celui d’un homme du meilleur monde, et dont les allures et les manières avaient un rare cachet de haute vie, personne n’aurait reconnu en lui le sale, ignoble et hideux gredin, aux traits hâves, aux cheveux plats et huileux, aux accroche-cœurs collés aux tempes, que deux heures auparavant à peine, nous avons vu, sous les guenilles dépenaillées du Loupeur, assis, le brûle-gueule à la bouche, en face du Manchot, et tenant tête au Mayor dans le cabinet de société du tapis-franc de la Marlouze.

Cependant, c’était le même homme.

Le serpent avait changé de peau, le bandit avait mis des gants gris-perle.

Mais il était moralement resté le même, c’est-à-dire un gredin sans foi ni loi.

En s’apercevant que la jeune fille avait repris connaissance, il s’était relevé en poussant un cri de joie ; étonné un instant du geste d’horreur qu’elle avait fait en l’apercevant, il fut un instant décontenancé, mais se remettant aussitôt.

— Elle ne m’a pas reconnu, pensa-t-il ; pauvre enfant ! Le fait est que le choc qu’elle a reçu a été rude ; mais pourquoi pleure-t-elle ainsi ?

Il s’approcha alors, et, de sa voix la plus douce :

— Chère Lucy, lui dit-il, en essayant de lui prendre la main.

La jeune fille, encore mal remise, le repoussa avec épouvante, et éclatant en sanglots :

— Vous ? C’est vous ! s’écria-t-elle avec indignation.

— C’est moi, en effet, murmura-t-il d’une voix empâtée, et subissant malgré lui l’influence de cette immense douleur.

— Mon Dieu ! cet homme est ivre ! s’écria-t-elle avec douleur.

En effet, le bandit, en sus de tout ce qu’il avait bu dans le tapis-franc, avait, en arrivant chez lui, coup sur coup, tout en prodiguant ses soins à la jeune fille, absorbé deux ou trois verres d’eau-de-vie.

Pourtant, il n’était pas aussi complètement ivre que le supposait miss Lucy Gordon ; il était, à la vérité, très surexcité, mais il n’atteignait encore en réalité que les premiers degrés de l’ivresse.

— Qu’avez-vous fait de mon amie ? lui demanda-t-elle.

— Que vous importe ? répondit-il presque brutalement. Elle et moi, nous avons trouvé ce que nous désirions. Elle est bien ; moi, je suis mieux. Sommes-nous ici pour parler d’elle ?

— Malheureux ! qu’osez-vous dire de mademoiselle de Valenfleurs ? s’écria-t-elle avec une généreuse indignation.

— Je ne sais rien, je ne dis rien. Les affaires de cette demoiselle ne me regardent pas ; j’ai à m’occuper de choses plus importantes.

Il s’approcha du guéridon, saisit, la bouteille d’eau-de-vie, emplit le verre jusqu’au bord, le porta à ses lèvres et le vida d’un trait.

— C’est bon ! murmura-t-il, cela remet le cœur.

Miss Lucy Gordon était brave et douée d’une grande énergie, nous l’avons dit, elle était Américaine, élevée selon les coutumes de son pays, habituée à sortir seule et à se faire respecter, sans l’intervention d’un tiers.

De plus, douée d’un cœur fort et d’une volonté ferme maintenant que sa première émotion était calmée, que son intelligence avait repris sa lucidité, elle envisagea nettement sa position, ne désespéra pas d’elle-même, résolut de se défendre par tous les moyens contre les attaques qu’elle prévoyait instinctivement, plutôt que de se laisser vaincre par cet homme, dont elle entrevoyait vaguement les honteux projets.

— Pourquoi m’avez-vous conduite ici ? lui demanda-t-elle nettement, en engageant courageusement la bataille.

— Parce que je suis ici chez moi, et que personne ne viendra nous y troubler.

— Ah ! fit-elle avec un frisson intérieur, et feignant de ne pas comprendre cette allusion presque brutale ; il n’était pas nécessaire d’employer la violence pour m’y faire venir, puisque j’avais de moi-même consenti à me rendre à l’endroit que vous m’aviez indiqué.

— Oui, rue des Acacias, répondit-il avec ironie, mais pas ici.

— Pourquoi m’avez-vous assigné un autre rendez-vous ?

— Vous seriez venue ici ? fit-il avec surprise.

— Pourquoi non ? dit-elle froidement en le regardant bien en face.

— Eh bien, vous y êtes ; de quoi vous plaignez-vous ? reprit-il d’une voix railleuse.

— Ce n’est pas la même chose ; je n’y suis pas venue de mon plein gré ; vous m’avez enlevée, violentée, pour me contraindre à y venir. Était-ce donc avec moi que vous deviez employer de si honteux procédés, indignes d’un homme du monde ? Ne saviez-vous pas combien je vous suis dévouée ?

— Vous ne me l’avez pas prouvé encore, dit-il en ricanant et la regardant d’un air presque égaré.

— Je ne vous comprends pas, monsieur, reprit-elle avec hauteur. Ai-je manqué à une seule des promesses que vous avez exigées de moi ? Me suis-je donc montrée déloyale ?

— Bah ! fit-il en haussant les épaules et s’appuyant en chancelant contre un meuble ; à quoi bon discuter avec des femmes ? Elles ont toujours raison ; c’est convenu.

Et il éclata d’un rire saccadé, plein d’amertume.

Il sembla hésiter un instant ; puis, cédant sans doute à une pensée subite, il s’approcha du guéridon, et après une dernière hésitation, il fit un geste comme pour dire : Il le faut, et remplissant le verre de nouveau, il le vida d’un trait avec une visible satisfaction.

Son regard, morne jusque-là, sembla soudain s’illuminer d’une lueur fauve et lança un éclair.

L’ivresse arrivait comme une sombre marée montante.

— Hum ! fit-il, j’avais besoin de cela ; je me sens mieux.

Et il fixa pendant une seconde la jeune fille avec une expression qui la fit frémir intérieurement.

Mais, à force de volonté, elle réussit à dompter l’impression douloureuse quelle éprouvait, et resta calme et froide en apparence.

— Ce service que vous imploriez de moi avec instance, reprit-elle après un instant ; ce service que vous me suppliez de vous rendre, quel est-il ? Parlez !

— Vous voulez que je vous le dise ? fit-il avec un sourire railleur, en passant sa main sur son front moite de sueur.

— Oui, reprit-elle avec une énergie croissante ; je veux savoir, enfin, ce que je dois encore redouter de vous, après ce que vous n’avez pas craint de faire ce soir, et l’enlèvement odieux dont j’ai été victime de votre part.

Il fit un mouvement de stupéfaction en entendant cette déclaration si nette, à laquelle il était si loin de s’attendre, il demeura un instant immobile.

Puis il fit en trébuchant quelques pas au hasard à travers la chambre, en proie à une vive émotion intérieure, qu’il essayait vainement de maîtriser.

La jeune fille le suivait d’un regard anxieux.

Elle comprenait que l’ivresse envahissait de plus en plus le cerveau de cet homme, et que l’intelligence ne tarderait pas à être complètement noyée sous la pression puissante des vapeurs alcooliques.

— Vous avez raison, Lucy, dit-il tout à coup d’une voix sourde et à peine articulée en s’arrêtant brusquement devant elle ; il faut en finir !

— J’attends, répondit-elle avec un accent glacé en se levant majestueuse et fière du fauteuil où, jusqu’à ce moment, elle était restée assise.

Il poussa un cri d’admiration en la voyant si belle, chancela comme s’il allait tomber. Un frisson courut dans tout son corps et son visage devint livide.

— Asseyez-vous, lui dit-il d’une voix douce et presque humble en complétant ces deux mots par un geste.

— Non, répondit-elle sèchement, je resterai debout ; je préfère vous entendre ainsi.

Il y eut un court silence.

Sans affectation, la jeune fille se rapprocha négligemment du guéridon placé, du reste, assez près du fauteuil dont elle s’était levée.

M. de Montréal ne remarqua pas ce mouvement de la jeune fille.

Il réfléchissait.

Un travail se faisait dans sa tête bourrelée pour rassembler ses idées, qu’il sentait lui échapper davantage à chaque instant.

— Lucy, reprit-il enfin de cette voix douce qu’il avait déjà employée ; avez-vous gardé le souvenir des jours de votre enfance, lorsque je vous rencontrai par hasard, errant à l’aventure, le visage baigné de larmes à travers les rues de New-York, implorant en vain la pitié des passants pour votre mère et vos sœurs et frères, qui se mouraient sous le dur aiguillon de la faim ?

— Je n’ai rien oublié de ce dont je dois me souvenir, monsieur, répondit-elle avec une fierté triste. J’avais onze ans, alors, monsieur, vous avez été bon et généreux pour ma famille et pour moi. J’ai précieusement conservé dans mon cœur reconnaissant le souvenir de vos bontés, et même, en ce moment, malgré ce qui s’est passé, ce sentiment de pieuse reconnaissance combat encore en moi pour vous, quand je songe à ce passé, qui me fit si heureuse, après tant de cruelles douleurs imméritées.

— Bien vrai ! s’écria-t-il avec un élan de joie.

— Je ne mens jamais, ne le savez-vous pas, monsieur ? répondit-elle sèchement.

— C’est vrai, murmura-t-il en se parlant à lui-même.

Il passa la main sur son front, sembla faire un effort, et il reprit avec une hésitation qui malgré lui faisait trembler sa voix.

— Je quittai New-York, dit-il ; plusieurs années s’écoulèrent ; plus tard, bien plus tard, je vous ai revue : l’enfant avait disparu ; le bouton était devenu fleur ; vous étiez une jeune fille. À la vue de votre admirable beauté, je sentis battre mon cœur à briser ma poitrine, et… je sentis mon affection pour vous se changer en un amour brûlant, fou, désespéré…

— Monsieur de Montréal ! s’écria-t-elle, vous insultez une femme, une jeune fille que, plus que tout autre, l’honneur vous ordonne de respecter.

— Est-ce donc vous insulter, Lucy ? reprit-il avec une animation fébrile, que vous dire que vous êtes belle ! oh ! bien belle !… et vous avouer que je vous aime ?

— Monsieur… de gràce !…

— Vous m’entendrez, Lucy, il le faut ; toute équivoque doit cesser entre nous ; d’ailleurs ne m’avez-vous pas vous-même invité à parler ?

La jeune fille tressaillit, elle porta vivement la main à son cœur comme si elle se sentait défaillir ; mais soudain, elle se redressa fière et hautaine, en même temps qu’un sourire d’une expression étrange se jouait sur ses lèvres.

— Soit, reprit-elle avec une résolution froide ; soit, parlez, monsieur, non seulement je puis, mais encore je veux tout entendre.

— Cet amour fatal, reprit-il avec une émotion profonde, je voulus le maîtriser, l’arracher de mon cœur. Oh ! croyez-moi, Lucy, je le combattis avec désespoir ; ce fut en vain. Je fus vaincu dans cette lutte contre moi-même ; mon amour fut plus fort que ma volonté. Alors, n’ayant pu le tuer en moi, je m’y livrai avec tout l’emportement de la passion la plus folle ! Vous aviez quitté l’Amérique pour vous rendre à Paris ; quels que fussent les dangers qu’il me faudrait braver si je rentrais en France, je n’hésitai pas à y venir. J’oubliai tout pour la seule joie de vous voir, de vous admirer, car je vous admire, car je vous aime ! oh ! je vous aime comme un insensé !

— Vous m’aimez, dites-vous, monsieur ? dit-elle, devenant plus froide et plus sévère, au fur et à mesure que cet homme s’exaltait.

— Plus que ma vie ! s’écria-t-il avec passion, car je risque chaque jour ma tête pour entrevoir un pli de votre robe, ou seulement le coin de votre voile que le vent soulève et fait flotter autour de votre visage, si charmant, hélas !

— Vous m’aimez, je l’admets, répliqua-t-elle avec un accent glacé ; mais avant de me déclarer cet amour, monsieur, et de me conduire ici en employant une odieuse violence, vous auriez dû, il me semble, me demander d’abord si je vous aimais, moi, monsieur !

— Lucy, pourquoi me parler sur ce ton qui me brise le cœur ?

— Et moi, monsieur, s’écria-t-elle avec énergie, supposez-vous donc que je ne souffre pas des insultes répétées que vous me faites subir ?

— Oh ! pardonnez-moi, Lucie, je vous en supplie en grâce. Je vous aime tant, chère Lucy, que mon amour vous touchera, et qu’un jour vous m’aimerez aussi.

— Jamais ! s’écria-t-elle avec un indicible accent de volonté. Peut-être aurait-il pu en être autrement, mais maintenant, sachez-le, monsieur, tout nous sépare.

— Lucy ! s’écria-t-il, en se levant avec violence.

— Mais, reprit-elle, dans l’espoir de dompter cette bête féroce, qui semblait vouloir s’élancer sur elle ; si vous l’aviez voulu, vous aviez un moyen bien simple.

— Lequel ? Parlez, répondit-il vivement, et le visage rayonnant d’espoir.

— Un moyen devant lequel un honnête homme n’hésite jamais, monsieur, quand il aime véritablement une jeune fille comme vous prétendez m’aimer.

— Quel est ce moyen, dites, je vous en supplie !

— Me demander ma main. C’est, je le répète, ce qu’aurait fait un honnête homme.

M. de Montréal se laissa tomber avec accablement dans un fauteuil et cacha sa tête dans ses mains.

La jeune fille se sentit trembler à l’effet produit par ses dernières paroles.

Elle ne comprenait pas pourquoi cet homme, en les entendant, avait éprouvé une si grande émotion.

Mais il ne lui laissa pas le temps de réfléchir longtemps, car se redressant tout à coup, le visage livide, le regard étincelant, il s’avança vers elle d’un pas automatique ; et d’une voix qui sifflait entre ses dents :

— Je vous ai trompée ! s’écria-t-il avec un ricanement terrible, je ne suis pas un honnête homme !… Je suis un misérable mis au ban de la société ! un voleur ! un assassin ! condamné à mort par contumace, que l’échafaud attend demain !

Il était beau ainsi, ce bandit, en ce moment, de la beauté sinistre du mauvais ange après la chute. Son buste était fièrement cambré en arrière, ses cheveux flottaient autour de sa tête comme une sombre auréole, et une lueur fauve jaillissait de sa prunelle et lançait des effluves magnétiques.

La jeune fille se recula épouvantée.

— Oh ! s’écria-t-elle.

— Tu sais tout, maintenant, Lucy ! s’écria-t-il d’une voix vibrante ; tu connais ma honte, mon déshonneur et mon amour !

— Taisez-vous ! oh ! taisez-vous, monsieur ! s’écria-t-elle avec égarement, je ne vous crois pas ! je ne veux pas vous croire !

— Folle que tu es, reprit-il avec une ironie cruelle, tu doutes, tu veux une preuve de mon infamie ?… Eh bien, soit ! cette preuve, je vais te la donner…

— Monsieur ! monsieur ! s’écria-t-elle en reculant avec effroi devant le regard cynique du bandit, que prétendez-vous donc ?

— Ce que je prétends ? cria-t-il, avec un rire de démon, je pretends que tu sois à moi, ici même, à l’instant ! ne pouvant être ma femme, tu seras ma maîtresse…

— Oh ! vous êtes un lâche ! s’écria-t-elle avec un accent d’écrasant mépris et de dégoût.

Le misérable bondit à cette insulte, que la jeune fille exaspérée lui avait craché au visage.

Il tressaillit ; un frisson nerveux secoua tout son corps, ses traits se convulsèrent ; il devint hideux.

L’homme du monde disparut subitement ; il n’y eut plus que le Loupeur, le bandit, chef de l’armée roulante.

— Appelle-moi lâche, misérable fille ! que m’importe ! tu seras à moi, je le veux ! Rien ne pourra te sauver, s’écria-t-il d’une voix rauque ; n’essaie donc pas une lutte impossible contre moi. Je le veux, te dis-je !

Il était au paroxysme de la rage ; il grinçait des dents ; il était horrible.

C’était enfin la brute immonde dans toute son effroyable hideur.

La jeune fille se sentit perdue, seule avec ce monstre, envahi et dominé par une dégoûtante ivresse, et chez lequel tout sentiment humain était mort, pour ne laisser subsister qu’une volonté irraisonnée et infâme.

— Ayez pitié de moi, s’écria-t-elle avec douleur, et fondant en larmes.

— Non, dit-il avec un ricanement sinistre, tu es trop belle ! je t’aime ; tu seras à moi, je te tiens ; je te veux ! tes pleurs ne m’attendriront pas !

— Au nom de ma mère, pitié !

— Non, te dis-je ; je te veux !

Et il fit un pas et essaya de la saisir.

La jeune fille recula.

— Tuez-moi ! tuez-moi ! s’écria-t-elle avec désespoir, mais ne me déshonorez pas, la mort plutôt qu’une telle honte !

— Qu’est-ce que cela me fait à moi, répondit-il avec un rire de satyre ; la mort, dis-tu ? Eh bien, soit, tu te tueras après si cela te plaît ; mais, auparavant, tu seras à moi ! Bah ! toutes les femmes en disent autant, et aucune ne se tue, ajouta-t-il avec un ricanement de tigre.

Et il bondit sur elle les bras ouverts.

Par un effort suprême, la jeune fille lui échappa en se jetant vivement de côté.

Le Loupeur se retourna avec fureur pour renouveler son attaque.

Mais, soudain, il s’arrêta frappé de stupeur.

La jeune fille avait reconquis tout son sang-froid et son courage.

Elle se tenait calme et fière à trois pas du bandit, un revolver de chaque main.

— Ah ! ah ! fit-il en la regardant avec une expression étrange, qui tenait à la fois de l’admiration, de le lubricité et de la rage.

En effet, elle était admirablement belle ainsi.

Son buste, délicieux de formes, saillant sous la cambrure fière du corps, les yeux pleins de fulgurants éclairs de haine et d’indignation, les dents serrées et les lèvres frémissantes, elle ressemblait à la Nemesis antique.

Il baissa malgré lui les yeux en poussant un sourd rugissement de fauve aux abois.

— Je ne vous crains plus, misérable ! dit-elle avec un accent d’écrasant mépris, faites un pas, un seul pour vous rapprocher de moi, et je vous tue sans plus de pitié que vous n’en avez eu pour moi !

Le bandit secoua la tête à plusieurs reprises, un rictus affreux contracta les commissures de ses lèvres ; et, éclatant subitement d’un rire farouche :

— À la bonne heure ! s’écria-t-il d’une voix rauque et saccadée par l’ivresse et la fureur ; à la bonne heure, c’est un duel ! Eh bien, soit ! j’accepte, vaillante amazone, défends-toi ! Mais, mille tonnerres ! morte ou vivante, tu ne m’échapperas pas !

Et il allongea le bras pour prendre une arme à la panoplie dont nous avons parlé, et devant laquelle il se trouvait par hasard.

— Vous ne voulez pas renoncer à votre horrible dessein ? reprit la jeune fille d’une voix que, malgré tous ses efforts, l’émotion faisait trembler.

— Non ! répondit-il sourdement ; je suis allé trop loin pour reculer maintenant. Le sort en est jeté. Que l’enfer décide entre nous !

Et il se retourna à demi pour décrocher un revolver.

— Eh bien ! que Dieu me pardonne ! dit-elle, les dents serrées et devenant pâle comme un suaire ; je venge mon honneur outragé. Soyez maudit, lâche !

Et au moment où le misérable se retournait, un revolver à la main, la jeune fille allongea le bras, et, sans même viser, elle pressa la détente.

— Touché ! s’écria le bandit d’une voix rauque.

Il tourna sur lui-même, bondit en avant et tomba la face sur le tapis, en laissant échapper son arme et renversant le guéridon avec tout ce qui était dessus.

— Ah ! j’ai tué le tigre ! s’écria la jeune fille, en fixant sur le Loupeur immobile ses yeux hagards, dans lesquels passaient comme des lueurs de folie.

La force factice qui l’avait soutenue pendant toute la durée de cette horrible scène, tomba subitement.

Elle eut un instant de défaillance presque complète ; la vie semblait l’abandonner.

— Mon Dieu ! s’écria-t-elle avec une indicible terreur, vais-je donc être lâche, moi aussi, et m’évanouir lorsque la fuite m’est enfin devenue possible ?… Non ! non ! je veux fuir !… Je ne resterai pas plus longtemps dans cet enfer… Je veux fuir… fuir ! quand je devrais tomber morte à dix pas de cette horrible maison.

Et, réagissant de toutes les forces de sa volonté contre la prostration qui l’envahissait et paralysait ses efforts, elle se redressa, après une lutte suprême de quelques secondes, et redevint la noble et vaillante créature qu’elle était bien véritablement.

Elle jeta un dernier regard plein d’épouvante sur le bandit, toujours étendu immobile sur le tapis, et, rassemblant toutes ses forces avec une indomptable énergie, elle s’élança vers la porte de la chambre, dont le verrou intérieur était tiré.

Elle traversa, sans même les regarder, deux pièces, presque en courant, éclairées seulement par les rayons de la lune filtrant à travers les rideaux, trouva pour ainsi dire instinctivement la porte de l’appartement, l’ouvrit d’une main fébrile, n’ayant dans le cœur qu’une seule pensée, fuir au plus vite !

Elle lança derrière elle un regard effaré, comme pour bien s’assurer qu’elle n’était pas poursuivie ; elle laissa tomber avec un tressaillement d’horreur les revolvers que jusque-là elle avait machinalement gardés.

Puis elle franchit le seuil de l’appartement ; et par un mouvement presque inconscient, elle referma la porte en dehors.

Elle s’élança dans l’escalier.

Après avoir descendu trois étages sans savoir comment, elle se trouva dans un corridor obscur.

La jeune fille le suivit à tâtons, prêtant avec crainte l’oreille aux moindres bruits ; craignant à chaque pas de voir surgir derrière elle le redoutable bandit.

Elle eut des difficultés assez grandes pour trouver la porte de cette allée ; cette porte enfin trouvée, elle la palpa fiévreusement pour en chercher la serrure.

Heureusement pour la fugitive, cette porte n’était fermée que par un loquet s’ouvrant facilement de l’intérieur et de l’extérieur ; cette maison n’avait pas de concierge.

La jeune fille ouvrit la porte de l’allée et bondit dans la rue avec un soupir de bonheur.

Elle était sauvée !

Alors, elle s’élança en courant dans la première direction qui s’offrit à elle, sans même savoir où elle allait, n’ayant qu’une seule préoccupation, une idée fixe, fuir avant tout cette horrible maison, et s’en éloigner au plus vite.

Combien de temps dura cette course échevelée à travers les rues désertes d’un quartier qui lui était complètement inconnu ?

Miss Lucy Gordon n’aurait su le dire ; elle courait, surexcitée par l’épouvante et se figurant entendre derrière elle les pas pressés de son persécuteur.

Enfin, elle se trouva à l’improviste sur une espèce de boulevard.

Alors, la jeune fille éprouva de nouveau cette défaillance terrible qui déjà, au moment de fuir, l’avait presque paralysée.

Cette fois la crise fut plus intense, l’anéantissement plus complet.

Elle sentit ses jambes flageoler, ses oreilles avaient des bourdonnements affreux, ses artères battaient à se rompre, ses yeux n’avaient plus de regards : tout semblait tourner autour d’elle.

La malheureuse enfant se traîna comme elle put et au prix d’efforts surhumains jusqu’à un banc, qu’un instant auparavant elle avait aperçu.

Elle l’atteignit enfin et s’affaissa en poussant un soupir douloureux, au pied de ce banc, sur lequel elle n’eut pas la force de s’asseoir.

Elle éclata en sanglots, mais bientôt ses forces l’abandonnèrent entièrement, et elle roula, sans même essayer de se retenir, sur le sol où elle demeura inerte.

Elle avait perdu connaissance…

Plus d’une heure s’écoula ainsi sans que personne passât.

La nuit était très avancée, et dans ce quartier éloigné du centre de la ville, rares étaient les habitants qui se hasardaient à rentrer tard au logis.

Enfin, deux ouvriers passèrent, revenant du spectacle avec leurs femmes.

Ces braves gens, en sortant du théâtre, s’étaient attardés chez un de ces marchands de vin des Halles centrales, dont les boutiques restent ouvertes pendant toute la nuit ; après s’être copieusement rafraîchis, ils avaient repris tranquillement le chemin de leur demeure.

La route qu’ils avaient à faire était longue ; il était plus de trois heures du matin lorsque le hasard les fit se trouver presque = l’improviste à deux pas du banc près duquel gisait la pauvre jeune fille, toujours évanouie.

Les ouvriers sont en général bons et compatissants. La lutte incessante qu’ils soutiennent si vaillamment, pour la plupart, contre la misère, les rend plus que personne accessibles à la pitié.

Les braves gens dont nous parlons relevèrent la jeune fille, la posèrent sur le banc, et essayèrent sans succès de la faire revenir à elle.

Mais, reconnaissant bientôt que tous leurs efforts étaient inutiles, ils se consultèrent entre eux pour savoir ce qu’ils devaient faire.

La femme de l’un des ouvriers fit alors remarquer que cette jeune fille était vêtue avec une élégance pleine de distinction ; qu’elle devait appartenir a une famille riche ; qu’il fallait visiter ses poches pour voir si elle n’avait pas sur elle quelques papiers qui permissent de découvrir qui elle était, et où elle demeurait, afin de la reconduire chez elle ; que si l’on ne trouvait rien, on la transporterait au logis de l’un d’eux, en attendant qu’elle eût repris connaissance et pût fournir elle-même les renseignements dont on avait besoin ; mais que, dans un cas comme dans l’autre, elle ne pouvait plus longtemps rester là, et que ce serait une cruauté et « une indignité indigne » de l’abandonner sur ce banc à la merci du premier rôdeur de barrière qui viendrait à passer, et qui la dévaliserait ; et peut être pis.

Cette déclaration de la brave ouvrière obtint le succès qu’elle devait avoir, et fut accueillie à l’unanimité.

On se mit en mesure de procéder à l’examen des poches de la malade.

En ce moment, on aperçut les lanternes d’une voiture qui s’approchait cahin-caha.

On reconnut bientôt que c’était un fiacre qui rentrait à vide à sa remise.

Un des ouvriers héla le cocher.

Heureusement, le pauvre diable n’avait pas eu de chance ce jour-là, et avait peu travaillé.

L’espoir d’une bonne récompense, à cette heure indue, le fit s’arrêter.

On lui expliqua en quelques mots ce dont il était question, et l’on prit une des lanternes du fiacre pour éclairer les recherches qu’on allait faire.

Ce fut une des femmes qui procéda à l’examen des poches de la jeune fille.

Miss Lucy Gordon avait sur elle un porte-monnaie contenant une certaine somme en or, et, en plus, un carnet très coquet dans lequel se trouvaient plusieurs cartes à son nom et deux lettres à son adresse.

Le problème était résolu.

Le porte-monnaie et le carnet furent remis dans la poche de la jeune fille.

Puis, après avoir fait constater par le cocher que les boucles d’oreilles en diamants de la malade, une chaîne d’or qu’elle avait au cou, ses bracelets et ses bagues, enfin tous ses bijoux, montant à un prix assez considérable, n’avaient pas été touchés, les deux ouvriers enlevèrent la jeune femme dans leurs bras et la transportèrent dans le fiacre, qui était à quatre places et attelé de deux chevaux.

Un des ouvriers monta sur le siège à côté du cocher ; l’autre, ainsi que les deux femmes, se mirent dans la voiture, afin de soutenir la malade et l’empêcher de se blesser.

Puis ils fermèrent la portière, et crièrent au cocher de partir.

Celui-ci rassembla aussitôt les rênes, fit tourner la voiture ; et comme les chevaux n’était pas fatigués, le fiacre partit bon train, se dirigeant vers l’hôtel de Valenfleurs, au boulevard de Courcelles, près de l’avenue de Wagram.

Miss Lucy Gordon avait été rencontrée par ses braves protecteurs sur la chaussée du Maine, à peu près à la hauteur de la rue Thibaut.

La course était bonne.

Aussi, ce ne fut que vers quatre heures et demie du matin que le fiacre s’arrêta enfin devant la grille de l’hôtel de Valenfleurs.