Les Paysans/II
Œuvres complètes de H. de BalzacA. Houssiaux18 (p. 477-485).

VI. La forêt et la moisson

La scène de Couches avait produit un bon effet, et, de leur côté, les fidèles gardes du comte veillaient à ce qu’on n’emportât que le bois mort de la forêt des Aigues ; mais, depuis vingt ans, cette forêt avait été si bien exploitée par les habitants, qu’il n’y avait plus que du bois vivant, (qu’ils) s’occupaient à faire mourir pour l’hiver, par des procédés fort simples et qui ne pouvaient (être) découverts que longtemps après. Tonsard envoyait sa mère dans la forêt, le garde la voyait entrer, il savait par où elle devait sortir, et il la guettait pour voir le fagot ; il la trouvait chargée, en effet, de brindilles sèches, de branches tombées ; mais elle se plaignait d’avoir à courir bien loin pour obtenir un misérable fagot. Elle avait été dans les fourrés plus épais, elle avait dégagé la tige d’un jeune arbre et en avait enlevé l’écorce à l’endroit où (elle) sortait du tronc, tout autour en anneau, puis elle avait remis la mousse, les feuilles, tout en état, il était impossible de découvrir cette incision annulaire faite, non pas à la serpe, mais par une déchirure qui ressemblait à celle produite par ces animaux rongeurs et destructeurs nommés, selon les pays, des thons, des turcs, des vers blancs, etc., et qui sont le premier état du hanneton. Ce ver est friand des écorces d’arbres, il se loge entre l’écorce et l’aubier, et mange en tournant ; si l’arbre est assez gros pour qu’il ait passé à sa seconde métamorphose, à sa larve, où il reste endormi jusqu’au jour de sa résurrection, l’arbre est sauvé, car tant qu’il reste à la sève un endroit couvert d’écorce dans l’arbre, l’arbre croîtra. Pour savoir à quel point l’entomologie se lie à l’agriculture, à l’horticulture et à tous les produits de la terre, il suffit d’expliquer que les grands naturalistes, comme Latreille, le comte Dejean, Boisjelin de Paris, Genêt de Turin, etc., sont arrivés à trouver cent cinquante mille familles d’insectes visibles, que les coléoptères, dont la monographie est publiée par monsieur Dejean, y sont pour vingt-sept mille espèces, et que, malgré les plus ardentes recherches des entomologistes de tous les (pays), on ne connaît pas les triples transformations qui distinguent tout insecte, de cinq cents espèces ; qu’enfin, non seulement toute plante a son insecte particulier, mais tout produit terrestre quelque détourné qu’il soit par l’industrie humaine. Ainsi, le chanvre, le lin, après avoir servi à pendre, à couvrir les hommes et avoir roulé sur le dos d’une armée, devient papier à écrire, et ceux qui écrivent ou lisent beaucoup sont familiarisés avec les mœurs d’un insecte nommé le pou du papier, d’une allure et d’une tournure merveilleuses ; il subit ses transformations inconnues dans une rame de papier blanc soigneusement gardée, et vous le voyez courir, sautiller, dans sa magnifique robe luisante comme du talc ou du spath, c’est une ablette qui vole. Le turc est le désespoir du propriétaire, il échappe sous terre à la circulaire administrative qui ne peut en ordonner les Vêpres-Siciliennes que quand il est devenu hanneton, et si les populations savaient de quels désastres elles sont menacées, au cas où elles n’extermineraient pas les hannetons et les chenilles, elles obéiraient un peu mieux aux injonctions préfectorales.

La Hollande a manqué périr, ses digues ont été rongées par les tarets, et la science ignore à quel insecte aboutit le taret, comme elle ignore les métamorphoses antérieures de la cochenille. L’ergot du seigle est vraisemblablement une peuplade d’insectes où le génie de Raspail n’a encore découvert qu’un léger mouvement. Ainsi, en attendant la moisson et le glanage, une cinquantaine de vieilles femmes imitèrent le travail du turc au pied de cinq ou six cents arbres qui devaient être des cadavres au printemps, ne pas se couvrir de feuilles, et ils étaient choisis au milieu des endroits les moins accessibles, en sorte que le branchage leur appartiendrait. Ce secret, qui l’avait donné ! Personne ! Courtecuisse s’était plaint au cabaret de Tonsard, d’avoir surpris, dans son jardin, un orme à pâlir, cet orme commençait une maladie, il avait soupçonné le turc, car lui, Courtecuisse, il connaissait bien les turcs et voilà comment s’y prenaient les turcs, et quand un turc était au pied d’un arbre, l’arbre était perdu !… Et il imita le travail du turc. Les vieilles femmes se mirent à cette œuvre de destruction avec une habileté de fée et y furent poussées par les mesures désespérantes que prit le maire de Blangy, et qu’il fut ordonné de prendre aux maires des communes adjacentes. Les gardes-champêtres tambourinèrent une proclamation où il était dit que personne ne serait admis à glaner et halleboter sans un certificat d’indigence donné par les maires de chaque commune, et dont le modèle fut envoyé par le préfet au sous-préfet, et par (celui-ci) à chaque maire. Les grands propriétaires du département admiraient beaucoup la conduite du général Montcornet, et le préfet, dans ses salons, disait : — Si, au lieu de demeurer à Paris, les sommités sociales venaient sur leurs terres et s’entendaient, on finirait par obtenir quelque résultat heureux, car ces (mesures)-là doivent se prendre partout, être appliquées avec ensemble et modifiées par des bienfaits, par une philanthropie éclairée, comme fait le général Montcornet.

En effet, le général et sa femme essayaient de la bien(fai)sance. Ils l’avaient raisonnée, ils voulaient démontrer par des résultats à ceux qui les pillaient qu’ils gagneraient davantage en s’occupant à des travaux licites. Ils donnaient du chanvre à filer et payaient la façon ; la comtesse faisait ensuite fabriquer de la toile avec ce fil pour faire des torchons, des tabliers, des grosses serviettes pour la cuisine et des chemises pour les indigents. Le comte entreprenait des améliorations qui voulaient des ouvriers et n’employait que ceux des communes environnantes. Sibilet était chargé de ces détails, il indiquait les vrais nécessiteux, il les amenait quelquefois. La comtesse tenait ses assises de bienfaisance dans la grande antichambre qui donnait sur le perron, une belle salle dallée en marbre blanc et rouge, ornée d’un beau poële en faïence, garnie de longues banquettes couvertes en velours rouge. Ce fut là, qu’un matin avant la moisson, Sibilet amena Catherine Tonsard, qui avait à faire une confession (terrible) pour une pauvre fille. Elle se tenait dans une attitude de criminelle, elle raconta l’embarras dans lequel elle était à sa grand’mère ; sa mère la chasserait, son père, un homme d’honneur, la tuerait ; si elle avait seulement mille francs, elle serait épousée par un ouvrier nommé Godain, qui ferait comme son père, il achèterait un mauvais terrain, et s’y bâtirait une chaumière. C’était attendrissant. La comtesse promit de consacrer à ce mariage, la somme nécessaire à satisfaire quelque fantaisie. Le mariage heureux de Michaud, celui de (Groison) étaient faits pour l’encourager. Puis cette noce, ce mariage encourageraient les gens du pays à se bien conduire. Le mariage de Catherine Tonsard et de Godain fut arrangé. Une autre fois, une vieille horrible femme, la mère de Bonnébault, qui demeurait dans une masure, entre la porte de Couches et le village, rapportait une charge de fils.

— Madame la comtesse a fait des merveilles, disait Sibilet ; cette femme-là vous causait bien du dégât dans vos bois ; mais aujourd’hui comment irait-elle ? Elle file du matin au soir.

Le pays était calme ; Groison faisait des rapports satisfaisants, les délits semblaient vouloir cesser. Les gardes se plaignaient cependant de trouver beaucoup de branches coupées à la serpette au fond des taillis, dans l’intention évidente de se préparer du bois pour l’hiver, et ils guettaient les auteurs de ces délits sans avoir pu les prendre. Le comte, aidé par Groison, n’avait donné les certificats d’indigence qu’aux trente ou quarante pauvres réels de la commune ; mais les maires des communes environnantes avaient été moins difficiles. Plus le comte s’était montré clément dans l’affaire de Couches, plus il avait résolu d’être sévère à l’occasion du glanage qui était dégénéré en volerie. Il ne s’occupait point de ses trois fermes affermées ; il ne s’agissait que de ses métairies à moitié, qui étaient assez nombreuses ; il en avait six, de chacune deux cents arpents. Il avait publié que, sous peine de procès-verbal et des amendes que prononcerait le tribunal de paix, il était défendu d’entrer dans les champs avant l’enlèvement des gerbes ; son ordonnance ne concernait que lui dans sa commune. Rigou connaissait le pays. il avait loué ses terres labourables par portions à des gens qui savaient enlever leurs récoltes, et par petits baux, il se faisait payer en grain. Le glanage ne l’atteignait point. Les autres propriétaires étaient paysans, et entre eux ils ne se mangeaient point. Le comte avait ordonné à Sibilet de s’arranger avec ses métayers pour couper sur les terres de chaque ferme, l’une après l’autre, en faisant repasser tous les moissonneurs à chacun de ses fermiers, au lieu de les disséminer, ce qui empêchait la surveillance. Le comte alla lui-même avec Michaud examiner comment se passeraient les choses. Groison, qui avait suggéré cette mesure, devait assister à toutes les prises de possession des champs du riche propriétaire par les indigents. Les gens des villes n’imagineraient jamais ce qu’est le glanage pour les gens de la campagne ; leur passion est inexplicable, car il y a des femmes qui abandonnent des travaux bien rétribués pour aller glaner. Le blé qu’elles trouvent ainsi leur semble meilleur ; il y a dans cette provision ainsi faite, et qui tient à leur nourriture la plus substantielle, un attrait inouï. Les mères emmènent leurs petits enfants, leurs filles, leurs garçons, les vieillards ; et naturellement ceux qui ont du bien affectent la misère. On met, pour glaner, ses haillons. Le comte et Michaud, à cheval, assistèrent à la première entrée de ce monde dans les premiers champs de la première métairie. Il était dix heures du matin, le mois d’août était chaud, le ciel était sans nuages, bleu comme une pervenche, la terre brûlait, les bois flambaient, les moissonneurs travaillaient la face cuite par la réverbération des rayons sur une terre endurcie et sonore, tous muets, la chemise mouillée, buvant de l’eau contenue dans ces cruches de grès rondes comme un pain, garnies de deux anses et d’un entonnoir grossier bouché avec un bout de saule.

Au bout des champs moissonnés sur lesquels étaient les charrettes où s’empilaient les gerbes, il y avait une centaine de créatures qui, certes, laissaient bien loin les plus hideuses conceptions que les pinceaux de Murillo, de Téniers, les plus hardis en ce genre, et les figures de Callot, ce prince de la fantaisie des misères, (aient réalisées) ; leurs haillons si cruellement déchiquetés, leurs jambes de bronze, leurs têtes pelées, leurs couleurs si curieusement dégradées, leurs déchirures humides de graisse, leurs reprises, leurs taches, les décolorations des étoffes, les trames mises à jour, enfin leur idéal du matériel des misères était dépassé, de même que les expressions avides, inquiètes, hébétées, idiotes, sauvages de ces figures, avaient sur leurs immortelles compositions l’avantage éternel que conserve la nature sur l’art. Il y avait des vieilles au cou de dindon, à l’œil chauve et rouge, qui tendaient la tête comme des chiens d’arrêt devant la perdrix, des enfants silencieux comme des soldats sous les armes, des petites filles qui trépignaient comme des animaux attendant leur pâture, les caractères de l’enfance et de la vieillesse étaient opprimés sous une féroce convoitise, celle du bien d’autrui qui devenait le leur par abus. Tous ces yeux étaient ardents, les gestes menaçaient et tous gardaient le silence en présence du comte, du garde-champêtre et du garde-général. La grande propriété, les fermiers, les travailleurs et les pauvres, toute la campagne était en présence, la question sociale se dessinait nettement, car la faim avait convoqué ces figures provoquantes… Le soleil mettait en relief tous ces traits durs, les creux des visages, il brûlait les pieds nus et couverts de poussière, il y avait des enfants sans chemise, à peine couverts d’une blouse déchirée, les cheveux blonds bouclés pleins de paille et de foin, de brins de bois ; quelques femmes en tenaient par la main de tout petits qui marchaient de la veille et qu’on allait laisser rouler dans quelque sillon.

Ce tableau sombre était déchirant pour un vieux soldat qui avait le cœur bon ; le général dit à Michaud :

— Ca me fait mal à voir. Il faut connaître l’importance de ces mesures pour y persister.

— Si chaque propriétaire vous imitait, demeurait sur ses terres, et y faisait le bien que vous faites sur les vôtres, il n’y aurait pas, je ne dis pas de pauvres, car il y en aura toujours, mais il n’existerait pas un être qui ne pût vivre de son travail.

— Les maires de Couches, de Cerneux et de Soulanges nous ont envoyé leurs pauvres, dit Groison qui avait vérifié les certificats, ça ne se devrait pas…

— Non, mais nos pauvres iront sur ces communes-là, dit le comte, c’est assez pour cette fois d’obtenir que l’on ne prenne pas à même les gerbes, il faut aller pas à pas, dit-il en partant.

— L’avez-vous entendu, dit la vieille Tonsard à la vieille Bonnébault, car le dernier mot du comte avait été prononcé d’un ton moins bas que le reste, et il tomba dans l’oreille d’une de ces deux vieilles qui étaient postées dans le chemin qui longeait le champ.

— Oui, ça n’est pas tout, aujourd’hui une dent demain une oreille, s’ils pouvaient trouver une sauce pour manger nos fressures comme celle des veaux, ils mangeraient du chrétien ! dit la vieille Bonnébault, qui montra son profil menaçant au comte quand il passa, lui lança un regard mielleux et lui fit la révérence.

— Vous glanez donc aussi, vous à qui ma femme fait cependant gagner bien de l’argent ?

— Eh ! mon cher monsieur, que Dieu vous conserve en bonne santé, mais voyez-vous, mon gars me mange tout, et je sommes forcée de cacher ce peu de blé pour avoir du pain l’hiver… j’en ramassons encore quelque peu… ça aide !

Le glanage donna peu de chose aux glaneurs. En se sentant appuyés, les fermiers et les métayers firent bien scier leurs récoltes, veillèrent à la mise en gerbe et à l’enlèvement. Habitués à trouver dans leurs glanes une certaine quantité de blé et ne l’ayant point, les faux comme les vrais indigents, qui avaient oublié le pardon de Couches, éprouvèrent un mécontentement sourd qui fut envenimé par les Tonsard, par Courtecuisse, par Bonnébault, (V)audoyer, Godain et leurs adhérents, dans les scènes de cabaret. Ce fut pis encore après la vendange, car le hallebotage ne commença qu’après les vignes vendangées et visitées par Sibilet avec une rigueur remarquable. Cette exécution exaspéra les esprits au dernier point ; mais il existe un si grand espace entre la classe qui se courrouçait et celle qui était menacée, que les paroles y meurent, on ne s’aperçoit de ce qui s’y passe que par les faits, elle travaille à la manière des taupes. Au château des Aigues, le comte endormi par Sibilet, rassuré par Michaud, s’applaudissait de sa fermeté, remerciait sa femme d’avoir contribué par sa bienfaisance à l’immense résultat de leur tranquillité. La question de la vente des bois, le général se réservait de la résoudre à Paris en s’entendant avec des marchands, il n’avait aucune idée de la manière dont se fait ce commerce et quelle influence avait (Gau)bertin sur le cours de l’Yonne qui approvisionne Paris en grande partie.