Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/II/XXV
XXV
COMMENT JULIAN ET SES AMIS S’EMBARQUÈRENT SUR LA
BELLE-ADÈLE, ET COMMENT SE FIT LA TRAVERSÉE.
Une heure à peine après leur rencontre fortuite avec le Mayor, qu’ils n’avaient pas reconnu, les voyageurs entrèrent à Hermosillo.
À cette époque, Hermosillo avait une garnison française.
On ne voyait que des soldats dans les rues et sur les places.
Julian s’installa dans un tambo, c’est ainsi qu’on nomme au Mexique les auberges où descendent les voyageurs.
On y est généralement assez bien, quand on a le soin d’apporter avec soi ses vivres, ses objets de literie, enfin tout le nécessaire, le tambero ne fournissant que la nourriture des chevaux et des mules.
Laissant les dames organiser tout dans leur logement temporaire, le docteur et les deux chasseurs allèrent faire leur visite d’arrivée au commandant de la place ; puis, après avoir échangé quelques compliments de bienvenue avec le commandant, Julian et son ami, laissant le docteur causer avec lui, se retirèrent et se rendirent chez leur banquier, calle de la Marcella.
Master Scrub and C° reçut parfaitement les deux chasseurs ; il ne fit aucune difficulté pour leur donner une traite à vue sur la maison Rothschild, de Paris, dès que ceux-ci lui firent part de leur intention de quitter définitivement le Mexique pour retourner en France, et il les félicita de cette résolution.
Seulement, les deux hommes s’étaient considérablement trompés dans leurs calculs.
Ce n’était pas deux cent mille, mais six cent soixante-quinze mille piastres qu’ils avaient déposées dans la maison Scrub and C°, ainsi que leur prouva l’intègre banquier, en moins de cinq minutes.
Du reste, cette formidable erreur n’avait rien que de très naturel de la part des chasseurs.
Chaque fois qu’ils possédaient une somme assez ronde, ils l’expédiaient, sans même en prendre note, à leur banquier, puis ils n’y pensaient plus.
Et cela durait depuis près de treize ans, sans que jamais la pensée leur fût venue, non pas de régler, mais seulement de s’informer du montant des sommes versées par eux.
Lorsque Julian eut chaleureusement remercié le banquier, ce qui étonna fort celui-ci, et serré la précieuse traite dans son portefeuille, il demanda à Master Scrub, si master William Fillmore s’était présenté chez lui pour toucher le montant de deux chèques signés par don Cristoval de Cardenas.
— Ahô ! répondit le banquier, ce gentleman s’est présenté, il y a cinq semaines déjà ; il a pris des traites sur Londres et Liverpool. Qu’on m’apporte pour dix millions de livres de chèques signés par don Cristoval de Cardenas, je les payerai à bureaux ouverts ; c’est de l’or en barre.
— Il est donc bien riche ? dit Julian en riant.
— Don Cristoval de Cardenas ! Je ne connais pas sa fortune, et peut-être lui-même n’en sait-il pas le chiffre ; mais je puis affirmer que les fortunes réunies des trois Rothschild de Paris, Vienne et Londres, ne sont qu’une goutte d’eau, comparée à celle de don Cristoval de Cardenas. C’est par milliards qu’il faut compter avec lui.
— Oh ! oh ! fit gaiement Julian ; certes, je le croyais très riche, mais j’étais loin de m’attendre à des chiffres aussi formidables.
— Bah ! fit en riant le banquier ; don Cristoval achèterait tout le Mexique, si la fantaisie lui en venait.
— Mais, pardon, cher master Scrub, un mot encore, avez-vous revu master William Fillmore ? Savez-vous s’il est encore à Hermosillo ?
— Master William Fillmore est un true gentleman, il est venu prendre congé de moi il y a environ trois semaines, et il est parti aussitôt pour Guaymas, où il a pris passage sur le trois-mâts de cinq cents tonneaux le Palmerston, de Liverpool, frété par moi pour Londres. Le Palmerston est parti il y a dix-huit jours déjà, il doit être loin.
— Mille grâces ! sans connaître positivement master William Fillmore, je lui porte cependant un certain intérêt.
— Je ne doute pas qu’il le mérite, il m’a fait une excellente impression.
On causa pendant quelques instants encore, puis les deux chasseurs se levèrent, prirent congé de master Scrub et retournèrent au tambo, où ils trouvèrent leurs logements dans l’ordre le plus parfait.
Les voyageurs passèrent quelques jours à Hermosillo, afin de terminer leurs derniers préparatifs pour la longue traversée qu’ils allaient entreprendre.
Charbonneau s’était rendu à Guaymas avec une lettre de Julian au capitaine E. Petit.
Guaymas n’est pas éloigné d’Hermosillo, le capitaine arriva le surlendemain.
Julian s’entretint longuement avec lui.
Le capitaine avait complété, ou, pour mieux dire, augmenté son équipage de vingt excellents matelots, appartenant à un navire français naufragé quelque temps auparavant, et que le consul de Guaymas voulait rapatrier.
Ces vingt hommes étaient montés à bord pendant la nuit, de sorte que personne ne les avait vus s’embarquer.
Tout l’arrière du bâtiment avait été disposé en appartements pour dix personnes, ce qui était plus que suffisant.
À l’avant, près du logement de l’équipage, d’autres cabines avaient été disposées pour les serviteurs des passagers.
Le capitaine et ses officiers s’étaient installés sur le pont, dans la dunette, dans des cabines construites tout exprès, afin de laisser la plus grande liberté aux voyageurs.
Tous ces préparatifs avaient été faits à petit bruit, presque secrètement, afin de ne pas donner l’éveil aux curieux ou aux espions qui pourraient venir roder sur la plage et, par surcroît de précautions, l’équipage tout entier, officiers et matelots avaient été sévèrement consigné à bord.
Julian avait écouté avec la plus sérieuse attention le rapport du capitaine ; il n’eut pas une observation à lui faire, ses instructions avaient été admirablement comprises et exécutées avec une rare intelligence.
Le chasseur félicita le capitaine et lui demanda s’il avait mis la main sur son déserteur.
— Non, répondit celui-ci ; mais j’ai eu de ses nouvelles.
— Comment cela ? demanda le chasseur.
— Par hasard, comme toujours. Mon second était venu à Hermosillo, il y a quelques jours, je ne sais pour quelle affaire ; et en même temps pour tâcher, sinon d’arrêter le fugitif, mais tout au moins pour obtenir quelques renseignements sur lui, afin de le faire arrêter si cela était possible. Voici ce qu’il apprit : Joan, le déserteur se nomme Joan, est un Basque des environs de Saint-Jean-de-Luz.
— Ah ! fit Julian, subitement intéressé.
— Oui, répéta le capitaine ; Joan avait rodé pendant quelques jours dans la ville, fréquentant les lieux les plus suspects et buvant dans toutes les pulquerias avec des soldats de son pays, qu’il avait rencontrés je ne sais comment. Bref, il ne faisait rien en apparence et pourtant il avait de l’or plein ses poches. Il avait été, disait-il, recommandé par un de ses pays, matelot déserteur comme lui, mais depuis très longtemps, à un célèbre chef de cuadrilla, qui l’avait pris à service. Malheureusement, dans une rencontre sur laquelle Joan ne voulut donner aucune explication, ce chef avait été si gravement blessé, que le bruit de sa mort s’était répandu ; mais il avait réussi à s’échapper on ne sait comment ; et persuadé que personne ne penserait à le chercher à Hermosillo, ce chef avait eu l’audace de s’y faire transporter. Mais, paraît-il, l’air d’Hermosillo n’étant pas bon, pour lui, il allait incessamment se rendre à Sonora, où il achèverait sa convalescence.
— Et puis ?
— Plus rien. Deux jours plus tard, Joan disparut subitement, et, malgré toutes les recherches faites par ses amis pour le retrouver, on n’entendit plus parler de lui.
— Il sera parti pour Sonora.
— C’est probable.
— Si ce chef blessé était le Mayor ?
— J’y ai pensé ; mais quelle apparence ? Le Mayor n’a-t-il pas été tué ?
— Je l’ai cru ; mais maintenant, je ne sais pourquoi, un doute m’est venu sur cette mort. Ce doute s’est pour moi changé en certitude il y a déjà longtemps, et cela à tel point que, connaissant l’audace furieuse de cet homme et la haine qu’il porte à certaines personnes que j’aime, je vous ai engagé à prendre de grandes précautions.
— Ah ! ah ! fit le capitaine en se frottant les mains, je ne le crois pas capable de s’attaquer à nous, il serait trop certain de ne pas réussir.
— Peut-être ; on doit s’attendre à tout de la part d’un scélérat de cette trempe, et se tenir constamment sur ses gardes.
— Je veillerai, monsieur ; rapportez-vous-en à moi pour cela. Il sera bien fin s’il réussit à me tromper.
— Vous voilà averti, cela vous regarde.
— J’en fais mon affaire. Quand partons-nous ?
— Je compte rester ici encore quelques jours ; mais puisque vous êtes venu, vous emporterez tous nos bagages, la charge de cinq ou six mules tout au plus. Mes amis et moi nous ne conserverons que quelques vêtements faciles à renfermer dans les valises, de façon à partir dès que nous arriverons à Guaymas, c’est-à-dire dans l’espace de deux heures.
— Un quart d’heure après votre embarquement, la Belle-Adèle sera sous voiles ; nous sommes amarrés sur un corps mort, de façon à être sous voiles au premier signal. Une vigie sera en permanence sur les barres de perroquet de misaine ; aussitôt que vous serez signalé, je vous enverrai une embarcation, de sorte que vous pourrez vous embarquer tout de suite.
— C’est parfait ; merci, mon cher capitaine.
Le lendemain, ainsi que cela avait été convenu, le capitaine, après avoir dîné avec ses passagers, repartit au point du jour pour Guaymas, en emportant tous les bagages.
Julian désirait laisser pendant quelques jours encore Denizà se reposer avant de s’embarquer.
Malheureusement les événements en ordonnèrent autrement.
Une dépêche arriva, rappelant en toute hâte le docteur à Urès. Il fallut se séparer, mais cette fois avec l’espoir d’une prompte réunion.
En effet, l’expédition, si follement entreprise, touchait à sa fin.
On parlait d’une évacuation prochaine et d’une concentration de toute l’armée française à Mexico, pour de là se rendre à la Vera-Cruz, où le corps expéditionnaire s’embarquerait.
La comtesse de Valenfleurs désirait retourner promptement à Québec mettre ordre à ses affaires et revenir définitivement à Paris.
Julian lui proposa de s’embarquer sur la Belle-Adèle, afin de gagner du temps.
Madame de Valenfleurs accepta, mais seulement jusqu’à la Nouvelle-Orléans, où elle avait quelques affaires à terminer.
Ce dernier point réglé, les voyageurs arrêtèrent pour le lendemain leur départ pour Guaymas : seulement, Jérôme Desrieux fut envoyé en avant avec les bagages de la comtesse.
Les chasseurs canadiens et les peones de madame de Valenfleurs devaient accompagner leur maîtresse.
Charbonneau se chargea de vendre les chevaux et les mules, mais livrables seulement à Guaymas, négociation assez difficile, à cause du peu de temps dont il disposait, mais dont il se tira à son honneur.
Seuls, les trois guerriers comanches furent congédiés.
Qu’auraient-ils fait à la Louisiane ?
Tehera s’était attaché à Bernardo, dont la gaieté inaltérable et la loyauté l’avaient séduit.
— Viens avec moi, lui dit le chasseur en lui tendant la main : je ne suis pas riche, mais j’aurai toujours assez pour toi et pour moi.
L’Indien hocha négativement la tête.
— Mon frère pâle aime les atepelts en pierre de sa nation : c’est bien ; Tahera l’approuve, il aime son ami le chasseur. Mais Tehera est un fils du désert ; il lui faut l’air, l’espace et les dômes de verdure de ses forêts natales, il mourrait dans un calli en pierre. Tahera se souviendra toujours de son frère pâle ; mais il doit retourner dans la savane et rejoindre sa tribu ; que la Main-de-Fer soit heureux, ainsi que tous mes autres amis pâles ! Les Comanches sont comme les petits de la vigogne : quand on les enlève et qu’on les transporte dans les habitations des blancs, ils meurent, parce qu’ils ont perdu leur liberté. Adieu !
Il tendit la main à tous ses amis, se mit en selle, fit un dernier geste de la main, et il partit au galop sans retourner la tête ; bientôt il disparut.
Ses deux compagnons avaient depuis un instant pris les devants.
Le lendemain, les voyageurs firent leur dernière étape.
Dix minutes après leur arrivée à Guaymas, ils montèrent à bord de la Belle-Adèle.
Un quart d’heure plus tard, ainsi que le capitaine l’avais promis, le navire était sous voiles et s’élevait en haute mer.
Un peu avant le coucher du soleil, les côtes du Mexique avaient disparu.
Julian poussa un profond soupir en quittant pour jamais le pays où il avait tant souffert, et qui, cependant, lui laissait d’ineffaçables souvenirs de bonheur.
Le temps était magnifique ; le vent continuait à être favorable, tout présageait une bonne traversée.
Le capitaine Éd. Petit avait réglé militairement le service de l’équipage ; il maintenait la discipline la plus sévère à son bord.
Grâce au nombre considérable des matelots, toutes les manœuvres étaient exécutées avec cette rapidité et cette précision qui ne se rencontre ordinairement que sur les bâtiments de l’État.
Les dames se réunissaient chaque jour dans le salon commun, sur lequel débouchaient les chambres à coucher de leur appartement réservé.
Elles avaient de longues causeries, et s’occupaient ensemble de l’éducation de Vanda, qui, par sa gentillesse, se faisait adorer de ses charmantes institutrices.
Le soir, on se réunissait sur le pont jusqu’à une heure assez avancée de la nuit, jouissant avec délices du charme indescriptible de ces magnifiques nuits tropicales.
La vie avait été ainsi réglée et s’écoulait douce et reposée et sans ennuis ni lassitudes d’aucune sorte pour les heureux passagers de la Belle-Adèle.
Bernardo admirait Mariette ; il ne comprenait rien à ce qui se passait en lui et au changement étrange qui s’était opéré dans ses idées jusqu’alors si calmes, depuis que, pour la première fois, il avait vu la jeune fille.
De son côté, celle-ci était secrètement satisfaite des attentions de l’ancien coureur des bois, et elle les recevait avec plaisir.
Rien n’est favorable à l’amour comme une longue traversée faite avec la femme que l’on aime.
Denizà et la comtesse de Valenfleurs voyaient avec un véritable plaisir cette attraction magnétique des deux jeunes gens l’un vers l’autre.
Denizà surtout, qui aimait Mariette comme une sœur et suivait sans en laisser rien paraître, avec une sympatique attention, ces délicieux badinages et ces émotions contenues, qui sont les plus agréables prolégomènes du véritable amour.
— Nous les marierons, disait en souriant Julian à Denizà, et ainsi nous serons tous heureux.
— Je le désire sincèrement, répondait la jeune femme sur le même ton ; ils semblent véritablement faits l’un pour l’autre.
Le temps s’écoulait ainsi, et malgré sa longueur relative, la traversée paraissait courte aux passagers.
Le temps continuait à être beau et la brise favorable.
La Belle-Adèle relâcha pendant quelques jours à Talcahueno, port du Chili fort commerçant, où les bâtiments font leurs derniers préparatifs pour doubler le cap Horn.
On prit des vivres frais ; puis on remit à la voile et la Belle-Adèle mit le cap sur ce détroit si redouté des navigateurs, et que cependant le navire doubla dans les plus excellentes conditions, et en rasant presque l’extrémité de la Terre-de-Feu.
Armand de Valenfleurs et tous les passagers s’amusèrent beaucoup à voir les pingouins, groupés sur les rochers et se promenant avec une gravité véritablement magistrale.
Vus ainsi de loin, ces singuliers oiseaux amphibies avaient véritablement l’apparence grotesque d’hommes nains, d’une taille presque lilliputienne, les plus grands ne dépassant pas deux pieds de haut.
Nous avons oublié de mentionner un fait singulier qui avait eu lieu, au moment où les voyageurs arrivés à Guaymas se préparaient à descendre dans l’embarcation envoyée par le capitaine Petit pour les transporter à bord de la Belle-Adèle.
Tout à coup on aperçut un cavalier accourant à toute bride.
Poussé par une espèce de pressentiment, Bernardo s’élança au-devant de ce cavalier, presque invisible au milieu de l’épais nuage de poussière soulevé par sa course rapide.
Julian ne comprenait rien à la conduite singulière de son ami ; mais sa surprise fut au comble lorsque les deux cavaliers s’étant rejoints, il les vit, après quelques paroles brèves échangées entre eux, revenir ensemble vers la plage.
Alors on reconnut que ce cavalier mystérieux n’était autre que Tahera.
Le guerrier comanche, après avoir quitté son ami, s’était trouvé en proie à une si profonde tristesse, tant était grande l’affection qu’il lui portait, sans s’en douter peut-être lui-même, que, ne pouvant supporter cette séparation, il avait tout oublié pour ne se souvenir que de son ami ; et quittant ses deux compagnons, il était revenu à toute bride.
— C’est moi ! avait-il dit à Bernardo.
— Je savais que tu reviendrais ; quand tu es apparu, je t’ai deviné, répondit vivement Bernardo, et je me suis élancé à ta rencontre : nous ne nous quitterons plus.
— Merci, répondit laconiquement le guerrier Comanche.
Et ce fut tout. Les deux hommes s’étaient compris.
Le retour de Tahera causa une joie générale.
Tout le monde l’aimait et l’estimait.
Julian fut surtout charmé de le revoir.
Les Comanches sont ainsi : ils comprennent le dévouement jusqu’aux dernières limites ; ce sont des organisations généreuses et d’une seule pièce, ils poussent leurs sentiments bons ou mauvais jusqu’à l’extrême, comme toutes les natures primitives.
Tahera s’était donc embarqué avec les autres voyageurs.
Bernardo l’avait logé près de lui et veillait attentivement à ce que rien ne lui manquât.
Enfin la Belle-Adèle laissa tomber son ancre devant la Nouvelle-Orléans, où l’on resta huit jours.
La comtesse de Valenfleurs débarqua avec sa suite, en promettant à ses amis de les rejoindre bientôt à Paris.
Malgré cette promesse, les adieux furent tristes.
Julian et Denizà avaient une profonde et sérieuse amitié pour madame de Valenfleurs.
Ils lui devaient d’être heureux et réunis.
Enfin il fallut se séparer.
La veille du départ, Bernardo, après une longue promenade à la Nouvelle-Orléans, revint à bord suivi d’un commissionnaire portant une grande malle fort lourde.
Le navire était alors amarré bord à quai.
Cette malle était remplie de vêtements de toutes sortes qu’il avait achetés pour en faire cadeau à Tahera.
Cette surprise causa au guerrier comanche une véritable joie d’enfant.
Depuis quelque temps, il commençait a s’apercevoir que son costume était un peu trop primitif pour la société civilisée avec laquelle il allait vivre et se mêler.
Le jour même, il s’habilla à l’européenne.
Huit jours plus tard, malgré la répulsion instinctive qu’éprouvent tous les Peaux-Rouges à porter des vêtements, il était déjà accoutumé aux siens et s’y trouvait fort à l’aise.
Tahera avait vingt-cinq ans à peine ; bien débarbouillé et débarrassé de ses peintures, il apparut ce qu’il était véritablement, c’est-à-dire un fort beau garçon, un peu rouge, voilà tout.
Le lendemain du jour où la Belle-Adèle avait repris la mer, le navire prit subitement une apparence militaire qu’il n’avait pas eue jusqu’alors.
Les deux canons avaient été hissés de la cale et mis en batterie ; les pierriers, placés sur leurs chandeliers, et des caisses d’armes et de munitions disposées près de la dunette.
Les quarts avaient été militairement distribués.
En un mot, l’allure paisible du bâtiment de commerce avait complètement disparu pour faire place à une crânerie véritablement réjouissante qui lui donnait une apparence de corsaire, bien qu’au dehors il fût impossible de s’apercevoir de ces changements opérés à l’intérieur seulement.
— Craignez-vous quelque chose ? demanda Julian au capitaine.
— Non, rien de particulier jusqu’à présent ; mais si nous devons être attaqués, ce ne peut être que dans les débouquements ou aux environs de la Havane. Ce ne sont au reste, que des mesures de prudence.
— Bien, répondit Julian en lui serrant la main.
Depuis trois jours, la Belle-Adèle avait quitté la Nouvelle-Orléans ; lorsqu’un matin, à la fin du déjeuner, le capitaine, qui prenait ses repas avec ses passagers — ceux-ci avaient insisté pour qu’il en fût ainsi pendant toute la traversée dès leur arrivée à bord à Gueymas, — le capitaine, disons-nous, présenta une lettre à Julian.
— Qu’est-ce que cette lettre demanda l’ancien chasseur avec surprise.
— Je l’ignore ; elle m’a été confiée, avec la recommandation expresse de ne vous la remettre que lorsque la Belle-Adèle, après avoir définitivement abandonné les côtes américaines, mettrait enfin le cap sur le Havre. Depuis trois jours ces conditions sont enfin remplies, puisque maintenant nous ne laisserons plus tomber l’ancre que dans des eaux françaises.
— De qui est cette lettre ?
— Il m’est défendu de vous le dire ; mais ouvrez-la, et probablement la signature vous instruira de ce que vous voulez savoir.
Julian regarda sa femme ; elle souriait.
— C’est juste, reprit-il.
Et il ouvrit la lettre.
Elle était écrite en espagnol et signée don Cristoval de Cardenas.
Julian la lut bas d’abord, mais avec une vive émotion.
— Eh bien ? lui demanda Denizà, avec curiosité.
— Elle est de don Cristoval de Cardenas.
— Que nous dit-il ?
— Tu vas en juger, ma chérie ; sur ma foi ! c’est étrange.
Et, traduisant la lettre en français, il la lut à haute voix.
Voici ce qu’elle contenait :
« Mon cher Cœur-Sombre, laissez-moi, mon ami, vous donner encore ce nom sous lequel je vous ai d’abord connu ; je ne compte plus les fois que vous avez sauvé moi et ma famille ; ne vous fâchez pas, ne froncez pas le sourcil, je ne vous en parlerai plus. Vous avez épousé une femme charmante que nous aimons tous, la seule capable de vous rendre aussi heureux que vous le méritez. Vous n’êtes pas bien riche, doña Denizà est très pauvre. En France, à Paris surtout, d’après ce que j’ai entendu dire par nombre de personnes et par vous-même, mon ami, il faut être très riche si l’on veut être heureux ; à vous, je ne vous offre rien ; vous me refuseriez net ; mais je me suis mis en tête de doter votre chère et aimée doña Denizà.
» À cela vous ne pouvez vous opposer, ce serait commettre une mauvaise action, et vous en êtes incapable. Je partage avec votre charmante femme, oh ! pour une bien petite part ! le trésor que je possède et que j’ai hérite de mes ancêtres les Incas du Mexique.
» Je vous jure sur l’honneur, mon ami, que cette dot que, avec votre délicatesse si ombrageuse, vous jugerez peut-être considérable, n’est absolument rien pour moi, dont la fortune est immense et presque incalculable.
» D’ailleurs, à quoi serait bonne la fortune si l’on ne s’en servait pas de temps en temps pour faire le bonheur de ses amis les plus chers ?
» Le tout est en lingots emballés soigneusement dans des caisses.
» Le capitaine don Eduardo Petit, avec lequel je me suis entendu, vous remettra ces quelques caisses dans lesquelles la dot de votre chère doña Denizà est renfermée ; de plus, il vous donnera une petite cassette où se trouvent quelques diamants de choix.
» Ceci, mon ami, est un cadeau de doña Luisa à son amie.
» Ne refusez pas pour votre femme, je vous en prie au nom de notre amitié, cette modique fortune, ou je croirai que vous n’avez pas pour moi une amitié égale à celle que j’ai pour vous, et je ne vous reverrai de ma vie, ce qui me causerait un cuisant chagrin.
» Au revoir, mon ami, recevez nos meilleurs compliments de nous tous, et à bientôt !
» Votre obligé et dévoué ami,
- » La Florida, 19 juin 186… »
Les quatre lettres placées au-dessous du nom de l’haciendero sont les initiales de quatre mots espagnols qui se mettent toujours au bas des lettres et signifient : Qui baise votre main.
— Que faire ? demanda Julian à sa femme, lorsqu’il eut achevé sa lecture.
— Accepter, mon ami, non pas pour cette fortune dont nous ne nous soucions guère, car nous sommes assez riches pour nous, mais pour ne pas froisser l’amour-propre d’un galant homme dont les richesses sont fabuleuses, tu le sais mieux encore que moi, et qui cherche par tous les moyens a te prouver sa reconnaissance des immenses obligations qu’il a contractées envers toi.
— Tu le veux, Denizà ? reprit l’ancien chasseur avec une visible hésitation.
— Je ne voudrai que ce que tu voudras, mon ami ; mais je crois que ce sera bien, d’autant plus qu’il nous a promis de nous venir surprendre à Paris. Que penserait-il de ce refus, qui l’humilierait ? Cela lui causerait une vive peine et empoisonnerait le plaisir qu’il aurait à nous revoir.
— Soit, mon amie, que ta volonté soit faite. Je crois que tu as raison, comme toujours, du reste, ajouta-t-il en souriant.
Après avoir remis la lettre à Julian, le capitaine Petit s’était discrètement retiré. Julian le fit appeler ; le digne marin se hâta d’accourir.
— Vous avez donc des caisses à moi à bord, mon cher capitaine ? lui dit Julian.
— J’en ai vingt-huit, oui, monsieur, vingt-deux à l’adresse de madame Denizà d’Hérigoyen et six à celle de M. Bernardo Zumeta.
— Bon ! s’écria Bernardo, en riant, c’est un véritable conte des Mille et une Nuits ; vous allez voir que je suis millionnaire sans m’en douter.
— Ma foi, oui ! et plusieurs fois probablement, monsieur, répondit sérieusement le capitaine.
— Tu le vois, mon ami, dit Denizà d’une voix caressante, nous ne pouvons plus refuser maintenant.
— C’est vrai, ma chérie, tu as raison doublement, nous ruinerions notre ami Bernardo.
— Bah ! que cela ne vous arrête pas, répondit l’ancien chasseur ; grâce à Dieu, je suis depuis longtemps accoutumé a la pauvreté.
Julian ne lui répondit que par un serrement de main.
— J’ai de plus une cassette a remettre à madame d’Hérigoyen, reprit le capitaine ; la voici, ajouta-t-il en ouvrant une armoire et en tirant une charmante cassette en bois de cèdre cerclée d’argent, qu’il posa sur une table devant la jeune femme.
— Mais la clé ? demanda-t-elle.
— Elle est enfermée dans cette enveloppe cachetée ; la cassette contient des diamants.
— Sapristi ! s’écria joyeusement Bernardo, il doit y en avoir pour une jolie somme. C’est égal, le plus heureux de nous tous, c’est encore mon ami Tahera, le voilà riche.
Chacun rit de cette boutade.
Il y avait dans la cassette pour 3 millions 500,000 francs de diamants d’une pureté admirable.
— C’est une fortune ! s’écria Julian ébloui, bien qu’il ignorât encore la valeur exacte de ce splendide cadeau.
Quant aux caisses, il fallait attendre pour vérifier leur contenu ; elles étaient enfouies à fond de cale.
Quelques jours s’écoulèrent ; le vent était devenu contraire ; il fallut louvoyer pendant assez longtemps au plus près du vent, à la sortie du golfe du Mexique ; cependant, peu à peu, la brise adonna, elle devint presque favorable, et l’on mit le cap en route.
Bientôt on se trouva presque dans les eaux de l’île de Cuba, dans la mer des Antilles, un peu au vent de la petite île du Caïman.
Pendant toute la journée, le capitaine Petit avait semblé préoccupé.
Armé d’une excellente longue-vue, il était plusieurs fois monté dans la mâture pour mieux explorer l’horizon ; puis il était redescendu l’air soucieux et les sourcils froncés.
Après le coucher du soleil, au lieu de diminuer de toile, ainsi que cela se fait généralement pour la nuit, le capitaine fit au contraire augmenter la voilure, et il vira de bord vent devant.
Julian avait attentivement suivi tous les mouvements du capitaine dont il avait remarqué la préoccupation.
Lorsque fut termine le virement de bord, que le capitaine avait voulu commander lui-même, et qu’il n’y eût plus qu’à mettre tout en ordre et lover les manœuvres, il s’approcha de lui, et, passant son bras sous le sien, Julian lui dit en souriant :
— Vous êtes inquiet ?
— Oui, répondit franchement le capitaine.
— Vous avez vu un navire suspect ?
— Je ne vous le cacherai pas, d’autant plus que je dois m’entendre avec vous pour ce qu’il convient de faire dans cette circonstance. Ce matin, avant midi, un grand sloop, effilé comme une dorade et ras sur l’eau comme une pirogue, est sorti de Regla et s’est mis à nos trousses.
— Vous êtes certain que c’est à nous qu’il en veut ?
— Parfaitement, je m’en suis assuré, en changeant de bord plusieurs fois : il a imité toutes nos manœuvres, il n’y a plus de doutes à avoir, nous sommes chassés ; je me défiais de quelque chose dans ces endiablés débouquements.
— C’est juste, vous m’aviez prévenu ; j’ai, moi aussi, aperçu ce navire ; mais depuis le coucher du soleil, il a disparu.
— Parce qu’il est sous le vent du Caïman ; mais, avant une heure, vous le reverrez.
— Croyez-vous pouvoir lutter de vitesse avec lui ?
— J’en doute, la Belle-Adèle est sans contredit un navire marchant bien, mais ce démon file comme une bonite ; il nous battra main sur main ; avant minuit, il sera dans nos eaux, si nous ne réussissons pas à lui donner le change.
— Qu’espérez-vous, alors ?
— Gagner du temps, pas autre chose : nous sommes ici sur le passage des navires de guerre, il y en a beaucoup en ce moment qui vont au Mexique et qui en reviennent ; si nous avons la chance d’en rencontrer un, nous nous mettrons sous sa protection.
— C’est bien chanceux !
— Je le sais, mais qu’y faire ?
— Quel est le chiffre exact de votre équipage ?
— Quatre-vingt-douze hommes, vous et vos deux amis compris.
— Vos hommes se battront-ils ?
— Comme des démons, je réponds d’eux.
— Eh bien, à mon avis, voici ce qu’il faut faire.
Et en quelques mots, Julian lui expliqua le plan qu’il avait conçu, et il termina en lui disant :
— Approuvez-vous ce plan ?
— Des deux mains ; mieux vaut en finir une fois pour toutes. Comptez sur moi.
— Parbleu ! seulement, le moment venu, avertissez-moi.
— Ne craignez rien pour les dames, leur appartement est au-dessous de la ligne de flottaison ; d’ailleurs, ou je me trompe fort, ou le combat, s’il a lieu, sera à l’arme blanche. Ce sera une surprise. Le pirate ne se risquera pas à se servir d’armes à feu, surtout dans ces parages fréquentés. Quant à nous, c’est autre chose ; nous ne nous gênerons pas. Lorsque le bal sera prêt de commencer, je vous avertirai pour que vous fassiez votre partie dans l’orchestre, ajouta le capitaine en riant.
Julian lui serra la main et descendit dans son logement.
Le capitaine donna aussitôt ses ordres.
Tous les feux furent éteints à bord, le cap fut remis en route et la voilure établie pour la nuit ; c’est-à-dire qu’on prit un ris aux huniers, on serra les perroquets, on cargua la grande voile, et le navire ne marcha plus que sous ses huniers, sa misaine, le grand foc et la brigantine.
Mais comme la brise était assez forte, la mer belle, et que la Belle-Adèle avait du largue, sous cette faible voilure, qui était une véritable voilure de combat, elle faisait facilement ses huit nœuds à l’heure, ce qui était bien marcher.
Les filets d’abordage furent solidement établis, puis le capitaine réunit l’équipage au pied du grand mât, et lui expliqua franchement dans quelle situation se trouvait le navire, et la résolution qu’il avait prise de résister au pirate.
Les matelots répondirent par des acclamations et demandèrent des armes.
En moins de dix minutes toutes les mesures furent pour une sérieuse résistance.
D’après les instructions particulières du capitaine, le timonier tenait la barre un peu lâche, de façon à faire de fréquentes embardées.
Tous les hommes de l’équipage étaient couchés sur le pont.
On ne voyait personne.
Le navire semblait endormi.
La nuit était magnifique.
La lune, flottant dans l’éther, répandait une clarté douce qui permettait de parfaitement distinguer les plus petits objets même à une grande distance.
Ainsi que le capitaine Petit l’avait prévu, le sloop chasseur n’avait pas tardé à émerger de l’ombre et à dessiner de nouveau sa noire silhouette sur l’horizon.
C’était un bâtiment de médiocre grandeur.
Il était couvert de toile.
Il avait une brigantine lui servant de grand’voile, une trinquette et deux focs, ce qui était porter trop de voiles pour la brise qui soufflait.
Il arrivait avec la rapidité de la foudre.
Il avait deux embarcations légères à la remorque.
Le capitaine calcula que sur le sloop, et dans les deux embarcations, il devait y avoir au plus une cinquantaine d’hommes.
En effet, tout compris, les pirates n’étaient que quarante-sept, serrés les uns contre les autres et pouvant à peine se remuer.
Ils étaient armés de sabres, haches et revolvers.
Le bâtiment n’avait même pas un pierrier.
Le pirate avait été complètement trompé par la manœuvre de la Belle-Adèle : son indécision apparente, ses continuels changements de manœuvre lui avaient fait supposer que le bâtiment était sans défense.
Quand il le revit après le coucher du soleil faisant bonne route, sous petite voilure, il se persuada que la disparition momentanée du pirate lui avait fait supposer qu’il avait commis une erreur en se méfiant du sloop.
Les nombreuses embardées du navire furent pour lui une preuve évidente que la Belle-Adèle n’avait qu’un homme à la barre à moitié éveillé et que le reste de son équipage dormait à poings fermés dans son logement.
Joan était à bord du sloop.
C’était lui qui le premier avait reconnu la Belle-Adèle.
Il avait averti son chef que l’équipage était nombreux.
Mais comme le capitaine Petit avait mis son armement à bord avant l’enrôlement de Jean, et que, pendant la traversée du Havre à Guaymas, aucune occasion ne s’était présentée de faire sortir les armes de la cale, le déserteur était convaincu qu’il n’y avait ni armes ni munitions à bord de la Belle-Adèle.
Voilà pour quels motifs le chef des pirates arrivait si franchement sur le bâtiment, qu’il se proposait d’enlever haut la main et sans coup férir.
En effet, que pouvaient faire cinquante hommes surpris et manquant d’armes, contre quarante bandits déterminés et armés jusqu’aux dents ?
Arrivé à portée de pistolet du trois mâts français, le sloop diminua de voiles.
Il amena sa trinquette et un de ses focs, puis, venant au vent, il se mit vent dessus vent dedans, et devint immobile.
Alors les deux canots de remorque, espèces de grandes lanchas à bords peu élevés, bourrées de monde, suivies d’une troisième embarcation, descendue en un clin d’œil à la mer par le sloop, mirent le cap sur la Belle-Adèle, en souquant sur les avirons et nageant avec une incroyable rapidité.
Les bandits s’imaginaient si bien qu’ils trouveraient tout le monde endormi à bord du bâtiment français, qu’ils avaient eu le soin de garnir les avirons de paillets au portage, afin d’étouffer le bruit de la nage et de ne donner ainsi l’alarme à ceux qu’ils espéraient surprendre que lorsqu’il serait trop tard.
Un silence profond, presque menaçant tant il était complet, régnait sur la Belle-Adèle : tout y était calme et sombre.
Sur un ordre donné à voix basse, les deux lanchas, plus avancées que le troisième canot, accostèrent brusquement le trois-mâts par les haubans et les sous-gardes du beaupré, presque sous le poulaine, et s’élancèrent dans les manœuvres en poussant de grands cris et essayant de grimper jusqu’à la lisse.
Mais au même instant, le navire se redressa subitement et vint si rapidement au vent, qu’il passa sur les deux lanchas qui furent instantanément englouties, ainsi que les hommes qu’elles avaient encore à leur bord.
En même temps, l’avant du navire se couvrit de monde, et une fusillade furieuse éclata contre les pirates accrochés dans les manœuvres, et qui, retenus par les filets d’abordage, essayaient vainement de sauter à bord de la Belle-Adèle.
Ce ne fut pendant quelques instants qu’un brouhaha indescriptible, de cris de rage, de blasphèmes et d’acclamations, mêlés au bruit incessant de la fusillade, au retentissement sec des pierriers tirant à mitraille sur les pirates qui essayaient de se sauver à la nage, et des deux canons foudroyant à la fois le troisième canot, qui fut coulé, et le sloop qui essayait vainement de prendre chasse pour se mettre au plus vite à l’abri de l’ouragan de fer qui s’abattait sur lui sans relâche.
À demi naufragé, son mât coupé au ras du pont, le sloop avait armé tous ses avirons de galère.
Mais il était peu probable qu’il réussit à regagner son ancrage de Regla, car il se soutenait à peine sur l’eau, et avait de graves avaries au-dessous de la ligne de flottaison.
Quant aux pirates, sur lesquels les pierriers continuaient à faire rage, ils se débattaient en vain au milieu des flots et disparaissaient les uns après les autres.
Telle fut l’attaque des pirates contre le trois-mâts français et le succès qu’elle obtint.
D’ailleurs, cette malencontreuse échauffourée, mal conçue et plus mal exécutée, était condamnée d’avance.
Elle devait misérablement avorter.
La lutte, s’il est permis de lui donner ce nom, dura à peine un quart d’heure.
L’équipage de la Belle-Adèle n’eut ni morts ni blessés.
Les pirates n’avaient même pas pu faire usage de leurs armes.
Deux ou trois cadavres furent retrouvés cramponnés après les sous-bardes et les haubans de beaupré.
Un de ces cadavres fut reconnu : c’était celui de Joan, le déserteur de la Belle-Adèle.
Était-ce donc cette fois encore le Mayor qui avait tenté ce coup de main hasardeux, et si mal réussi ?
Tout semblait le faire supposer.
La découverte du cadavre de Joan était presque une preuve certaine, puisqu’il était avéré que le bandit l’avait pris à son service à Hermosillo.
Mais si cette attaque avait été exécutée par le Mayor, sans doute il s’était mis à la tête des bandits afin de les exciter par son exemple.
Avec eux il avait dù être lancé à la mer, ou englouti avec les lanchas ?
Avait-il succombé pendant l’attaque, ou avait-il été noyé en se sauvant à la nage ?
Malheureusement il était trop tard pour s’en assurer.
Le sloop avait disparu depuis longtemps déjà dans les ténèbres.
Cette fois encore, le sort de ce misérable devait rester un mystère pour ceux contre lesquels il s’acharnait avec une si atroce férocité.
Les cadavres des bandits furent jetés à la mer pour être dévorés par les requins, qui déjà apparaissaient en troupes nombreuses de tous les points de l’horizon, et la Belle-Adèle remit le cap en route.
Le capitaine Édouard Petit était radieux.
Ce beau fait d’armes le grandissait de dix coudées dans sa propre estime.
Lorsque tout fut remis en ordre à bord, sur l’ordre du capitaine, l’équipage fut appelé à border l’artimon, locution maritime parfaitement comprise des matelots, et qui signifie dans la langue navale que le cambusier fit une distribution d’eau-de-vie aux hommes de l’équipage.
Denizà avait été avertie par son mari de ce qui allait se passer.
Pendant l’abordage, Julian, Bernardo et Tahera demeurèrent près d’elle, pour conjurer les craintes que, sans cette précaution, elle aurait pu avoir.
Le lendemain, Julian remit au capitaine cent onces, qu’il pria de partager en son nom aux matelots.
Le reste de la traversée se passa sans incidents dignes d’être rapportés.
Enfin, un mois plus tard, après la succession ordinaire de calmes et de vents debout, les côtes de France commencèrent à s’estomper en bleu à l’horizon ; elles grandirent rapidement, et la Belle-Adèle entra dans le port du Havre, et vint s’amarrer bord à quai devant la douane.
On était en France !
Julian revoyait son pays après quatorze ans d’absence.
Que d’événements s’étaient passés pendant ces quatorze ans !
Que de douleurs ! de dangers, de péripéties émouvantes, gaies ou sinistres !
Enlevé brutalement et odieusement de son pays, jeune homme et le cœur plein encore d’illusions, il revenait homme fait, ayant vu s’effeuiller les uns après les autres ses rêves de jeunesse, sous les froids coups d’ailes de l’implacable expérience.
Pendant près d’une heure, Julian resta enfermé dans sa cabine, se laissant aller à ces souvenirs remplis d’amertume.
Quand il reparut, ses traits étaient empreints d’une douloureuse mélancolie.
Mais cette tristesse ne tarda pas à disparaître sous les baisers et les charmantes caresses de Denizà qui, avec cette prescience que possèdent les femmes aimantes, avait deviné au premier regard ce qui se passait dans le cœur de son mari.
Quant à Bernardo, il jouissait du présent sans songer au passé.
Quant à l’avenir pour lui, il se résumait dans son amour pour la charmante Mariette, dont il se proposait, maintenant qu’il était riche, de demander la main à la première occasion.
Le débarquement commença.
Les bagages étaient considérables.
Il fallut près de deux jours pour tout mettre à terre.
Les caisses, au nombre de vingt-huit, offertes si généreusement par don Cristoval de Cardenas, furent débarquées, et il fut enfin possible de s’assurer de la valeur de ce présent véritablement magnifique.
Mais la réalité dépassa de bien loin les prévisions les plus exagérées des deux époux, et surtout de Bernardo.
Un expert fut appelé par Julian et chargé par lui de constater la valeur du contenu des trente caisses.
L’expert se mit aussitôt à l’œuvre, et, après deux heures d’un examen minutieux, il annonça à Julian que les cinquante-six lingots — car chaque caisse en contenait deux — représentaient, en or le plus fin, la somme presque fabuleuse de trente-huit millions de francs, plutôt plus que moins.
Jamais l’expert n’avait eu devant les yeux une fortune si énorme.
C’était à peine si cela ne lui semblait pas un conte de fée, malgré toutes les histoires que depuis vingt ans il avait entendu raconter sur les placeres californiens.
Généreusement récompensé par Julian, le digne homme salua jusqu’à terre et se hâta de se rendre à la Bourse, pour annoncer à toutes ses connaissances la prodigieuse expertise qu’il avait été appelé à faire, et répandre la nouvelle de l’arrivée en France du nouveau nabab.
Douze de ces lingots appartenaient à Bernardo.
Quelle était donc la valeur de ce mystérieux trésor des Incas, dont cette modeste fortune, selon l’expression de don Cristoval, ne représentait qu’une mince et très minime parcelle !
Loin de se laisser éblouir par cet océan d’or, Julian en fut effrayé.
S’il eût été seul et maître d’agir à sa guise, il l’aurait refusé, tant il éprouvait l’embarras de ces richesses, si peu en rapport avec ses goûts simples et modérés.
Julian, qui avait voulu jusqu’au dernier moment rester à bord de la Belle-Adèle, fit appeler le capitaine, et, après lui avoir remis une somme assez considérable pour l’équipage et avoir généreusement soldé ce qu’il lui devait, il fréta de nouveau son navire.
La Belle-Adèle devait repartir pour se rendre directement à Guaymas.
Arrivé là, le capitaine irait à la Florida, et présenterait à don Cristoval de Cardenas lui-même, une lettre qu’il écrivit séance tenante.
Pendant que le capitaine ferait ses préparatifs de départ, Julian lui adresserait de Paris quelques cadeaux qu’il destinait à l’haciendero.
Puis, après avoir soldé d’avance ce nouveau fret, Julian fit accepter au capitaine une gratification de cinquante mille francs, lui assurant que par son dévouement et ses délicates attentions pour sa femme, il avait amplement gagné cette magnifique récompense.
Le capitaine se laissa facilement convaincre et accepta avec reconnaissance le chèque que Julian lui remit.
Le brave capitaine faillit perdre la tête tant il était joyeux.
Depuis quinze ans qu’il naviguait, jamais il n’avait eu affaire à un passager aussi généreux et aussi riche.
Lorsque les passagers quittèrent enfin le navire, l’équipage prit congé d’eux par des acclamations véritablement enthousiastes.
Julian avait fait former un train exprès pour lui, sa femme, Bernardo et Tahera.
Le guerrier comanche ouvrait des yeux énormes à tout ce qu’il voyait, mais il ne disait rien, sa joie et son admiration étaient tout intérieures.
Les voyageurs se rendirent directement du navire à la gare du chemin de fer.
Six heures plus tard, ils étaient à Paris.
Dix jours après le départ de Julian pour Paris, le capitaine Petit, dont les préparatifs étaient terminés, reçut quinze grandes caisses renfermant les cadeaux destinés à don Cristoval de Cardenas.
Le lendemain, au lever du soleil, la Belle-Adèle était sous voiles, en route pour Guaymas.