Les Paysans/II
Œuvres complètes de H. de BalzacA. Houssiaux18 (p. 449-459).

III. Le café de la paix

Il était environ sept heures quand Rigou passa devant le Café de la Paix. Le soleil couchant, qui prenait en écharpe la jolie ville, y répandait alors ses belles teintes rouges, et le clair miroir des eaux du lac formait une opposition avec le tumulte des vitres flamboyantes d’où naissaient les couleurs les plus improbables.

Devenu pensif, le profond politique tout à ses trames, laissait aller son cheval si lentement, qu’en longeant le Café de la Paix, il put entendre son nom jeté à travers une de ces disputes qui, selon l’observation du curé Taupin, faisaient du nom de cet établissement la plus violente antinomie.

Pour l’intelligence de cette scène, il est nécessaire d’expliquer la topographie de ce pays de Cocagne bordé par le café sur la place, et terminé sur le chemin cantonal par le fameux Tivoli, que les meneurs destinaient à servir de théâtre à l’une des scènes de la conspiration ourdie depuis cinq ans contre le général Montcornet.

Par sa situation à l’angle de la place et du chemin, le rez-de-chaussée de cette maison, bâtie dans le genre de celle de Rigou, a trois fenêtres sur le chemin, et sur la place deux fenêtres entre lesquelles se trouve la porte vitrée, par où l’on y entre. Le Café de la Paix a de plus une porte bâtarde, ouvrant sur une allée qui le sépare de la maison voisine, celle du mercier de Soulanges, et par où l’on va dans une cour intérieure.

Cette maison, entièrement peinte en jaune d’or, excepté les volets qui sont en vert, est une des rares maisons de cette petite ville qui ont deux étages et des mansardes. Voici pourquoi.

Avant l’étonnante prospérité de La-Ville-aux-Fayes, le premier étage de cette maison, qui contient quatre chambres pourvues chacune d’un lit et du maigre mobilier nécessaire à justifier le mot garni, se louait aux gens obligés de venir à Soulanges par la juridiction du Bailliage, ou aux visiteurs qu’on ne logeait pas au château ; mais, depuis vingt-cinq ans, ces chambres garnies n’avaient plus pour locataires que des saltimbanques, des marchands forains, des vendeurs de remèdes ou d’images, des comédiens ambulants ou des commis-voyageurs. Au moment de la fête de Soulanges, ces chambres se louaient à raison de quatre francs par jour. Les quatre chambres de Socquard lui rapportaient une centaine d’écus, sans compter le produit de la consommation extraordinaire que ses locataires faisaient alors dans son café.

La façade du côté de la place était ornée de peintures spéciales. Dans le tableau qui séparait chaque croisée de la porte, se voyaient des queues de billard amoureusement nouées par des rubans, et au-dessus des nœuds s’élevaient des bols de punch fumant dans des coupes grecques. Ces mots, Café de la Paix, brillaient peints en jaune sur un champ vert à chaque extrémité duquel étaient des pyramides de billes tricolores. Les fenêtres peintes en vert avaient des petites vitres de verre commun.

Dix tuyas plantés à droite et à gauche dans des caisses, et qu’on devrait nommer des arbres à cafés, offraient leur végétation aussi maladive que prétentieuse. Les bannes, par lesquelles les marchands de Paris et de quelques cités opulentes protègent leurs boutiques contre les ardeurs du soleil, sont un luxe inconnu dans Soulanges. Les fioles exposées sur des planches derrière les vitrages méritaient d’autant plus leur nom, que la benoîte liqueur subissait là des cuissons périodiques. En concentrant ses rayons par les bosses lenticulaires des vitres, le soleil faisait bouillonner les bouteilles de Madère, les sirops, les vins de liqueur, les bocaux de prunes et de cerises à l’eau-de-vie mis en étalage, car la chaleur était si grande qu’elle forçait Aglaé, son père et leur garçon à se tenir sur deux banquettes placées de chaque côté de la porte et mal abritées par les pauvres arbustes que mademoiselle arrosait avec de l’eau presque chaude. Par certains jours, on les voyait tous trois étalés là comme des animaux domestiques et dormant.

En 1804, époque de la vogue de Paul et Virginie, l’intérieur fut tendu d’un papier verni représentant les principales scènes de ce roman. On y voyait des nègres récoltant le café, qui se trouvait au moins quelque part dans cet établissement, où l’on ne buvait pas trente tasses de café par mois. Les denrées coloniales étaient si peu dans les habitudes soulangeoises, qu’un étranger qui serait venu demander une tasse de chocolat aurait mis le père Socquard dans un étrange embarras ; néanmoins, il aurait obtenu la nauséabonde bouillie brune que produisent ces tablettes où il entre plus de farine, d’amandes pilées et de cassonade que de sucre et de cacao, vendues à deux sous par les épiciers de village, et fabriquées dans le but évident de ruiner le commerce de cette boisson espagnole.

Quant au café, le père Socquard le faisait tout uniment bouillir dans un vase connu de tous les ménages sous le nom de grand pot brun ; il laissait tomber au fond la poudre mêlée de chicorée, et il servait la décoction avec un sang-froid digne d’un garçon de café de Paris, dans une tasse de porcelaine qui, jetée par terre, ne se serait pas fêlée.

En ce moment, le saint respect que causait le sucre, sous l’Empereur, ne s’était pas encore dissipé dans la ville de Soulanges, et mademoiselle Socquard apportait bravement quatre morceaux de sucre gros comme des noisettes, au marchand forain qui s’avisait de demander ce breuvage littéraire.

La décoration, relevée de glaces à cadres dorés et de patères pour accrocher les chapeaux, n’avait pas été changée depuis l’époque où tout Soulanges vint admirer cette tenture prestigieuse et un comptoir peint en bois d’acajou, à dessus de marbre Sainte-Anne, sur lequel brillaient des vases en plaqué, des lampes à double courant d’air, qui furent, dit-on, données par Gaubertin à la belle madame Socquard. C’est assez indiquer une couche gluante qui ternissait tout, et qui ne peut se comparer qu’à celle dont sont couverts les vieux tableaux oubliés dans les greniers.

Les tables peintes en marbre, les tabourets en velours d’Utrecht rouge, le quinquet à globe plein d’huile alimentant deux becs et attaché par une chaîne au plafond et enjolivé de cristaux, commencèrent la célébrité du Café de la Guerre. Là, de 1802 à 1814, tous les bourgeois de Soulanges allaient jouer aux dominos et au brelan, en buvant des petits verres de liqueur, du vin cuit ; en y prenant des fruits à l’eau-de-vie, des biscuits ; car la cherté des denrées coloniales avait banni le café, le chocolat et le sucre. Le punch était la grande friandise, ainsi que les bavaroises. Ces préparations se faisaient avec une matière sucrée, sirupeuse, semblable à la mélasse, dont le nom s’est perdu, mais qui fit alors la fortune de l’inventeur.

Ces détails succincts sur le Café de la Paix rappelleront ses analogues à la mémoire des voyageurs ; et ceux qui n’ont jamais quitté leur plafond entreverront le plafond noirci par la fumée, les glaces ternies par des milliards de points bruns qui prouvaient en quelle indépendance y vivait la classe des diptères.

La belle madame Socquard, dont les galanteries surpassèrent celles de la Tonsard, avait trôné là, vêtue à la dernière mode ; elle affectionna le turban des sultanes. La sultane a joui, sous l’Empereur, de la vogue qu’obtient l’ange aujourd’hui. Toute la vallée venait jadis y prendre modèle sur les turbans, les chapeaux à visière, les bonnets en fourrures chinoises de la belle cafetière, au luxe de laquelle contribuaient les gros bonnets de Soulanges. Tout en portant sa ceinture au plexus solaire, comme l’ont portée nos mères, si fières de leurs grâces impériales, Junie (elle s’appelait Junie !) fit la maison Socquard ; son mari lui devait la propriété d’un clos de vignes, de cette maison et du Tivoli. Le père de monsieur Lupin avait fait, disait-on, des folies pour la belle Junie Socquard ; Gaubertin, qui la lui avait enlevée, lui devait certainement le petit Bournier.

Ces détails et la science secrète avec laquelle Socquard fabriquait le vin cuit expliqueraient déjà pourquoi son nom et le Café de la Paix étaient devenus populaires ; mais bien d’autres raisons augmentaient cette renommée. On ne trouvait que du vin chez Tonsard et dans les autres cabarets de la vallée ; tandis que depuis Couches jusqu’à La-Ville-aux-Fayes, dans une circonférence de six lieues, le café de Socquard était le seul où l’on pût jouer au billard et boire ce punch que préparait admirablement le bourgeois du lieu. Là seulement se voyaient en étalage des liqueurs fines, des fruits à l’eau-de-vie. Ce nom retentissait donc dans la vallée presque tous les jours, accompagné des idées de volupté superfine que rêvent des gens dont l’estomac est plus sensible que le cœur. A ces causes se joignait encore le privilège d’être partie intégrante de la fête de Soulanges. Dans l’ordre immédiatement supérieur, le Café de la Paix était enfin, pour la ville, ce que le cabaret du Grand-I-Vert était pour la campagne, un entrepôt de venin ; il servait de transit aux commérages entre La-Ville-aux-Fayes et la vallée. Le Grand-I-Vert fournissait le lait et la crème au Café de la Paix, et les deux filles à Tonsard étaient en rapports journaliers avec cet établissement.

Pour Socquard, la place de Soulanges était un appendice de son café. L’Alcide allait de porte en porte causant avec chacun, n’ayant en été qu’un pantalon pour tout vêtement et un gilet à peine boutonné, selon l’usage des cafetiers des petites villes. Il était averti par les gens avec lesquels il causait s’il entrait quelqu’un dans son établissement, où il se rendait pesamment.

Ces détails doivent convaincre les Parisiens qui n’ont jamais quitté leur quartier, de la difficulté, disons mieux, de l’impossibilité de cacher la moindre chose dans la vallée de l’Avonne, depuis Couches jusqu’à La-Ville-aux-Fayes. L’espace n’existe pas dans les campagnes, il s’y trouve de place en place des cabarets du Grand-I-Vert, des cafés de la Paix, qui font l’office d’échos, et où les actes les plus indifférents, accomplis dans le plus grand secret, sont répercutés par une sorte de magie.

Après avoir arrêté son cheval, Rigou descendit de sa carriole et attacha la bride à l’un des poteaux de la porte de Tivoli. Puis, il trouva le plus naturel des prétextes pour écouter la discussion sans en avoir l’air, en se plaçant entre deux fenêtres par l’une desquelles il pouvait, en avançant la tête, voir les personnes, étudier les gestes, tout en saisissant les grosses paroles qui retentissaient aux vitres et que le calme extérieur permettait d’entendre.

— Et si je disais au père Rigou que ton frère Nicolas en veut à la Péchina, s’écriait une voix aigre, qu’il la guette à toute heure, et qu’elle passera dessous le nez à votre seigneur, il saurait bien vous tripoter les entrailles, à tous tant que vous êtes, tas de gueux du Grand-I-Vert.

— Si tu nous faisais une pareille farce, Aglaé, répondit la voix glapissante de Marie Tonsard, tu ne conterais celle que je te ferais qu’aux vers de ton cercueil !… Ne te mêle pas plus des affaires de Nicolas que des miennes avec Bonnébault.

Marie, stimulée par sa grand’mère, avait, comme on le voit, suivi Bonnébault ; en l’épiant, elle l’avait vu, par la fenêtre où stationnait en ce moment Rigou, déployant ses grâces et disant des flatteries assez agréables à mademoiselle Socquard, pour qu’elle se crût obligée de lui sourire. Ce sourire avait déterminé la scène au milieu de laquelle éclata cette révélation assez précieuse pour Rigou.

— Eh bien ! père Rigou, vous dégradez mes propriétés ?… dit Socquard en frappant sur l’épaule de l’usurier.

Le cafetier, venu d’une grange située au bout de son jardin et d’où l’on retirait plusieurs jeux publics, tels que machines à se peser, chevaux à courir la bague, balançoires périlleuses, etc., pour les monter aux places qu’ils occupaient dans son Tivoli, avait marché sans faire de bruit, car il portait ces pantoufles en cuir jaune dont le bas prix en fait vendre des quantités considérables en province.

— Si vous aviez des citrons frais, je me ferais une limonade, répondit Rigou, la soirée est chaude.

— Mais qui piaille ainsi ? dit Socquard en regardant par la fenêtre et voyant sa fille aux prises avec Marie.

— On se dispute Bonnébault, répliqua Rigou d’un air sardonique.

Le courroux du père fut alors comprimé chez Socquard par l’intérêt du cafetier. Le cafetier jugea prudent d’écouter du dehors comme faisait Rigou ; tandis que le père voulait entrer et déclarer que Bonnébault, plein de qualités estimables aux yeux d’un cafetier, n’en avait aucune de bonne comme gendre d’un des notables de Soulanges. Et cependant le père Socquard recevait peu de propositions de mariage. A vingt-deux ans, la fille faisait comme largeur, épaisseur et poids, concurrence à madame Vermichel, dont l’agilité paraissait un phénomène. L’habitude de tenir un comptoir augmentait encore la tendance à l’embonpoint qu’Aglaé devait au sang paternel.

— Quel diable ces filles ont-elles au corps ? demanda le père Socquard à Rigou.

— Ah ! répondit l’ancien bénédictin, c’est de tous les diables celui que l’Église a saisi le plus souvent.

Socquard, pour toute réponse, se mit à examiner sur les tableaux qui séparent les fenêtres les queues de billard dont la réunion s’expliquait difficilement à cause des places où manquait le mortier écaillé par la main du temps.

En ce moment, Bonnébault sortit du billard, une queue à la main, et en frappa rudement Marie, en lui disant :

— Tu m’as fait manquer de touche ; mais je ne te manquerai point, et je continuerai tant que tu n’auras pas mis une sourdine à ta grelote.

Socquard et Rigou, qui jugèrent à propos d’intervenir, entrèrent au café par la place, et firent lever une si grande quantité de mouches que le jour en fut obscurci. Le bruit fut semblable à celui des lointains exercices de l’école des tambours. Après leur premier saisissement, ces grosses mouches à ventre bleuâtre, accompagnées de petites mouches assassines et de quelques mouches à chevaux, revinrent reprendre leurs places au vitrage, où, sur trois rangs de planches dont la peinture avait disparu sous leurs points noirs, se voyaient des bouteilles visqueuses, rangées comme des soldats.

Marie pleurait. Etre battue devant sa rivale par l’homme aimé est une de ces humiliations qu’aucune femme ne supporte, à quelque degré qu’elle soit de l’échelle sociale, et plus bas elle est, plus violente est l’expression de sa haine ; aussi la fille à Tonsard ne vit-elle ni Rigou ni Socquard ; elle tomba sur un tabouret, dans un morne et farouche silence, que l’ancien religieux épia.

— Cherche un citron frais, Aglaé, dit le père Socquard ; et rince toi-même un verre à patte.

— Vous avez sagement fait de renvoyer votre fille, dit tout bas Rigou à Socquard, elle allait être blessée à mort peut-être.

Et il montra d’un coup-d’œil la main par laquelle Marie tenait un tabouret qu’elle avait empoigné pour le jeter à la tête d’Aglaé qu’elle visait.

— Allons, Marie, dit le père Socquard en se plaçant devant elle, on ne vient pas ici pour prendre des tabourets… et si tu cassais mes glaces, ce n’est pas avec le lait de tes vaches que tu me les paierais…

— Père Socquard, votre fille est une vermine, et je la vaux bien, entendez-vous ? Si vous ne voulez pas de Bonnébault pour gendre, il est temps que vous lui disiez d’aller jouer ailleurs que chez vous au billard !… qu’il y perd des cent sous à tout moment.

Au début de ce flux de paroles criées plutôt que dites, Socquard prit Marie par la taille et la jeta dehors, malgré ses cris. Il était temps pour elle, Bonnébault sortait de nouveau du billard, l’œil en feu.

— Ca ne finira pas comme ça ! s’écria Marie Tonsard.

— Tire-nous ta révérence, dit Bonnébault que Viollet tenait à bras le corps pour l’empêcher de se livrer à quelque brutalité, ou jamais je ne te parle ni ne te regarde.

— Toi, dit Marie en jetant à Bonnébault un regard plein de reproches, rends-moi mon argent, et je te laisse à mademoiselle Socquard, si elle est assez riche pour te garder…

Là-dessus, Marie effrayée de voir Socquard à peine maître de Bonnébault, qui fit un bond de tigre, se sauva sur la route.

Rigou fit monter Marie dans sa carriole, afin de la soustraire à la colère de Bonnébault dont la voix retentissait jusqu’à l’hôtel Soudry ; puis, après avoir ainsi caché Marie, il revint boire sa limonade en examinant le groupe formé par Plissoud, par Amaury, par Viollet et par le garçon de café, qui tâchaient de calmer Bonnébault.

— Allons, c’est à vous à jouer, Hussard, dit Amaury, petit jeune homme blond à l’œil trouble.

— D’ailleurs, elle a filé, dit Viollet.

Si quelqu’un a jamais exprimé la surprise, ce fut Plissoud, au moment où il aperçut l’usurier de Blangy assis à l’une des tables et plus occupé de lui, Plissoud, que de la dispute des deux filles. Malgré lui, l’huissier laissa voir sur son visage l’espèce d’étonnement que cause la rencontre d’un homme à qui l’on en veut, ou contre qui l’on complote, et il rentra soudain dans le billard.

— Adieu père Socquard, dit l’usurier.

— Je vais vous amener votre voiture, reprit le limonadier, donnez-vous le temps.

— Comment faire pour savoir ce que ces gens-là se disent en jouant la poule, se demandait à lui-même Rigou qui vit dans la glace la figure du garçon.

Ce garçon était un homme à deux fins, il faisait les vignes de Socquard, il balayait le café, le billard, il tenait le jardin propre et arrosait le Tivoli, le tout pour vingt écus par an. Il était toujours sans veste, hormis les grandes occasions, et il avait pour tout costume un pantalon de toile bleue, de gros souliers, un gilet de velours rayé devant lequel il portait un tablier de toile de ménage quand il était de service au billard ou dans le café. Ce tablier à cordons était l’insigne de ses fonctions. Ce gars avait été loué par le limonadier à la dernière foire, car dans cette vallée comme dans toute la Bourgogne, les gens se prennent sur la place pour l’année, absolument comme on y achète des chevaux.

— Comment te nomme-t-on ? lui dit Rigou.

— Michel, pour vous servir, répondit le garçon.

— Ne vois-tu pas ici quelquefois le père Fourchon ?

— Deux ou trois fois par semaine, avec monsieur Vermichel, qui me donne quelques sous pour l’avertir quand sa femme déboule sur eux…

— C’est un brave homme le père Fourchon, et instruit, dit Rigou, qui paya sa limonade et quitta ce café nauséabond en voyant sa carriole que le père Socquard avait amenée devant le café.

En montant dans sa voiture, le père Rigou aperçut le pharmacien, et il le héla par un : " Ohé, monsieur Vermut ! " En reconnaissant le richard, Vermut hâta le pas, Rigou le rejoignit et lui dit à l’oreille :

— Croyez-vous qu’il y ait des réactifs qui puissent désorganiser le tissu de la peau jusqu’au point de produire un mal réel, comme un panaris au doigt ?…

— Si monsieur Gourdon veut s’en mêler, oui, répondit le petit savant.

— Vermut ! pas un mot là-dessus, ou sinon nous serions brouillés ; mais parlez-en à monsieur Gourdon, et dites-lui de venir me voir après-demain ; je lui procurerai l’opération assez délicate de couper un index.

Puis, l’ancien maire, laissant le petit pharmacien ébahi, monta dans sa carriole à côté de Marie Tonsard.

— Eh bien ! petite vipère, lui dit-il en lui prenant le bras quand il eut attaché les guides de sa bête à un anneau sur le devant du tablier de cuir qui fermait sa carriole, et que le cheval eut pris son allure, tu crois donc que tu garderas Bonnébault en te livrant à des violences pareilles… Si tu étais sage, tu favoriserais son mariage avec cette grosse tonne de bêtise, et alors tu pourrais te venger.

Marie ne put s’empêcher de sourire en répondant :

— Ah ! que vous êtes vicieux ! vous êtes bien notre maître à tous !

— Ecoute, Marie, moi, j’aime les paysans ; mais il ne faut pas qu’un de vous se mette entre mes dents et une bouchée de gibier… Ton frère Nicolas, comme l’a dit Aglaé, poursuit la Péchina. Ce n’est pas bien, car je la protége cette enfant, elle sera mon héritière pour trente mille francs, et je veux la bien marier. J’ai su que Nicolas, aidé par ta sœur Catherine, avait failli tuer cette pauvre petite, ce matin ; tu verras ce soir ton frère et ta sœur, dis-leur ceci : — Si vous laissez la Péchina tranquille, le père Rigou sauvera Nicolas de la conscription….

— Vous êtes le diable en personne, s’écria Marie, on dit que vous avez signé un pacte avec lui… c’est-il possible ?

— Oui, dit gravement Rigou.

— On nous le disait aux veillées, mais je ne le croyais pas.

— Il m’a garanti qu’aucun attentat dirigé contre moi ne m’atteindrait, que je ne serais jamais volé, que je vivrais cent ans sans maladie, que je réussirais en tout, et que jusqu’à l’heure de ma mort je serais jeune comme un coq de deux ans…

— Ca se voit bien, dit Marie. Eh bien ! il vous est diablement facile de sauver mon frère de la conscription…

— S’il le veut, car il faut qu’il y laisse un doigt, voilà tout, reprit Rigou, je lui dirai comment !

— Tiens ! vous prenez le chemin du haut, dit Marie.

— A la nuit, je ne passe plus par ici, répondit l’ancien moine.

— A cause de la croix, dit naïvement Marie.

— C’est bien cela, rusée ! répondit le diabolique personnage.

Ils étaient arrivés à un endroit où la route cantonale est creusée à travers une faible élévation du terrain. Cette tranchée offre deux talus assez roides, comme on en voit tant sur les routes de France.

Au bout de cette gorge, d’une centaine de pas de longueur, les routes de Ronquerolles et de Cerneux forment un carrefour planté d’une croix. De l’un ou de l’autre talus, un homme peut ajuster un passant et le tuer presque à bout portant, avec d’autant plus de facilité que cette éminencée tant couverte de vignes, un malfaiteur trouve toute facilité pour s’embusquer dans des buissons de ronces venus au hasard. On devine pourquoi l’usurier, toujours prudent, ne passait jamais par là de nuit ; la Thune tourne ce monticule appelé les Clos-de-la-Croix. Jamais place plus favorable ne s’est rencontrée pour une vengeance ou pour un assassinat, car le chemin de Ronquerolles va rejoindre le pont fait sur l’Avonne, devant le pavillon du rendez-vous de chasse, et le chemin de Cerneux mène au delà de la route royale, en sorte qu’entre les quatre chemins des Aigues, de La-Ville-aux-Fayes, de Ronquerolles et de Cerneux, le meurtrier peut se choisir une retraite et laisser dans l’incertitude ceux qui se mettraient à sa poursuite.

— Je vais te laisser à l’entrée du village, dit Rigou quand il aperçut les premières maisons de Blangy.

— A cause d’Annette, vieux lâche ! s’écria Marie. La renverrez-vous bientôt, celle-là, v’là trois ans que vous l’avez !… Ce qui m’amuse, c’est que votre vieille se porte bien… le bon Dieu se venge…