Les Paysans/II
Œuvres complètes de H. de BalzacA. Houssiaux18 (p. 459-470).

IV. L’Idole d’une ville

Le prudent usurier avait contraint sa femme et Jean de se coucher et de se lever au jour, en leur prouvant que la maison ne serait jamais attaquée s’il veillait, lui, jusqu’à minuit, et s’il se levait tard. Non-seulement il avait ainsi conquis sa tranquillité de sept heures du soir jusqu’à cinq heures du matin, mais encore il avait habitué sa femme et Jean à respecter son sommeil et celui de l’Agar, dont la chambre était située derrière la sienne.

Aussi le lendemain matin, vers six heures et demie, madame Rigou, qui veillait elle-même aux soins de la basse-cour, conjointement avec Jean, vint-elle frapper timidement à la porte de la chambre de son mari.

— Bon ami, dit-elle, tu m’as recommandé de t’éveiller !

Le son de cette voix, l’attitude de la femme, son air craintif en obéissant à un ordre dont l’accomplissement pouvait être mal reçu, peignaient l’abnégation profonde dans laquelle vivait cette pauvre créature, et l’affection qu’elle portait à cet habile tyranneau.

— C’est bien ! cria Rigou.

— Faut-il éveiller Annette ? demanda-t-elle.

— Non, laissez-la dormir !… Elle a été sur pied toute la nuit ! dit-il sérieusement.

Cet homme était toujours sérieux, même quand il se permettait une plaisanterie. Annette avait en effet ouvert mystérieusement la porte à Sibilet, à Fourchon, à Catherine Tonsard, venus tous à des heures différentes, entre onze heures et une heure.

Dix minutes après, Rigou vêtu plus soigneusement qu’à l’ordinaire descendit, et dit à sa femme un : — " Bonjour, ma vieille ! " qui la rendit plus heureuse que si elle avait vu le général Montcornet à ses pieds.

— Jean, dit-il à l’ex-frère convers, ne quitte pas la maison, ne me laisse pas voler, tu y perdrais plus que moi !…

C’était en mélangeant les douceurs et les rebuffades, les espérances et les bourrades que ce savant égoïste avait rendu ses trois esclaves aussi fidèles, aussi attachés que des chiens.

Rigou, toujours en prenant le chemin, dit du haut, pour éviter les Clos-de-la-Croix, arriva sur la place de Soulanges vers huit heures.

Au moment où il attachait les guides au tourniquet le plus proche de la petite porte à trois marches, le volet s’ouvrit, Soudry montra sa figure marquée de petite-vérole, que l’expression de deux petits yeux noirs rendait finaude.

— Commençons par casser une croûte, car nous ne déjeunerons pas à La-Ville-aux-Fayes avant une heure.

Il appela tout doucement une servante, jeune et jolie autant que celle de Rigou, qui descendit sans bruit, et à laquelle il dit de servir un morceau de jambon et du pain ; puis il alla chercher lui-même du vin à la cave.

Rigou contempla, pour la millième fois, cette salle à manger, planchéyée en chêne, plafonnée à moulures, garnie de belles armoires bien peintes, boisée à hauteur d’appui, ornée d’un beau poêle et d’un cartel magnifique, provenus de mademoiselle Laguerre. Le dos des chaises était en forme de lyre, les bois peints et vernis en blanc, le siége en maroquin vert, à clous dorés. La table d’acajou massif était couverte en toile cirée verte à grandes hachures foncées, et bordée d’un liséré vert. Le parquet en point de Hongrie, minutieusement frotté par Urbain, accusait le soin avec lequel les anciennes femmes de chambre se font servir.

— Bah ! ça coûte trop cher, se dit encore Rigou…, l’on mange aussi bien dans ma salle qu’ici, et j’ai la rente de l’argent qu’il faudrait pour m’arranger avec cette splendeur inutile. Où donc est madame Soudry ? demanda-t-il au maire de Soulanges, qui parut armé d’une bouteille vénérable.

— Elle dort.

— Et vous ne troublez plus guère son sommeil, dit Rigou.

L’ex-gendarme cligna d’un air goguenard, et montra le jambon que Jeannette, sa jolie servante, apportait.

— Ca vous réveille, un joli morceau comme celui-là ? dit le maire ; c’est fait à la maison ! il est entamé d’hier…

— Mon compère, je ne vous connaissais pas celle-là ? Où l’avez-vous pêchée ? dit l’ancien bénédictin à l’oreille de Soudry.

— Elle est comme le jambon, répondit le gendarme en recommençant à cligner ; je l’ai depuis huit jours.

Jeannette, encore en bonnet de nuit, en jupe courte, pieds nus dans des pantoufles, ayant passé ce corps de jupe fait comme une brassière, à la mode dans la classe paysanne, et sur lequel elle ajustait un foulard croisé qui ne cachait pas entièrement de jeunes et frais trésors, ne paraissait pas moins appétissante que le jambon. Petite, rondelette, elle laissait voir ses bras nus pendants, marbrés de rouge, au bout desquels de grosses mains à fossettes, à doigts courts et bien façonnés du bout, annonçaient une riche santé. C’était la vraie figure bourguignotte, rougeaude, mais blanche aux tempes, au col, aux oreilles ; les cheveux châtains, le coin de l’œil retroussé vers le haut de l’oreille, les narines ouvertes, la bouche sensuelle, un peu de duvet le long des joues ; puis une expression vive, tempérée par une attitude modeste et menteuse qui faisait d’elle un modèle de servante friponne.

— En honneur, Jeannette ressemble au jambon, dit Rigou. Si je n’avais pas une Annette, je voudrais une Jeannette.

— L’une vaut l’autre, dit l’ex-gendarme, car votre Annette est douce, blonde, mignarde… - Comment va madame Rigou ?… dort-elle ?… reprit brusquement Soudry pour faire voir à Rigou qu’il comprenait la plaisanterie.

— Elle est éveillée avec notre coq, répondit Rigou, mais elle se couche comme les poules. Moi, je reste à lire le Constitutionnel. Le soir et le matin ma femme me laisse dormir, elle n’entrerait pas chez moi pour un monde…

— Ici, c’est tout le contraire, répondit Jeannette. Madame Soudry reste avec les bourgeois de la ville à jouer ; ils sont quelquefois quinze au salon ; monsieur se couche à huit heures, et nous nous levons au jour…

— Ca vous paraît différent, dit Rigou, mais au fond c’est la même chose. Eh bien ! ma belle enfant, venez chez moi, j’enverrai Annette ici, ce sera la même chose et ce sera différent…

— Vieux coquin, dit Soudry, tu la rends honteuse.

— Comment, gendarme, tu ne veux qu’un cheval dans ton écurie ?… Enfin ! chacun prend son bonheur où il le trouve.

Jeannette, sur l’ordre de son maître, alla lui préparer sa toilette.

— Tu lui auras promis de l’épouser à la mort de ta femme ? demanda Rigou.

— A nos âges, répondit le gendarme, il ne nous reste plus que ce moyen-là !

— Avec des filles ambitieuses, ce serait une manière de devenir promptement veuf…, répliqua Rigou, surtout si madame Soudry parlait devant Jeannette de sa manière de savonner les escaliers.

Ce mot rendit les deux époux songeurs. Quand Jeannette vint annoncer que tout était prêt, Soudry lui dit un : — " Viens m’aider ! " qui fit sourire l’ancien bénédictin.

— Voilà encore une différence, dit-il, moi je te laisserais sans crainte avec Annette, mon compère.

Un quart-d’heure après, Soudry, en grande tenue, monta dans le cabriolet d’osier, et les deux amis tournèrent le lac de Soulanges pour aller à La-Ville-aux-Fayes.

— Et ce château-là ?… dit Rigou quand il atteignit à l’endroit d’où le château se voyait en profil.

Le vieux révolutionnaire mit à ce mot un accent où se révélait la haine que nourrissent les bourgeois campagnards contre les grands châteaux et les grandes terres.

— Mais, tant que je vivrai, j’espère bien le voir debout répliqua l’ancien gendarme ; le comte de Soulanges a été mon général ; il m’a rendu service, il m’a très-bien fait régler ma pension, et puis il laisse gérer sa terre à Lupin, dont le père y a fait sa fortune. Après Lupin, ce sera un autre, et tant qu’il y aura des Soulanges, on respectera cela !… Ces gens-là sont bons enfants, ils laissent à chacun sa récolte, et ils s’en trouvent bien…

— Bah ! le général a trois enfants qui, peut-être, à sa mort, ne s’accorderont pas. Un jour ou l’autre, le mari de sa fille et les fils liciteront et gagneront à vendre cette mine de plomb et de fer à des marchands de biens que nous saurons bien repincer.

Le château de Soulanges apparut de profil comme pour défier le moine défroqué.

— Ah ! oui, dans ces temps-là l’on bâtissait bien…, s’écria Soudry. Mais monsieur le comte économise en ce moment ses revenus pour pouvoir faire de Soulanges le majorat de sa pairie !…

— Compère, répondit Rigou, les majorats tomberont !…

Une fois le chapitre des intérêts épuisé, les deux bourgeois se mirent à causer des mérites respectifs de leurs chambrières, en patois un peu trop bourguignon pour être imprimé. Ce sujet inépuisable les mena si loin qu’ils aperçurent le chef-lieu d’arrondissement où régnait Gaubertin, et qui peut-être excite assez la curiosité pour faire admettre par les gens les plus pressés une petite digression.

Le nom de La-Ville-aux-Fayes, quoique bizarre, s’explique facilement par la corruption de ce nom (en basse latinité, Villa in Fago, le manoir dans les bois). Ce nom dit assez que jadis une forêt couvrait le delta formé par l’Avonne, à son confluent dans la rivière qui se joint cinq lieues plus loin à l’Yonne. Un Franc bâtit sans doute une forteresse sur la colline qui, là, se détourne en allant mourir par des pentes douces dans la longue plaine où Leclercq, le député, avait acheté sa terre. En séparant par un grand et long fossé ce delta, le conquérant se fit une position formidable, une place essentiellement seigneuriale, commode pour percevoir des droits de péage sur les ponts nécessaires aux routes, et pour veiller aux droits de mouture frappés sur les moulins.

Telle est l’histoire des commencements de La-Ville-aux-Fayes. Partout où s’est établie une domination féodale ou religieuse, elle a engendré des intérêts, des habitants, et plus tard des villes, quand les localités se trouvaient en position d’attirer, de développer ou de fonder des industries. Le procédé trouvé par Jean Rouvet, pour flotter les bois, et qui exigeait des places favorables pour les intercepter, créa La-Ville-aux-Fayes, qui jusque-là, comparée à Soulanges, ne fut qu’un village. La-Ville-aux-Fayes devint l’entrepôt des bois qui, sur une étendue de douze lieues, bordent les deux rivières. Les travaux que demandent le repêchage, la reconnaissance des bûches perdues, la façon des trains que l’Yonne porte dans la Seine, produisi(ren)t un grand concours d’ouvriers. La population excita la consommation et fit naître le commerce. Ainsi, La-Ville-aux-Fayes, qui ne comptait pas six cents habitants à la fin du seizième siècle, en comptait deux mille en 1790, et Gaubertin l’avait portée à quatre mille. Voici comment.

Quand l’Assemblée législative décréta la nouvelle circonscription du territoire, La-Ville-aux-Fayes, qui se trouva située à la distance où, géographiquement, il fallait une sous-préfecture, fut choisie préférablement à Soulanges pour chef-lieu d’arrondissement. La sous-préfecture entraîna le tribunal de première instance et tous les employés d’un chef-lieu d’arrondissement. L’augmentation de la population parisienne, en augmentant la valeur et la quantité voulue des bois de chauffage, augmenta nécessairement l’importance du commerce de La-Ville-aux-Fayes. Gaubertin avait assis sa nouvelle fortune sur cette nouvelle prévision, en devinant l’influence de la paix sur la population parisienne, qui, de 1815 à 1826, s’est accrue en effet de plus d’un tiers.

La configuration de La-Ville-aux-Fayes est indiquée par celle du terrain. Les deux lignes du promontoire étaient bordées par des ports. Le barrage pour arrêter les bois était au bas de la colline occupée par la forêt de Soulanges. Entre ce barrage et la ville, il y avait un faubourg. La basse ville, située dans la partie la plus large du delta, plongeait sur la nappe d’eau du lac d’Avonne.

Au-dessus de la basse ville, cinq cents maisons à jardins, assises sur la hauteur défrichée depuis trois cents ans, entourent ce promontoire de trois côtés, en jouissant toutes des aspects multipliés que fournit la nappe diamantée du lac d’Avonne, encombrée par des trains en construction sur ses bords, par des piles de bois. Les eaux chargées de bois de la rivière et les jolies cascades de l’Avonne, qui, plus haute que la rivière où elle se décharge, alimentent les vannes des moulins et les écluses de quelques fabriques, forment un tableau très-animé, d’autant plus curieux qu’il est encadré par les masses vertes des forêts, et que la longue vallée des Aigues produit une magnifique opposition aux sombres repoussoirs qui dominent La-Ville-aux-Fayes.

En face de ce vaste rideau, la route royale qui passe l’eau sur un pont, à un quart de lieue de La-Ville-aux-Fayes, vient mordre au commencement d’une allée de peupliers où se trouve un petit faubourg groupé autour de la poste aux chevaux, attenant à une grande ferme. La route cantonale fait également un détour pour gagner ce pont où elle rejoint le grand chemin.

Gaubertin s’était bâti une maison sur un terrain du delta, dans le dessein d’y faire une place qui rendrait la basse ville aussi belle que la ville haute. Ce fut la maison moderne en pierre, à balcons en fonte, à persiennes, à fenêtres bien peintes, sans autre ornement qu’une grecque sous la corniche, un toit d’ardoises, un seul étage et des greniers, une belle cour, et derrière, un jardin à l’anglaise, baigné par les eaux de l’Avonne. L’élégance de cette maison força la Sous-Préfecture, logée provisoirement dans un chenil, à venir en face dans un hôtel que le Département fut obligé de bâtir sur les instances des députés Leclercq et Ronquerolles. La ville y bâtit aussi sa Mairie. Le Tribunal, également à loyer eut un Palais de justice achevé récemment, en sorte que La-Ville-aux-Fayes dut au génie remuant de son maire une ligne de bâtiments modernes fort imposante. La gendarmerie se bâtissait une caserne pour achever le carré formé par la place.

Ces changements dont les habitants s’enorgueillissaient, étaient dus à l’influence de Gaubertin, qui depuis quelques jours, avait reçu la croix de la Légion-d’Honneur à l’occasion de la prochaine fête du roi. Dans une ville ainsi constituée, et de création moderne il ne se trouvait ni aristocratie ni noblesse. Aussi les bourgeois de La-Ville-aux-Fayes, fiers de leur indépendance, épousaient-ils tous la querelle survenue entre les paysans et un comte de l’Empire qui prenait le parti de la Restauration. Pour eux, les oppresseurs étaient les opprimés. L’esprit de cette ville commerçante était si bien connu du gouvernement, que l’on avait mis pour sous-préfet un homme d’un esprit conciliant, l’élève de son oncle, un de ces gens habitués aux transactions, familiarisés avec les exigences de tous les gouvernements, et que les Puritains, qui font pis, appellent des gens corrompus.

L’intérieur de la maison de Gaubertin avait été décoré par les inventions assez plates du luxe moderne. C’était de riches papiers de tenture à bordures dorées, des lustres de bronze doré, des meubles en acajou, des lampes astrales, des tables rondes, de la porcelaine blanche à filets d’or pour le dessert, des chaises à fond de maroquin rouge et des gravures à l’aquatinta dans la salle à manger, un meuble de casimir bleu dans le salon, tous détails froids et d’une excessive platitude, mais qui parurent être à La-Ville-aux-Fayes les derniers efforts d’un luxe sardanapalesque. Madame Gaubertin y jouait le rôle d’une élégante à grands effets, elle faisait de petites façons, elle minaudait à quarante-cinq ans en mairesse sûre de son fait, et qui avait sa cour.

La maison de Rigou, celle de Soudry et celle de Gaubertin ne sont-elles pas, pour qui connaît la France, la parfaite représentation du village, de la petite ville et de la sous-préfecture ?

Sans être ni un homme d’esprit ni un homme de talent, Gaubertin en avait l’apparence ; il devait la justesse de son coup d’œil et sa malice à une excessive âpreté pour le gain. Il ne voulait sa fortune ni pour sa femme, ni pour ses deux filles, ni pour son fils, ni pour lui-même, par esprit de famille, ni pour la considération que donne l’argent ; outre sa vengeance qui le faisait vivre, il aimait le jeu de l’argent comme Nucingen, qui manie toujours, dit-on, de l’or dans ses deux poches à la fois. Le train des affaires était la vie de cet homme ; et, quoiqu’il eût le ventre plein, il déployait l’activité d’un homme à ventre creux. Semblable aux valets de théâtre, les intrigues, les tours à jouer, les coups à organiser, les tromperies, les finasseries commerciales, les comptes à rendre, à recevoir, les scènes, les brouilles d’intérêt l’émoustillaient, lui maintenaient le sang en circulation, lui répandaient également la bile dans le corps. Et il allait, il venait à cheval, en voiture, par eau, dans les ventes aux adjudications, à Paris, toujours pensant à tout, tenant mille fils entre ses mains et ne les brouillant pas.

Vif, décidé dans ses mouvements comme dans ses idées, petit, court, ramassé, le nez fin, l’œil allumé, l’oreille dressée, il tenait du chien de chasse. Sa figure hâlée, brune et toute ronde, de laquelle se détachaient des oreilles brûlées, car il portait habituellement une casquette, était en harmonie avec ce caractère. Son nez était retroussé, ses lèvres serrées ne devaient jamais s’ouvrir pour une parole bienveillante. Ses favoris touffus formaient deux buissons noirs et luisants au-dessous de deux pommettes violentes de couleur, et se perdaient dans sa cravate. Des cheveux frisottants, naturellement étagés comme ceux d’une perruque de vieux magistrat, blancs et noirs, tordus comme par la violence du feu qui chauffait son crâne brun, qui pétillait dans ses yeux gris enveloppés de rides circulaires, sans doute par l’habitude de toujours cligner en regardant à travers la campagne en plein soleil, complétaient bien sa physionomie. Sec, maigre, nerveux, il avait les mains velues, crochues, bossuées, des gens qui payent de leur personne. Cette allure plaisait aux gens avec lesquels il traitait, car il s’enveloppait d’une gaîté trompeuse ; il savait beaucoup parler sans rien dire de ce qu’il voulait taire ; il écrivait peu pour pouvoir nier ce qui lui était défavorable dans ce qu’il laissait échapper. Ses écritures étaient tenues par un caissier, un homme probe que les gens du caractère de Gaubertin savent toujours dénicher, et de qui, dans leur intérêt, ils font leur première dupe.

Quand le petit cabriolet d’osier de Rigou se montra, vers les huit heures, dans l’avenue qui, depuis la poste, longe la rivière, Gaubertin, en casquette, en bottes, en veste, revenait déjà des ports ; il hâta le pas en devinant bien que Rigou ne se déplaçait que pour la grande affaire.

— Bonjour, père l’empoigneur, bonjour, bonne panse pleine de fiel et de sagesse, dit-il en donnant tour à tour une petite tape sur le ventre des deux visiteurs, nous avons à parler d’affaires, et nous en parlerons le verre en main, nom d’un petit bonhomme ! voilà la vraie manière.

— A ce métier-là, vous devriez être gras, dit Rigou.

— Je me donne trop de mal ; je ne suis pas comme vous autres, confiné dans ma maison, acoquiné, là, comme de vieux roquentins… Ah ! vous faites bien, vous pouvez agir le dos au feu, le ventre à table, assis sur un fauteuil… la pratique vient vous trouver. Mais entrez donc, nom d’un petit bonhomme, la maison est bien à vous pour le temps que vous y resterez.

Un domestique à livrée bleue, bordée d’un liséré rouge, vint prendre le cheval par la bride et l’emmena dans la cour où se trouvaient les communs et les écuries.

Gaubertin laissa ses deux hôtes se promener dans le jardin, et revint les trouver après un instant nécessaire pour donner ses ordres et organiser le déjeûner.

— Eh bien ! mes petits loups, qu’y a-t-il de nouveau ? dit-il en se frottant les mains, on a vu la gendarmerie de Soulanges se dirigeant au point du jour vers Couches, ils vont sans doute arrêter les condamnés pour délits forestiers… nom d’un petit bonhomme ! ça chauffe ! ça chauffe !… A cette heure, reprit-il en regardant à sa montre, les gars doivent être bien et dûment arrêtés.

— Probablement, dit Rigou.

— Eh bien ! que dit-on dans les villages ? Qu’a-t-on résolu ?

— Mais qu’y a-t-il à résoudre ? demanda Rigou, nous ne sommes pour rien là-dedans, ajouta-t-il en regardant Soudry.

— Comment ! pour rien ? Et si l’on vend les Aigues par suite de nos combinaisons, qui gagnera à cela cinq ou six cent mille francs ? Est-ce moi tout seul ? Je n’ai pas les reins assez forts pour cracher deux millions, avec trois enfants à établir et une femme qui n’entend pas raison sur l’article dépense ; il me faut des associés. Le père l’empoigneur n’a-t-il pas ses fonds prêts ? Il n’a pas une hypothèque qui ne soit à terme, et il ne prête plus que sur billets au jeu, dont je réponds. Je m’y mets pour huit cent mille francs, mon fils, le juge, deux cent mille ; nous comptons sur l’empoigneur pour deux cent mille ; pour combien voulez-vous y être, père la calotte ?

— Pour le reste, dit froidement Rigou.

— Tudieu ! je voudrais avoir la main où vous avez le cœur ! dit Gaubertin. Et que ferez-vous ?

— Mais je ferai comme vous ; dites votre plan.

— Mon plan à moi, reprit Gaubertin, est de prendre double pour vendre moitié à ceux qui en voudront dans Couches, Cerneux et Blangy. Le père Soudry aura ses pratiques à Soulanges, et vous, les vôtres ici. Ce n’est pas l’embarras ; mais comment nous entendrons-nous, entre nous ? comment partagerons-nous les grands lots ?…

— Mon Dieu ! rien n’est plus simple, dit Rigou. Chacun prendra ce qui lui conviendra le mieux. Moi d’abord je ne gênerai personne, je prendrai les bois avec mon gendre et le père Soudry ; ces bois sont assez dévastés pour ne pas vous tenter ; nous vous laisserons votre part dans le reste, ça vaut bien votre argent, ma foi !

— Nous signerez-vous ça ? dit Soudry.

— L’acte ne vaudrait rien, répondit Gaubertin. D’ailleurs, vous voyez que je joue franc jeu ; je me fie entièrement à Rigou, c’est lui qui sera l’acquéreur.

— Ca me suffit, dit Rigou.

— Je n’y mets qu’une condition, j’aurai le pavillon du Rendez-vous, ses dépendances et cinquante arpents autour ; je vous payerai les arpents. Je ferai du pavillon ma maison de campagne, elle sera près de mes bois. Madame Gaubertin, madame Isaure, comme elle veut qu’on la nomme, en fera sa villa, dit-elle.

— Je le veux bien, dit Rigou.

— Eh ! entre nous, reprit Gaubertin à voix basse, après avoir regardé de tous les côtés, et s’être bien assuré que personne ne pouvait l’entendre, les croyez-vous capables de faire quelque mauvais coup ?

— Comme quoi ? demanda Rigou qui ne voulait jamais rien comprendre à demi-mot.

— Mais si le plus enragé de la bande, une main adroite avec cela, faisait siffler une balle aux oreilles du comte… simplement pour le braver ?…

— Il est homme à courir sus et à l’empoigner.

— Alors Michaud…

— Michaud ne s’en vanterait pas, il politiquerait, espionnerait et finirait par découvrir l’homme et ceux qui l’ont armé.

— Vous avez raison, reprit Gaubertin. Il faudra qu’ils se révoltent une trentaine ensemble, on en jettera quelques-uns aux galères… enfin on prendra les gueux dont nous voudrons nous défaire après nous en être servis. Vous avez là deux ou trois chenapans, comme les Tonsard et Bonnébault…

— Tonsard fera quelque drôle de coup, dit Soudry, je le connais… et nous le ferons encore chauffer par Vaudoyer et Courtecuisse.

— J’ai Courtecuisse, dit Rigou.

— Et moi je tiens Vaudoyer dans ma main.

— De la prudence, dit Rigou, avant tout de la prudence.

— Tiens, papa la calotte, croyez-vous donc par hasard qu’il y aurait du mal à causer sur les choses comme elles vont… Est-ce nous qui verbalisons, qui empoignons, qui fagotons, qui glanons ?… Si monsieur le comte s’y prend bien, s’il s’abonne avec un fermier-général pour l’exploitation des Aigues, dans ce cas, adieu paniers, vendanges sont faites, vous y perdrez peut-être plus que moi… Ce que nous disons, c’est entre nous, et pour nous, car je ne dirai certes pas un mot à Vaudoyer que je ne puisse répéter devant Dieu et les hommes… Mais il n’est pas défendu de prévoir les événements et d’en profiter quand ils arrivent… Les paysans de ce canton-là ont la tête bien près du bonnet ; les exigences du général, sa sévérité, les persécutions de Michaud et de ses inférieurs les ont poussés à bout ; aujourd’hui les affaires sont gâtées, et je parierais qu’il y aura eu du grabuge avec la gendarmerie… Là-dessus, allons déjeuner.

Madame Gaubertin vint retrouver ses convives au jardin. C’était une femme assez blanche, à longues boucles à l’anglaise tombant le long de ses joues, qui jouait le genre passionné-vertueux, qui feignait de ne jamais avoir connu l’amour, qui mettait tous les fonctionnaires sur la question platonique, et qui avait pour attentif le Procureur du roi, son patito, disait-elle.

Elle donnait dans les bonnets à pompons, mais elle se coiffait volontiers en cheveux, et elle abusait du bleu et du rose tendre. Elle dansait, elle avait de petites manières jeunes à quarante-cinq ans ; mais elle avait de gros pieds et des mains affreuses. Elle voulait qu’on l’appelât Isaure, car elle avait, au milieu de ses travers et de ses ridicules, le bon goût de trouver ignoble le nom de Gaubertin ; elle avait les yeux pâles et les cheveux d’une couleur indécise, une espèce de nankin sale. Enfin elle était prise pour modèle par beaucoup de jeunes personnes qui assassinaient le ciel de leurs regards et faisaient les anges.

— Eh bien ! messieurs, dit-elle en les saluant, j’ai d’étranges nouvelles à vous apprendre, la gendarmerie est revenue…

— A-t-elle fait des prisonniers ?

— Pas du tout ; le général d’avance avait demandé leur grâce… elle est accordée en faveur de l’heureux anniversaire du retour du roi parmi nous.

Les trois associés se regardèrent.

— Il est plus fin que je ne le croyais, ce gros cuirassier ! dit Gaubertin. Allons nous mettre à table, il faut se consoler, après tout, ce n’est pas une partie perdue, ce n’est qu’une partie remise ; ça vous regarde maintenant, Rigou…

Soudry et Rigou revinrent désappointés, n’ayant rien pu imaginer pour amener une catastrophe qui leur profitât, et se fiant, ainsi que le leur avait dit Gaubertin, au hasard. Comme quelques jacobins aux premiers jours de la Révolution, furieux, déroutés par la bonté de Louis XVI, et provoquant les rigueurs de la cour dans le but d’amener l’anarchie qui pour eux était la fortune et le pouvoir, les redoutables adversaires du comte de Montcornet mirent leur dernier espoir dans la rigueur que Michaud et ses gardes déploieraient contre de nouvelles dévastations ; Gaubertin leur promit son concours sans s’expliquer sur ses coopérateurs, car il ne voulait pas qu’on connût ses relations avec Sibilet. Rien n’égale la discrétion d’un homme de la trempe de Gaubertin, si ce n’est celle d’un ex-gendarme ou d’un prêtre défroqué. Ce complot ne pouvait être mené à bien, ou pour mieux dire à mal, que par trois hommes de ce genre, trempés par la haine et l’intérêt.