Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/III/XVII
XVII
DANS LEQUEL ON VOIT RÉUNIE CHEZ LA MARLOUZE UNE FORT JOLIE COLLECTION DE COQUINS, APPARTENANT À L’ARMÉE ROULANTE PARISIENNE.
Nous ferons maintenant rétrograder notre récit de quelques heures, et nous conduirons le lecteur à la cour de Rome, dans le tapis-franc tenu par la Marlouze.
Il était tout au plus cinq heures du soir.
La Marlouze, plus sèche et plus hideuse que jamais, trônait majestueusement derrière son comptoir, dirigeant de là, comme un général habile ses régiments, les évolutions parfois scabreuses de sa crasseuse maritorne.
Malgré l’heure comparativement peu avancée de la journée, toutes les tables étaient garnies de consommateurs, mangeant silencieusement, les uns des portions de viande ou de légumes, les plus riches des arlequins, dont l’aspect seulement eût fait reculer de dégoût des palais très médiocrement délicats, mais qui cependant excitaient l’envie et la convoitise des consommateurs peu fortunés, réduits à leurs maigres portions de légumes.
Les consommateurs mangeaient beaucoup pour la plupart ; mais, contrairement à leurs habitudes et à ce qui se passait ordinairement, ils ne buvaient que très peu, et de façon à ne pas s’étourdir.
Le tapis-franc regorgeait littéralement de monde ; il y avait des habitués et des consommateurs partout ; beaucoup étaient contraints de se tenir debout, ou de se contenter d’un coin de table.
On aurait dit que le ban et l’arrière-ban de l’armée roulante s’étaient donné rendez-vous ce soir-là pour une œuvre sans nom, dans ce bouge immonde.
Ils étaient plus d’une cinquantaine, et formaient la plus curieuse collection de figures patibulaires et de haillons sales et pittoresquement effiloqués qui se puisse imaginer.
En cherchant bien, à travers les groupes, nous aurions sans peine reconnu dans le nombre plusieurs de nos anciennes connaissances.
Chose extraordinaire, il n’y avait ni rires, ni cris, ni éclats de voix, ni querelles. On ne parlait qu’à voix basse, quand on parlait, et cela de manière à ne produire que de légers chuchotements.
La Marlouze elle-même, qui pourtant ne s’étonnait pas facilement, semblait tout étonnée de la sagesse de ses pratiques sinistres ; et cédant à l’exemple général, elle mettait sans s’en apercevoir une sourdine à sa voix criarde et hargneuse.
Le cabinet de société, assez vaste cependant, n’était occupé que par deux hommes assis face à face de chaque côté d’une table, non pas servie, ils ne mangeaient pas car, — mais garnie d’encre, de papier et de plumes.
Au centre était posé un lourd registre, maculé en maints endroits de vin et de boue.
Ce registre était ouvert à la droite de l’un des deux hommes, qui semblait le consulter souvent avec intérêt.
Celui-là était ce bon M. Romieux, ou le Manchot, ainsi que le nommaient entre eux peu respectueusement les membres de l’honorable corporation : de coupe-jarrets dont il semblait être un des chefs principaux.
Il avait le corps enveloppé dans une grande houppelande de couleur lie de vin, dont le collet relevé lui cachait tout le bas de la tête.
Son crâne était protégé par un bonnet de soie noire crasseux, sur lequel était ajustée une immense visière verte qui, jointe aux larges lunettes garnies de taffetas vert posées sur son nez, empêchait de découvrir grand comme une pièce de cinquante centimes de son visage, peu agréable, complètement enfoui et dissimulé ainsi contre une curiosité dangereuse, par cette adroite combinaison d’appareils visuels si compliqués.
Le second était le Loupeur, plus cyniquement dépenaillé encore que de coutume.
Le dos au mur et les jambes allongées sous la table, il fumait dans une de ces pipes impossibles, si justement surnommées brûle-gueule, un exécrable tabac de cantine, dont l’odeur nauséabonde donnait d’affreuses quintes de toux à ce digne M. Romieux, ce dont le malandrin ne semblait que très médiocrement se préoccuper, manque complet d’égards que nous constatons avec peine.
De plus, il sirotait à petits coups, dans un verre à pied en cristal, d’excellent vin de Bordeaux, acheté tout exprès pour lui par la maîtresse du tapis-franc, qui le tenait en très haute considération.
L’homme n’est pas parfait. Entre autres défauts, le Loupeur en avait un énorme : il était singulièrement porté sur sa bouche et adorait le bon vin.
À part ces légères taches, notre impartialité nous oblige à constater que c’était un coquin très réussi, ce dont, au reste, le lecteur à déjà dû s’apercevoir.
Les honorables membres de l’armée roulante dont, après messire Satanas, son ami particulier, il était le chef incontesté et le seul maître, avaient pour lui la plus profonde estime, et lui témoignaient en toutes circonstances le plus entier dévouement.
Depuis le jour ou nous avons assisté à leur première entrevue, laquelle avait failli avoir des suites fort graves et même tragiques, les deux bandits s’étaient sans doute appréciés à leur juste valeur ; ils s’étaient reconnus, à quelques légères différences près, de même force.
Leurs relations s’étaient considérablement améliorées, ce qui ne veut pas dire du tout qu’ils eussent l’un pour l’autre une bien vive amitié.
Ils se redoutaient fort, au contraire, et, en attendant une occasion propice de se jouer quelque mauvais tour, ils se faisaient mutuellement les blanches dents et patte de velours. Mais chacun d’eux était trop fin pour se laisser tromper par l’autre.
La porte du cabinet de société où se tenaient nos deux personnages était entr’ouverte.
De temps en temps, un bandit nommé la Tortue paraissait sur le seuil, criait un nom à voix contenue et rentrait.
L’individu dont le nom avait été prononcé se levait et entrait dans le cabinet de société, y demeurait quatre ou cinq minutes, puis il sortait, regagnait sa place, et c’était le tour d’un autre.
Les bandits, appelés par la voix piparde de la Tortue, recevaient quelques instructions et touchaient quatre louis, c’est-à-dire la valeur de quatre louis en pièces de cinq francs et en menue monnaie, l’or étant trop difficile à changer pour certaines personnes, dont la position est délicate.
Lorsque l’appel de tous les bandits fut enfin terminé, M. Romieux dit à la Tortue de sa voix onctueuse, en lui présentant un billet de cent francs que le bandit fit aussitôt disparaître avec une prestesse remarquable :
— Quant à vous, mon ami, vous aurez votre besogne à part : vous savez ce que vous avez à faire, partez donc tout de suite ; il est important que vous arriviez là-bas au moins une heure à l’avance, afin n’avoir le temps de tout organiser pour que rien ne cloche.
— Tout marchera comme sur des roulettes, répondit la Tortue ; j’en réponds. À ce soir !
Ce la Tortue était véritablement un joli sujet.
— Envoie-moi Fil-en-Quatre, s’il est arrivé, dit le Loupeur.
La Tortue sortit, et fut presque aussitôt remplacé par Fil-en-Quatre, qui venait précisément d’entrer dans la grande salle du tapis-franc.
— Ah ! te voilà enfin ! il n’est pas trop tôt, dit le Loupeur, avec une teinte de mauvaise humeur.
— Faites pas attention, c’est ma minette qui m’a retenu un brin, répondit-il avec fatuité, elle m’adore, quoi ! c’te pauv’biche.
— Vas-tu pas me conter tes amours à présent ? fit le Loupeur avec colère ; prends garde, tu me fais l’effet d’être éméché !
— Éméché, moi ? C’est des calomnies, j’nai pas bu dans toute la sainte journée tant seulement la valeur de c’qui entrerait dans l’œil d’une limace ; j’suis solide au poste comme pas un ; je l’prouv’rai quand y faudra.
— Tu es averti, c’est ce que nous verrons ; je t’ai, hier et ce matin, donné toutes tes instructions particulières : te souviens-tu bien de tout ce que je t’ai dit ; veux-tu que je te le répète ?
— Y a pas d’soin ; j’suis pas un sinve, peut-être ? dit Fil-en-Quatre en haussant dédaigneusement les épaules ; j’prendrai le commandement des éclaireurs de la chaussée du Maine au boulevard Courcelles, et j’empêcherai toutes les communications suspectes avec la rue Bénard, au cas où je n’aurais pas réussi d’abord à donner la rue Michel au bourgeois en question. C’est y ça ?
Ce singulier néologisme : Donner la rue Michel, est depuis quelques années entré dans le langage des bandits parisiens.
Il signifie assassiner, régler le compte d’un individu ; il tire son origine de la rue Michel-le-Comte, située entre la rue du Temple et la rue Beaubourg, un des quartiers que les bandits affectionnaient le plus.
C’est une aimable plaisanterie de ces messieurs.
— Tâche de ne pas le manquer, surtout, reprit le Loupeur.
— Je l’entends bien comme ça ! répondit Fil-en-Quatre en se dandinant.
Et, apercevant un agenda qui était tombé sous la table, aux pieds du digne M. Romieux, il se baissa, le ramassa et le mit adroitement dans sa poche.
Fil-en-Quatre avait ceci de particulier, qu’il ne pouvait rien voir traîner à sa portée sans avoir aussitôt l’envie de le ramasser ; ce que, du reste, il ne manquait jamais de faire.
— Voici trois cents francs, dit le Loupeur, en lui remettant plusieurs billets de banque ; tous les amis sont prévenus ; il faut que cela marche ! À présent, décarrez en douceur, et allez prendre vos postes ; il n’est que temps et bien juste !
Fil-en-Quatre renferma les billets de banque dans un coquet portefeuille, sans doute quelque dépouille opime de l’un de ses derniers exploits, et il quitta le cabinet en se dandinant agréablement.
— Voilà qui est fait, dit le Loupeur en vidant le reste du vin dans son verre. Maintenant, cher monsieur Romieux, je vais vous quitter, moi aussi, afin de bien me préparer au rôle assez difficile que je dois jouer dans cette tragi-comédie.
— Bah ! rien ne presse, cher monsieur : vous avez près de trois heures devant vous : c’est beaucoup plus qu’il ne vous en faut. À propos, dites-moi donc comment vous avez fait connaissance de cette péronnelle, dit Romieux, en ricanant, selon son habitude.
— D’abord, cher monsieur, répondit sévèrement le Loupeur, vous me ferez grand plaisir en parlant plus poliment d’une personne que vous ne connaissez pas : cette dame n’est pas plus une péronnelle que vous n’êtes, vous, un honnête homme, sachez-le bien, monsieur Romieux ! Tonnerre ! J’ai fait tomber la pauvre enfant dans un piège assez odieux pour ne pas souffrir qu’un drôle de votre espèce ose l’insulter devant moi !
— Voyons, ne nous fâchons pas, mon maître ; je n’ai nullement l’intention d’offenser cette dame, puisque dame il y a, reprit le Manchot de sa voix la plus insinuante. Là, entre nous, est-ce qu’elle ne se doute pas un peu de l’affaire en question ?
— Elle ! la pauvre chère enfant ! elle est pure et innocente comme un ange qu’elle est ! Seulement, elle a rencontré un démon sur sa route, et elle est tombée dans le piège traîtreusement tendu sous ses pas. Après cela, pourquoi ne vous ferais-je pas cette confidence ? Écoutez-moi, et vous ne douterez plus ; d’ailleurs, cela me rend presque heureux de parler d’elle, n’importe à qui ; il me semble que cela me rend moins mauvais. Donc, à l’époque où j’habitais New-York, peu m’importe que vous le sachiez, je jouais un certain rôle, et je passais pour très riche, généreux comme un voleur que j’étais déjà. Je vins souvent en aide à une pauvre famille, qui, sans moi, serait certainement morte de faim. Ces pauvres gens avaient plusieurs enfants, une fillette de dix ou onze ans, entre autres, qui promettait déjà de devenir ce qu’elle est devenue, en effet, c’est-à-dire une adorable jeune fille. Cette enfant s’était prise d’une grande affection pour moi ; de mon côté, je l’aimais beaucoup, et je la comblais de cadeaux. Bien entendu que mon affection pour elle n’avait rien que d’honnête ; malgré ma corruption, j’éprouvais une joie vive et pure de tout mauvais sentiment à me retremper dans cette innocence et le calme de cette âme enfantine, dans laquelle aucune ombre n’existait encore. Malheureusement, je fus contraint de quitter New-York ; une affaire importante m’appelait à Saratoga. Je remis quelques centaines de dollars à la famille, j’embrassai la fillette, qui pleurait a chaudes larmes de me voir partir, et je m’en fus. Je restai absent plus longtemps que je ne l’avais supposé d’abord ; cependant, après sept ou huit mois, je revins à New-York. Aussitôt de retour, ma première visite fut pour la pauvre famille. Tout avait bien changé : la misère avait disparu pour faire place à l’aisance ; une dame française, madame la comtesse de Valenfleurs, avait opéré ce miracle. Bonne et généreuse, elle s’était intéressée à l’honnête et pauvre famille ; elle l’avait mise à l’abri du besoin, et s’était chargée de l’éducation de la petite Lucy, qu’elle avait emmenée avec elle au Canada, où elle avait l’intention de se fixer. Je fus heureux du bonheur de l’enfant ; et, bientôt emporté par le tourbillon qui m’entraînait, je n’y pensai plus.
— Mais c’est une idylle de Berquin que vous me racontez là, mon maître, dit M. Romieux avec son agaçant ricanement.
— Vous croyez, cher monsieur ? répondit le Loupeur, avec un sourire ironique ; voulez-vous que je m’arrête ?
— Non pas ; continuez, je vous en prie : c’est fort drôle.
— Oui, très drôle, fit-il, avec un accent singulier ; je continue donc ?
— Certes, allez, je vous écoute.
— J’avais complètement oublié cette enfant, lorsque le hasard me la fit rencontrer, il y a quelques années, à New-York ; ce n’était plus une enfant, mais une grande et belle jeune fille, portant sa toilette avec une distinction rare. Elle était seule. Vous savez, ou vous ne savez pas, que les jeunes filles, en Amérique, jouissent d’une grande liberté, et sortent seules, quand cela leur plaît, sans que personne y trouve à redire.
— Je sais que cette coutume existe aux États-Unis, répondit M. Romieux. Je la trouve excellente, et surtout fort commode pour les amoureux, ajouta-t-il en ricanant.
Le Loupeur jeta un regard de travers au Manchot, haussa les épaules, et continua :
— Je m’approchai de la jeune fille et je la saluai. Elle me reconnut aussitôt et témoigna la joie la plus vive de me revoir. Je m’informai naturellement de sa position. Elle me répondit qu’elle était très heureuse ; que madame de Valenfleurs était excellente pour elle ; qu’elle était demoiselle de compagnie de sa fille, qu’elle aimait comme une sœur, et que, dans quelques jours, elle partirait pour la France, où la comtesse allait définitivement se fixer. Je revis plusieurs fois cette charmante jeune fille dans sa famille, qu’elle visitait souvent, et je lui promis de la revoir en France, où, moi aussi, je me proposais de retourner, vous savez sans doute pour quel motif ?
— Oui, je sais cela aussi, répondit son interlocuteur en s’inclinant.
— Elle partit. Quelques mois plus tard, je quittai l’Amérique à mon tour, mais je devais user de très grandes précautions ; en un mot, j’étais contraint de me cacher, et surtout de ne pas laisser découvrir mes traces.
— D’autant plus que vous risquiez votre tête, dit l’autre en ricanant, puisque vous aviez été condamné à mort par arrêt de la cour d’assises des Pyrénées-Orientales en date du 27 mai 1856, n’est-ce pas cela ?
— Parfaitement, cher monsieur, de même que vous avez été condamné à mort par le conseil de guerre siégeant à Urès et présidé par le général X…, commandant en chef les départements de Sonora et Sinaloa pour le gouvernement français, en date du 21 juin 186…, pour crime de désertion, vols qualifiés, meurtres et incendies, enfin, toutes les herbes de la Saint-Jean, comme on dit. N’est-ce pas cela, cher monsieur ? répliqua-t-il avec un sourire caustique.
— C’est très exact, mon maître ; je vois que nous nous connaissons bien l’un et l’autre, et que nous nous valons.
— Ce n’est pas mon avis, cher monsieur Felitz Oyandi.
— Vous croyez, cher monsieur de Montréal ?
— Vous êtes un sot en trois lettres, monsieur ; votre incurable et envieuse méchanceté vous fait continuellement commettre des maladresses, qui n’obtiennent d’autre résultat que de vous faire des ennemis redoutables d’hommes dont vous ne sauriez vous passer, et que vous devriez ménager, ne serait-ce que par intérêt, au lieu de les insulter gratuitement comme vous le faites sans cesse, dans le seul but de les blesser.
— Votre apostrophe est rude, monsieur ; pourtant, j’en reconnais la justesse. Je me suis laissé entraîner malgré moi à vous dire des paroles absurdes que je regrette ; oublions tout cela, je vous prie. Nous avons chacun commis certaines erreurs, que nous n’avons pas le droit de nous reprocher ainsi mutuellement… Mettons que je n’ai rien dit, et pardonnez-moi.
— Soit, monsieur, mais n’y revenez plus ; je vous y engage.
Ces derniers mots furent prononcés avec un tel accent par le Loupeur, que le doux M. Romieux se sentit secrètement frissonner.
— Est-ce que vous ne terminez pas votre récit, cher monsieur ? reprit-il après un temps.
— À quoi bon ? fit le Loupeur en haussant les épaules ; je vois de reste qu’il ne vous intéresse que très médiocrement.
— Eh bien ! vrai, vous vous trompez, je vous jure. Je serais véritablement fâché que vous ne le continuiez point, d’autant plus que cela me prouverait que vous ne m’avez pas pardonné ma sotte sortie de tout à l’heure, ainsi que vous l’avez si justement qualifiée.
Le Loupeur hésita un instant ; sa colère n’était pas calmée encore. Cependant, il se décida à continuer :
— Eh bien ! soit, dit-il ; je terminerai ce récit que, je le reconnais maintenant, je n’aurais pas dû commencer. Enfin, puisque j’ai eu la faiblesse de l’entamer, j’irai jusqu’au bout. Je partis donc de New-York pour la France ; mes mesures furent si bien prises que je réussis à déjouer tous les soupçons et à rentrer librement dans Paris. Une fois là, j’étais sauvé. Paris est un gouffre dans lequel tout s’engloutit et disparaît, et où, avec un peu de prudence, il est facile d’échapper à toutes les recherches, surtout quand on a l’expérience et la connaissance approfondie du terrain mouvant sur lequel on manœuvre.
— Votre réputation d’habileté n’est plus à faire, cher monsieur, dit M. Romieux de sa voix la plus insinuante ; la réputation du Loupeur est universelle.
Le bandit lui lança un regard de travers, haussa les épaules, et continua sans répondre à ce coup d’encensoir, que son interlocuteur lui donnait en plein visage :
— Je me mis à la recherche de Lucy, et après bien des peines et des difficultés vaincues, je réussis à la retrouver ; et, cette fois encore, par hasard, au moment où je commençais à désespérer de la rencontrer. Pourquoi le cacherais-je ? Je n’étais revenu en France que pour elle ; je n’avais pu résister à tant de beauté. Mon admiration pour elle m’avait rendu fou ; mon amitié s’était subitement changée en amour ; j’éprouvais et j’éprouve plus que jamais pour elle une passion furieuse, insensée ! Miss Lucy ne soupçonnait pas cet amour ; elle me voyait toujours avec ses yeux de dix ans ; elle m’était reconnaissante des services que j’avais rendus à sa famille ; j’étais pour elle un sauveur, un ami pour lequel elle éprouvait une profonde et sincère amitié, mais rien de plus. Lucy est catholique ; elle consentit plusieurs fois à venir causer avec moi, pendant quelques instants, dans l’église Saint-Philippe-du-Roule. Mais ces rendez-vous que m’accordait l’innocente et affectueuse jeune fille ne faisaient qu’augmenter mon amour, et, comme on dit, jeter de l’huile sur le feu ; ces rendez-vous ne pouvaient pas me suffire ; il me fallait autre chose. Lucy, comme la plupart des Américaines, est très exaltée et très romanesque ; je le savais. Je dressai mes batteries en conséquence J’inventai je ne sais plus quelle histoire de complots, de conspiration, de dangers terribles dont j’étais menacé, d’un service immense que seule elle pouvait me rendre, et peut-être me sauver la vie. Bref, j’avais frappé juste ; l’essence de la femme est le dévouement ; le rôle qu’elle préfère à celui de tous les autres est celui de protectrice ; d’ailleurs, j’avais presque sauvé sa famille de la mort ; c’était pour Lucy un devoir impérieux de me sauver à son tour, et de me payer ainsi sa dette de reconnaissance. Enfin, après bien des luttes et des hésitations, je réussis à obtenir d’elle un rendez-vous de quelques minutes dans la maison de la rue des Acacias, 96, que vous connaissez, pendant que mademoiselle de Valenfleurs causerait avec les bonnes gens qu’elle a coutume de secourir chaque semaine. Ce rendez-vous fut fixé par moi à aujourd’hui à huit heures et demie du soir ; il m’était impossible de m’y trouver avant. Elle ne m’a pas répondu ; mais je connais trop son caractère exalté et la bonté de son cœur pour ne pas être certain qu’elle viendra ; d’ailleurs, ce rendez-vous ne saurait avoir rien d’inquiétant pour elle, puisqu’il aura lieu devant témoin.
— C’est juste, fit le Manchot en ricanant, c’est en l’attaquant par ses bons sentiments que vous avez fait tomber la pauvre enfant dans le piège que vous lui tendiez ; en effet, c’est l’éternelle tactique, Méphistophélès n’agit pas autrement avec Faust et Marguerite.
— Oui, elle y est tombée, ou plutôt elle y tombera, car je ne l’ai pas vue encore, mais après de cruels combats et de nombreuses hésitations.
— Bah ! qu’importe, quand le succès est au bout ! Le principal n’est-il pas toujours de réussir ?
— En effet, vous avez raison. Et maintenant, dites-moi, la croyez-vous encore coupable et complice du rapt que nous méditons ?
— Non, certes, mais je déclare hautement que vous avez admirablement mené votre barque ; que vous avez en même temps fait vos affaires et les nôtres. Vous nous avez rendu un véritable service ; car, sans vous, je l’avoue, nous aurions été fort empêchés ; mais vous avez votre récompense toute prête, heureux coquin que vous êtes, ajouta-t-il avec son sinistre ricanement.
Le Loupeur fronça les sourcils, pâlit légèrement et baissa la tête.
— Je suis un infâme gredin ! murmura-t-il.
— Bah ! dit le Manchot avec un sourire cynique, les femmes aiment à être violentées ; c’est un crime qu’elles pardonnent facilement à leur séducteur.
— Assez, misérable ! s’écria le Loupeur en frappant du poing sur la table avec une telle force, que verres, bouteilles et le reste en bondirent.
— Hum ! vous êtes singulièrement nerveux aujourd’hui, mon maître, reprit le Manchot en ricanant ; on ne sait vraiment pas comment vous prendre.
— Assez, vous dis-je ! reprit-il avec force. Plus un mot à ce sujet !
Et il ajouta, en se parlant a lui-même :
— J’ai eu tort de raviver ces souvenirs, qui me corrodent le cœur.
Il y eut un assez long silence entre les deux hommes.
Le Loupeur, la tête basse, les yeux à demi fermés, les bras croisés sur la poitrine, semblait plongé dans de profondes et tristes réflexions : il était livide, une sueur froide perlait en gouttelettes à ses tempes ; parfois, des tressaillements nerveux secouaient tout son corps ; une horrible lutte se livrait évidemment dans son cœur entre sa passion furieuse et désordonnés pour la jeune fille, et ce respect inné, et pour ainsi dire instinctif, que l’homme, même le plus pervers, éprouve pour l’innocence et la faiblesse.
Quel principe triompherait dans cette âme gangrenée jusqu’aux moelles : le bien ou le mal ? Lui-même n’aurait su le dire.
Le Manchot le suivait des yeux avec un regard de hyène, et se réjouissait intérieurement des douleurs horribles qu’il voyait souffrir à cet homme, qu’il détestait.
Cependant le Loupeur se calma peu à peu ; il se redressa, jeta un regard autour de lui comme s’il s’éveillait d’un profond sommeil : il passa la main sur son front comme pour en chasser les derniers nuages ; un sourire amer crispa les commissures de ses lèvres…
La lutte était terminée, sa résolution était prise. Quelle qu’elle fût, désormais cette résolution était immuable.
Le Loupeur emplit son verre, le vida d’un trait ; et s’adressant au Manchot, qui avait suivi, avec une curioriosité avide, toutes les péripéties étranges de cette affreuse lutte morale, il lui dit, du ton le plus calme, en retirant une fort belle montre de son gousset, et la consultant :
— Ah ! ça, compagnon, il est six heures trente-cinq, j’ai beaucoup à faire : mieux que personne, vous devez le savoir. À sept heures précises, je partirai ; tant pis pour votre ami s’il ne vient pas ; certes, je ne l’attendrai pas une seconde. D’ailleurs, je n’aime pas qu’on me fasse poser.
— Je vous ai déjà dit, mon maître, et je vous le répète, qu’il sera ici à sept heures moins le quart.
— Avec l’argent et le passeport ?
— Oui, il me l’a promis.
— Très bien ; j’attendrai jusqu’à l’heure dite. À votre santé ! il se versa un plein verre de vin. Vous ne me faites pas raison ? ajouta-t-il.
— Vous m’excuserez, cher monsieur ; je n’ai pas une tête comme la vôtre, moi ; quelques verres de vin me rendent malade, je ne bois que de l’eau.
— Pardieu ! vous justifiez le proverbe, vous savez la chanson ?
— Quelle chanson ?
— Celle-ci :
Et il fredonna
Tous les méchants sont buveurs d’eau,
Ce fut prouvé par le déluge !
Etc., etc.
et il vida son verre rubis sur l’ongle.
— Vous êtes bien gai ? lui dit le Manchot d’un sourire caustique.
— C’est vrai, répondit-il d’une voix sombre, peut-être ne suis-je si gai que parce que je suis plus triste… Mais laissons cela ; avez-vous quelque recommandation dernière à me faire ?
— Aucune ; d’ailleurs, je serai là, moi aussi.
— Ah ! très bien. Il consulta sa montre ; il est sept heures moins le quart, ajouta-t-il.
— Et voici mon ami, répondit le Manchot.
Le Loupeur se retourna vivement.
La porte de la cour s’était ouverte sans bruit, livrant passage à un homme enveloppé dans les plis d’un épais manteau militaire. Cet homme était de haute taille, un chapeau baissé sur ses yeux empêchait de distinguer ses traits ; il se tenait immobile sur le seuil, promenant autour de lui un regard inquisiteur.
— Vous êtes exact, tant mieux, dit le Loupeur. Cette entrée est parfaitement réussie, elle a un petit air dramatique qui me plaît. Sur ma foi, on se croirait à l’Ambigu, ajouta-t-il en ricanant. Donnez-vous la peine d’entrer et de refermer la porte derrière vous ; nous sommes seuls. Voyez, la salle de ce charmant établissement est vide ; tous vos soldats sont partis.
Et il appuya avec intention sur les trois derniers mots.
L’inconnu tressaillit légèrement, il referma la porta sans répondre, et s’approcha de la table, près de laquelle il s’assit silencieusement.
Le Loupeur s’était levé et avait été fermer la porte de communication entre le cabinet de société et la grande salle.
— La ! maintenant, nous sommes chez nous, et nous pouvons causer à notre aise, sans craindre d’être entendus, dit-il d’un air nonchalant en reprenant sa place ; causons donc sans plus de retard, s’il vous plaît.
— C’est à vous à parler, monsieur, et non pas à moi, répondit le nouveau venu en langue espagnole.
Le Loupeur le regarda avec une indicible expression de raillerie.
— Mon ami comprend le français, mais il ne le parle pas, se hâta de dire le Manchot.
— Tiens ! tiens ! tiens ! fit le Loupeur en riant, je ne m’attendais pas à celle-là ; mais cela ne nous empêchera pas, je l’espère, de nous entendre : je parle toutes les langues, moi, même le basque, ajouta-t-il avec intention, et s’il plaît au marquis de Garmandia de…
Il n’acheva pas.
— Misérable ! s’écria le Mayor, en se débarrassant de son manteau en un tour de main, et se ruant sur lui le poignard levé ; tu ne vivras pas assez pour répéter ce nom !
Mais cette fois le terrible Mayor, car c’était bien lui, se trouva devant un adversaire plus redoutable qu’il ne l’avait supposé en voyant l’apparence presque délicate du chef de l’armée roulante.
En moins d’une minute, il fut désarmé, acculé à la muraille et sentit la pointe de son propre poignard sur sa poitrine.
— Bas les pattes, bandit ! lui dit le Loupeur d’une voix railleuse, c’est toi qui vas mourir, si tu fais un geste, un seul !
— Arrêtez ! s’écria le Manchot, en faisant un mouvement pour se lever.
— Toi, vipère ! reprit le Loupeur, si tu bouges, je te tue comme un chien !
L’autre retomba assis sur son banc, tremblant et claquant les dents.
— Ah ! mes maîtres, vous avez voulu jouer ce jeu-là avec moi, reprit le Loupeur avec un accent plein d’amertume ; il vous en cuira, je vous le jure ; pour qui m’avez-vous donc pris ? Pour un niais, n’est-ce pas ? Pour un vulgaire coquin dont on se débarrasse quand on n’a plus besoin de lui, pour n’avoir pas de comptes à lui rendre ? Quant à vous, marquis de Garmandia, ou Mayor, si ce nom vous plaît davantage, vous avez trouvé votre maître. Acceptez franchement votre défaite, si vous ne voulez pas que je vous enfonce votre propre poignard dans le cœur, et, croyez-moi, pas d’hésitation, pas d’arrière-pensées.
De même que tous les scélérats de son espèce, le Mayor était plutôt féroce et cruel que véritablement brave ; c’est-à-dire qu’il possédait cette bravoure banale, que l’habitude et l’orgueil de l’uniforme donnent aux soldats ambitieux, et qui leur fait braver, le front haut et le sourire sur les lèvres, la mort du champ de bataille, en plein soleil, aux bruits de la fusillade, de la canonnade et des accents stridents des clairons sonnant la charge — mort glorieuse entres toutes ; mais peut-être n’affronteraient-ils pas avec la même insouciante gaieté la mort sombre, cachée, honteuse et lâche du poignard.
Le Mayor en était là : d’une témérité folle au milieu d’un combat — il l’avait cent fois prouvé — il trembla et eut peur devant le couteau posé sur sa poitrine par un bandit résolu qui, il le savait, n’hésiterait pas à mettre sa menace à exécution.
Honteux et furieux à la fois d’être si sottement tombé dans le piège que lui-même avait tendu, blessé dans son immense orgueil, mais complètement à la merci de cet ennemi, qu’il avait supposé si faible et qui s’était révélé si fort, il comprit qu’il lui fallait transiger à tout prix et il s’y résigna en grondent sourdement.
— Qu’exigez-vous de moi ? demanda-t-il au Loupeur d’une voix saccadée par la colère.
— Votre parole d’honneur ; je sais que vous la tiendrez ; je vous connais de longue date. Votre parole d’honneur, dis-je, que vous ne tenterez rien contre moi ni directement ni indirectement, et que vous exécuterez loyalement le traité fait entre nous par l’intermédiaire de votre ignoble complice, Felitz Oyandi, qui est là, râlant de peur.
— Quelle durée demandez-vous pour cette trêve entre nous ?
— Vingt-quatre heures, pas davantage, reprit-il en riant.
— J’accepte ; vous avez ma parole ! s’écria le Mayor avec un vif mouvement de joie.
— Vous êtes Libre ; reprenez ce poignard dont je n’ai que faire, dit le Loupeur avec insouciance en lui rendant son arme.
— Merci ; vous êtes un homme : je m’en souviendrai, dit le Mayor.
Et il s’assit aussi tranquillement que si rien ne s’était passé d’extraordinaire entre lui et le Loupeur.
Le Manchot continuait à trembler et à faire claquer ses dents comme des castagnettes.
— Maintenant que nous sommes amis, reprit le Mayor en allumant un cigare, laissez-moi vous dire que si vous me connaissez comme vous le prétendez, vous avez eu tort de n’exiger de moi qu’une trêve de vingt-quatre heures.
— Pourquoi donc cela, monsieur ? répondit le Loupeur avec nonchalance, tout en bourrant sa pipe.
— Tout simplement parce que, dans vingt-quatre heures, nous serons ennemis de nouveau.
— Qu’importe cela ? fit-il en souriant.
— Dame ! il importe pour vous que, redevenu libre de mes actions, le premier usage que je ferai de cette liberté, et j’en aurai le droit, ce sera de me venger de vous.
— Vous croyez ? fit-il en allumant sa pipe à la chandelle.
— Non seulement je le crois, mais, encore, je vous avertis loyalement que cela sera, je vous engage donc à vous tenir sur vos gardes.
— Je vous remercie, monsieur, répondit-il paisiblement, mais c’est inutile ; vous ne tenterez pas de vous venger de moi ; vous vous trompez.
— Voilà qui est fort ! par exemple ; je me trompe ?
— Parfaitement, ou, si vous le préférez, vous commettez une erreur : vous êtes trop fin et doué d’une trop grande intelligence pour commettre une telle sottise.
— Moi ?
— Certainement, et la preuve, c’est l’avis même que vous me donnez charitablement : ce terme de vingt-quatre heures vous préoccupe malgré vous, monsieur, vous vous demandez pourquoi ce bref délai et, de déductions en déductions, comme vous disiez jadis à l’école Polytechnique, vous en êtes venu à vous dire, pour avoir agi ainsi : Il faut que cet homme ait pris ses précautions, je veux m’en assurer ; c’est fort logiquement raisonné, je dois convenir que cette fois vous êtes tombé juste, et il sourit d’un air béat.
Le Mayor se mordit les lèvres de se voir si bien deviné.
— Ah ! ah ! fit-il, vous avez pris vos précautions, reprit-il après un instant.
— Pardieu ! je serais un niais de ne pas l’avoir fait ; vous vous moqueriez de moi et vous auriez raison. Je ne me soucie pas d’être tué comme l’a été votre ami Sebastian dans le brûlis de la Hulotte bleue, ou comme plus récemment l’ont été cinq de mes pauvres camarades dans la Maison des Voleurs, vous savez, là-bas, au milieu de la plaine du Bourget-Drancy. Non pas ; j’ai quarante-quatre ans ; la vie me semble agréable, et je tiens à la conserver le plus longtemps possible, ne vous en déplaise.
— Vous savez cela ? fit le Mayor les dents serrées.
— J’en sais bien d’autres ! reprit-il de son air le plus agréable ; ou, pour mieux dire, je connais à fond votre histoire et celle de monsieur votre ami, qui est là, et commence à se remettre : depuis l’affaire de la maison hantée, presque et y compris aujourd’hui, toutes les preuves sont, ou, pour être plus vrai, étaient encore, il y a deux heures à peine entre mes mains : seulement, comme je devais avoir l’honneur de vous voir ce soir, et que j’ai été averti des procédés expéditifs que vous avez l’habitude d’employer, lorsque vous jugez nécessaire de vous débarrasser de complices compromettants, ou de gens qui vous gênent, j’ai cru prudent de déposer ces preuves, fort compromettantes pour vous, entre des mains tierces : il est sept heures et demie, ajouta-t-il en consultant sa montre, si, à huit heures, je ne suis pas à un certain endroit que je connais seul, à huit heures et demie, ces preuves seront remises entre les mains du préfet de police, ainsi que tous les renseignements nécessaires pour vous arrêter immédiatement ; sans compter que l’affaire de ce soir, que vous avez si fort à cœur, sera manquée, par la raison toute simple, que, seul, je sais où se trouvent nos gens, et puis leur donner les instructions nécessaires pour opérer sûrement l’enlèvement. Vous voyez, monsieur, que je pouvais fort bien me dispenser même de vous demander cette trêve de vingt-quatre heures.
— Je le reconnais, monsieur, répondit le Mayor en se mordant les lèvres jusqu’au sang, dans ses efforts pour ne pas laisser échapper sa colère ; cependant vous me permettrez de vous faire observer que votre procédé est plus que vif…
— Nullement, monsieur ; il est logique, voilà tout ; je prends mes garanties, et en cela je ne fais que ce que maintes fois vous avez fait vous-même. Bien m’a valu tout à l’heure d’être plus vigoureux que vous, car vous m’auriez tué raide, et, en ce moment, vous tenteriez encore de le faire, si vous ne vous sentiez pas si complètement entre mes mains.
— Vous vous trompez, monsieur, vous avez ma parole, dit le Mayor avec dignité.
— C’est vrai, mais pour vingt-quatre heures.
— Finissons-en ; que voulez-vous ?
— L’argent promis et quelque chose de plus.
— Comment ?
— Vous m’avez déclaré la guerre, vous en paierez les frais, dit-il nettement.
— C’est-à-dire ? fit-il avec hauteur.
— Je veux, entendez-vous bien, reprit le Loupeur en le regardant en face et en scandant les mots avec affectation ; je veux trois cent mille francs tout de suite, ici même ; deux cent vingt-cinq mille francs que vous restez me devoir, plus vingt-cinq mille francs que vous vous ferez rembourser par votre ami Felitz Oyandi, si cela vous plaît, comme étant votre complice, et cinquante mille francs pour votre part, c’est la rançon de votre poignard que je vous ai rendu.
— Et si je refuse ces conditions exorbitantes ? dit le Mayor d’une voix frémissante.
— À votre aise ! cela vous regarde ; mais tout sera rompu entre nous, et je vous tirerai ma révérence.
— Mais, après tout ! monsieur, s’écria le Mayor avec violence, je ne sais vraiment…
Le Loupeur l’interrompit brusquement, en se levant avec deux revolvers aux poings, et les dirigeant contre les deux hommes.
— Ah ! pas un mot de menace, pas un geste ! s’écria-t-il, l’œil étincelant et la voix vibrante ; c’est oui ou non ! Au premier mouvement suspect, je vous abats comme deux loups enragés que vous êtes !… Sur mon âme, vous vous êtes singulièrement mépris si vous avez eu, un seul instant, la pensée de me traiter, moi, le chef de larmée roulante, comme vous en avez traité tant d’autres : j’ai les griffes plus fortes et plus acérées que ne l’ont jamais été les vôtres !
— Mais, cependant…, essaya de dire le Mayor.
— Je ne vous oblige pas à accepter mes conditions, mais je ne prétends être ni votre dupe, ni votre victime.
— C’est bien, monsieur, reprenez votre place, vous n’avez rien à redouter de nous.
— Soit, dit-il, en faisant disparaître ses revolvers et se rasseyant ; mais comme vous-même l’avez dit : finissons-en, car le temps se passe, et j’ai à faire bien des choses, d’une façon ou d’une autre.
— J’accepte vos conditions, si dures qu’elles soient… Mais, prenez garde, si quelque jour je vous tiens entre mes mains comme vous me tenez en ce moment dans les vôtres, dit-il d’une voix creuse, je vous demanderai un compte terrible de ce que vous me contraignez…
— Vous aurez raison, si je suis assez niais pour ne pas me sauvegarder, interrompit-il brutalement. Les trois cent mille francs, où sont-ils ?
Le Mayor sortit un portefeuille de sa poche, l’ouvrit et en retira deux liasses de billets de banque.
— Les voici, monsieur ; ils sont en billets de cinq mille francs ; chaque liasse est de trente billets.
Et il tendit les deux liasses au Loupeur.
— Vous pouvez compter, ajouta-t-il.
— C’est ce que je vais faire, monsieur, répondit le bandit en prenant les liasses et les défaisant pour les examiner.
Il y eut un silence, pendant lequel le Loupeur compta les billets et les examina avec le plus grand soin.
— Le compte est juste, dit-il enfin.
Il rattacha les deux liasses et les fit disparaître.
— Ce n’est pas tout, dit-il.
— Quoi encore ? demanda le Mayor avec une visible impatience.
— Vous vous êtes engagé à me remettre un passeport diplomatique en blanc, mais signé et paraphé de façon à ce qu’il n’y ait plus qu’à écrire les noms et la destination.
— C’est parfaitement exact, monsieur, voici un passeport signé par l’ambassadeur d’Espagne ; il est dans les conditions que vous avez désiré ; maintenant, êtes-vous satisfait ?
— Attendez, dit-il en prenant dans sa poche un papier qu’il déplia.
— Que voulez-vous dire ?
— Il pourrait être faux.
— Monsieur ! dit le Mayor se contenant à peine.
— Cela s’est vu, reprit le Loupeur de l’air le plus paisible et en continuant de comparer le passeport avec celui qu’il avait pris dans sa poche ; celui-ci est bon ; je vous remercie, ajouta-t-il froidement après un instant.
Il plia le passeport avec soin et le serra.
— J’ai tenu toutes les conditions ? reprit le Mayor.
— Oui, toutes, répondit-il.
— Et vous, tiendrez-vous les vôtres ?
Le Loupeur haussa les épaules.
— Pour qui me prenez-vous ? dit-il.
— Ainsi, je puis compter sur vous ?
— Je ne vous ai pas donné, que je sache, le droit de supposer autrement.
— C’est bien, nous nous verrons là-bas ?
— C’est probable, je pars, répondit-il sèchement.
Et il sortit sans prendre autrement congé.
Restés seuls, les deux hommes se regardèrent d’un air piteux en hochant tristement la tête.
— Quel chenapan ! s’écria Felitz Oyandi.
— Il nous a roulés de main de maître ! dit le Mayor.
— Oui, le gredin est madré.
— Les voleurs parisiens sont plus forts que nous.
— C’était notre bon temps, là-bas, en Amérique ! dit Felitz Oyandi avec un soupir de regret.
— Oh ! je me vengerai de ce misérable ! s’écria le Mayor en fermant les poings avec rage.
— Le fait est que vous n’avez pas eu le beau rôle ! Quant à vous venger de lui, je crois que vous ferez bien d’y renoncer ; il nous tient, et nous ne le tenons pas, fit-il avec son ricanement habituel.
— C’est ce que nous verrons ! Allons, viens ; l’heure approche.
— Oui, partons !… C’est égal, voilà une campagne bien mal engagée : elle commence par une défaite !
— Tais-toi, oiseau de mauvais augure, c’est ta lâcheté qui est cause de tout.
— Avec cela que la force vous a réussi, à vous ! reprit-il en ricanant.
— Assez, misérable ! s’écria le Mayor exaspéré ; je ne sais ce qui me retient de t’écraser sous le talon de ma botte !
— C’est bon, je me tais, mais je n’en ai pas moins raison.
Tout en se disputant ainsi, les deux dignes complices quittèrent le tapis-franc sans traverser la grande salle.
Cinq minutes plus tard, une voiture les emporta rapidement dans la direction des Champs-Élysées.