Les Paysans/II
Œuvres complètes de H. de BalzacA. Houssiaux18 (p. 471-477).

V. La victoire sans combat

Les craintes de madame Michaud étaient un effet de la seconde vue que donne la passion vraie. Exclusivement occupée d’un seul être, l’âme finit par embrasser le monde moral qui l’entoure, elle y voit clair. Dans son amour, une femme éprouve les pressentiments qui l’agitent plus tard dans la maternité.

Pendant que la pauvre jeune femme se laissait aller à écouter ces voix confuses qui viennent à travers des espaces inconnus, il se passait en effet dans le cabaret du Grand-I-Vert une scène où l’existence de son mari était menacée.

Vers cinq heures du matin, les premiers levés dans la campagne avaient vu passer la gendarmerie de Soulanges, qui se dirigeait vers Couches. Cette nouvelle circula rapidement, et ceux que cette question intéressait furent assez surpris d’apprendre, par ceux du haut pays, qu’un détachement de gendarmerie, commandé par le lieutenant de La-Ville-aux-Fayes, avait passé par la forêt des Aigues. Comme c’était un lundi, il y avait déjà des raisons pour que les ouvriers allassent au cabaret ; mais c’était la veille de l’anniversaire de la rentrée des Bourbons, et quoique les habitués du repaire des Tonsard n’eussent pas besoin de cette auguste cause (comme on disait alors) pour justifier leur présence au Grand-I-Vert, ils ne laissaient pas de s’en prévaloir très-haut dès qu’ils croyaient avoir aperçu l’ombre d’un fonctionnaire quelconque.

Il se trouva là Vaudoyer, Tonsard et sa famille, Godain qui en faisait en quelque sorte partie, et un vieil ouvrier vigneron nommé Laroche. Cet homme vivait au jour le jour, il était un des délinquants fournis par Blangy dans l’espèce de conscription que l’on avait inventée pour dégoûter le général de sa manie de procès-verbaux. Blangy avait donné trois autres hommes, douze femmes, huit filles et cinq garçons, dont les maris et les pères devaient répondre, et qui étaient dans une entière indigence ; mais aussi c’étaient les seuls qui ne possédassent rien. L’année 1823 avait enrichi les vignerons, et 1826 devait, par la grande quantité du vin, leur jeter encore beaucoup d’argent ; les travaux exécutés par le général avaient également répandu de l’argent dans les trois communes qui environnaient ses propriétés, et l’on avait eu de la peine à trouver à Blangy, à Couches et à Cerneux cent vingt prolétaires ; on n’y était parvenu qu’en prenant les vieilles femmes, les mères et les grand’mères de ceux qui possédaient quelque chose, mais qui n’avaient rien à elles comme la mère de Tonsard. Ce Laroche, le vieil ouvrier délinquant, ne valait absolument rien ; il n’avait pas, comme Tonsard, un sang chaud et vicieux, il était animé d’une haine sourde et froide, il travaillait en silence, il gardait un air farouche ; le travail lui était insupportable, et il ne pouvait vivre qu’en travaillant ; ses traits étaient durs, leur expression repoussante. Malgré ses soixante ans, il ne manquait pas de force, mais son dos avait faibli, il était voûté, il se voyait sans avenir, sans un bout de champ à lui, et il enviait ceux qui possédaient de la terre ; aussi dans la forêt des Aigues était-il sans pitié. Il y faisait avec plaisir des dévastations inutiles.

— Les laisserons-nous emmener ? disait Laroche. Après Couches, on viendra à Blangy ; je suis en récidive ; j’en ai pour trois mois de prison.

— Et que faire contre la gendarmerie ? vieil ivrogne ? lui dit Vaudoyer.

— Tiens ! est-ce qu’avec nos faux nous ne couperons pas bien les jambes à leurs chevaux ? ils seront bientôt par terre, leurs fusils ne sont pas chargés, et quand ils se verront un contre dix, il faudra bien qu’ils déguerpissent. Si les trois villages se soulevaient et qu’on tuât deux ou trois gendarmes, guillotinerait-on tout le monde ? Faudrait bien plier comme au fond de la Bourgogne où, pour une affaire semblable, on a envoyé un régiment. Ah bah ! le régiment s’en est allé ; les pésans ont continué d’aller au bois où ils allaient depuis des années comme ici.

— Tuer pour tuer, dit Vaudoyer, il vaudrait mieux n’en tuer qu’un ; mais là, sans danger, et de manière à dégoûter tous les Arminacs du pays.

— Lequel de ces brigands ? demanda Laroche.

— Michaud, dit Courtecuisse ; il a raison, Vaudoyer, il a grandement raison. Vous verrez que quand un garde aura été mis à l’ombre, on n’en trouvera pas facilement d’autres qui resteront au soleil à surveiller. Ils y sont le jour, mais c’est qu’ils y sont encore la nuit. C’est des démons, quoi ?…

— Partout où vous allez, dit la vieille Tonsard, qui avait soixante-dix-huit ans et qui montra sa figure de parchemin, percée de mille trous et de deux yeux verts, ornée de ses cheveux d’un blanc sale qui sortaient par mèches de dessous un mouchoir rouge, partout où vous allez vous les trouvez, et ils vous arrêtent ; ils regardent votre fagot, et s’il y avait une seule branche coupée, une seule baguette de méchant coudrier, ils prendraient le fagot et vous feraient le verbal ; ils l’ont bien dit. Ah ! les gueux ! il n’y a pas à les attraper, et s’ils se défient de vous, ils vous ont bientôt fait délier votre bois… Ils sont là trois chiens qui ne valent pas deux liards ; on les tuerait, ça ne ruinerait pas la France, allez.

— Le petit Vatel n’est pas encore si méchant ! dit madame Tonsard la belle-fille.

— Lui ! dit Laroche, il fait sa besogne comme les autres ; histoire de rire, c’est bon, il rit avec vous ; vous n’en êtes pas mieux avec lui pour cela ; c’est le plus malicieux des trois, c’est un sans-cœur pour le pauvre peuple, comme monsieur Michaud.

— Il a une jolie femme tout de même, monsieur Michaud, dit Nicolas Tonsard…

— Elle est pleine, dit la vieille mère ; mais si ça continue, on fera un drôle de baptême à son petit quand elle vêlera.

— Oh ! tous ces Arminacs de Parisiens, dit Marie Tonsard, il est impossible de rire avec eux… et si cela arrivait, ils vous feraient un verbal sans plus se soucier de vous que s’ils n’avaient pas ri.

— Tu as donc essayé de les entortiller ? dit Courtecuisse.

— Pardi !

— Eh bien ! dit Tonsard d’un air déterminé, c’est des hommes comme les autres, on peut en venir à bout.

— Ma foi, non, reprit Marie en continuant sa pensée, ils ne rient point ; je ne sais pas ce qu’on leur donne, car après tout, le crâne du pavillon, il est marié ; mais Vatel, Gaillard et Steingel ne le sont pas, ils n’ont personne dans le pays, il n’y a pas une femme qui voudrait d’eux…

— Nous allons voir comment les choses vont se passer à la moisson et à la vendange, dit Tonsard.

— Ils n’empêcheront pas de glaner, dit la vieille.

— Mais je ne sais trop, répondit la bru Tonsard… leur Groison dit comme ça que monsieur le maire va publier un ban où il sera dit que personne ne pourra glaner sans un certificat d’indigence ; et qui est-ce qui le donnera ? Ce sera lui ! Il n’en donnera pas beaucoup. Il publiera aussi des défenses d’entrer dans les champs avant que la dernière gerbe ne soit dans la charrette !…

— Ah çà ! mais c’est donc la grêle que ce cuirassier ! cria Tonsard hors de lui.

— Je ne le sais que d’hier, répondit sa femme, que j’ai offert un petit verre à Groison pour en tirer quelque nouvelle.

— En voilà un d’heureux ! dit Vaudoyer, on lui a bâti une maison, on lui a donné une bonne femme, il a des rentes, il est mis comme un roi… Moi, j’ai été vingt ans garde-champêtre, je n’y ai gagné que des rhumes.

— Oui, il est heureux, dit Godain, et il a du bien…

— Nous restons là comme des imbéciles que nous sommes, s’écria Vaudoyer ; allons donc au moins voir comment ça se passe à Couches, ils ne sont pas plus endurants que nous autres.

— Allons, dit Laroche qui ne se tenait pas trop ferme sur ses jambes, si je n’en extermine pas un ou deux, je veux perdre mon nom.

— Toi, dit Tonsard, tu laisserais bien emmener toute la commune ; mais moi, si l’on touchait à la vieille, voilà mon fusil, il ne manquerait pas son coup.

— Eh bien ! dit Laroche à Vaudoyer, si l’on emmène un des Couches, il y aura un gendarme par terre.

— Il l’a dit ! le père Laroche, s’écria Courtecuisse.

— Il l’a dit, reprit Vaudoyer, mais il ne l’a pas fait, et il ne le fera pas… A quoi ça te servirait-il si tu veux te faire rosser ?… Tuer pour tuer, il vaut mieux tuer Michaud…

Pendant cette scène, Catherine Tonsard était en sentinelle à la porte du cabaret, afin d’être en mesure de prévenir les buveurs de se taire s’il passait quelqu’un. Malgré leurs jambes avinées, ils s’élancèrent plutôt qu’ils ne sortirent du cabaret, et leur ardeur belliqueuse les dirigea vers Couches en suivant la route qui, pendant un quart de lieue, longeait les murs des Aigues.

Couches était un vrai village de Bourgogne, à une seule rue, dans laquelle passait le grand chemin. Les maisons étaient construites les unes en briques, les autres en pisé ; mais elles étaient d’un aspect misérable. En y arrivant par la route départementale de La-Ville-aux-Fayes, on prenait le village à revers, et il faisait alors assez d’effet. Entre la grande route et les bois de Ronquerolles, qui continuaient ceux des Aigues et couronnaient les hauteurs, coulait une petite rivière, et plusieurs maisons assez bien groupées animaient le paysage. L’église et le presbytère formaient une fabrique séparée, et donnaient un point de vue à la grille du parc des Aigues qui venait jusque-là. Devant l’église se trouvait une place entourée d’arbres, où les conspirateurs du Grand-I-Vert aperçurent la gendarmerie, et ils doublèrent alors leurs pas précipités. En ce moment, trois hommes à cheval sortirent par la grille de Couches, et les paysans reconnurent le général et son domestique avec Michaud, le garde-général, qui s’élancèrent au galop vers la place, Tonsard et les siens y arrivèrent quelques minutes après eux. Les délinquants, hommes et femmes, n’avaient fait aucune résistance ; ils étaient tous entre les cinq gendarmes de Soulanges et les quinze autres venus de La-Ville-aux-Fayes. Tout le village était rassemblé là. Les enfants, les pères et les mères des prisonniers allaient et venaient et leur apportaient ce dont ils avaient besoin pour passer le temps de leur prison. C’était un coup d’œil assez curieux que celui de cette population campagnarde, exaspérée, mais à peu près silencieuse comme si elle avait pris un parti. Les vieilles et les trois jeunes femmes étaient les seules qui parlassent. Les enfants, les petites filles étaient juchés sur des bois et des tas de pierres pour mieux voir.

— Ils ont bien pris leur temps, ces hussards de la guillotine, ils sont venus un jour de fête…

— Ah çà ! vous laissez donc emmener comme ça votre homme !… Qu’allez-vous donc devenir pendant trois mois, les meilleurs de l’année, où les journées sont bien payées…

— C’est eux qui sont les voleurs !… répondit la femme en regardant les gendarmes d’un air menaçant.

— Qu’avez-vous donc la vieille, à loucher comme ça ! dit le maréchal-des-logis, sachez que votre affaire ne sera pas longue à bâcler si vous vous permettez de nous injurier.

— Je n’ai rien dit, s’empressa de dire la femme d’un air humble et piteux.

— J’en entendu tout à l’heure un propos dont je pourrai vous faire repentir…

— Allons, mes enfants, du calme ! dit le maire de Couches, qui était le maître-de-poste. Que diable ! ces hommes, on les commande, il faut bien qu’ils obéissent.

— C’est vrai ! c’est le bourgeois des Aigues qui fait tout cela… Mais patience.

En ce moment, le général déboucha sur la place, et son arrivée excita quelques murmures, dont il s’inquiéta fort peu ; il alla droit au lieutenant de la gendarmerie de La-Ville-aux-Fayes, et après lui avoir dit quelques mots et lui avoir remis un papier, l’officier se tourna vers ses hommes et leur dit :

— Laissez aller vos prisonniers, le général a obtenu leur grâce du roi.

En ce moment, le général Montcornet causait avec le maire de Couches ; mais, après quelques moments de conversation échangée à voix basse, celui-ci, s’adressant aux délinquants qui devaient coucher en prison et qui se trouvait tout étonnés d’être libres, leur dit :

— Mes amis, remerciez monsieur le comte, c’est lui à qui vous devez la remise de vos condamnations ; il a demandé votre grâce à Paris et l’a obtenue pour l’anniversaire de la rentrée du roi… J’espère qu’à l’avenir vous vous conduirez mieux envers un homme qui se conduit si bien envers vous, et que vous respecterez dorénavant ses propriétés. Vive le roi !

Et les paysans crièrent : " Vive le roi ! " avec enthousiasme, pour ne pas crier : " Vive le comte de Montcornet. "

Cette scène avait été politiquement méditée par le général, d’accord avec le préfet et le procureur-général, car on avait voulu, tout en montrant de la fermeté pour stimuler les autorités locales et frapper l’esprit des campagnes, user de douceur, tant ces questions paraissaient délicates. En effet, la résistance, au cas où elle aurait eu lieu, jetait le gouvernement dans de grands embarras. Comme l’avait dit Laroche, on ne pouvait pas guillotiner toute une commune.

Le général avait invité à déjeuner le maire de Couches, le lieutenant et le maréchal-des-logis. Les conspirateurs de Blangy restèrent dans le cabaret de Couches, où les délinquants délivrés employaient à boire l’argent qu’ils emportaient pour vivre en prison, et les gens de Blangy furent naturellement de la noce, car les gens de la campagne appliquent le mot de noce à toutes les réjouissances. Boire, se quereller, se battre, manger et rentrer ivre et malade, c’est faire la noce.

Sortis par la grille de Couches, le comte ramena ses trois convives par la forêt, afin de leur montrer les traces des dégâts et leur faire juger l’importance de cette question.

Au moment où, vers midi, Rigou rentrait à Blangy, le comte, la comtesse, Emile Blondet, le lieutenant de gendarmerie, le maréchal-des-logis et le maire de Couches achevaient de déjeuner dans cette salle splendide et fastueuse où le luxe de Bouret avait passé, et qui a été décrite par Blondet dans sa lettre à Nathan.

— Ce serait bien dommage d’abandonner un pareil séjour, dit le lieutenant de gendarmerie, qui n’était jamais venu aux Aigues, à qui l’on avait tout montré, et qui, en lorgnant à travers un verre de champagne, avait remarqué l’admirable entrain des nymphes nues qui soutenaient le voile du plafond.

— Aussi nous y défendrons-nous jusqu’à la mort, dit Blondet.

— Si je dis ce mot, reprit le lieutenant en regardant son maréchal-des-logis, comme pour lui recommander le silence, c’est que les ennemis du général ne sont pas tous dans la campagne…

Le brave lieutenant était attendri par l’éclat du déjeuner, par ce service magnifique, par ce luxe impérial qui remplaçait le luxe de la fille d’Opéra, et Blondet avait poussé des paroles spirituelles qui le stimulaient autant que les santés chevaleresques qu’il avait vidées.

— Comment puis-je avoir des ennemis ? dit le général étonné.

— Lui si bon ! ajouta la comtesse.

— Il s’est mal quitté avec notre maire, monsieur Gaubertin, et pour demeurer tranquille il devrait se réconcilier avec lui.

— Avec lui !… s’écria le comte ; vous ne savez donc pas que c’est mon ancien intendant, un fripon !

— Ce n’est plus un fripon, dit le lieutenant, c’est le maire de La-Ville- aux-Fayes.

— Il a de l’esprit, notre lieutenant, dit Blondet, il est clair qu’un maire est essentiellement honnête homme.

Le lieutenant voyant, d’après le mot du comte, qu’il était impossible de l’éclairer, ne continua plus la conversation sur ce sujet.