Les Papiers posthumes du Pickwick Club/Tome II/XV.

Traduction par Pierre Grollier.
Hachette (2p. 215-229).


CHAPITRE XV.

Où l’on apprend diverses petites aventures arrivées dans la prison, ainsi que la conduite mystérieuse de M. Winkle ; et où l’on voit comment le pauvre prisonnier de la chancellerie fut enfin relâché.

M. Pickwick était trop vivement touché par l’inébranlable attachement de son domestique, pour pouvoir lui témoigner quelque mécontentement de la précipitation avec laquelle il s’était fait incarcérer, pour une période indéfinie. La seule chose sur laquelle il persista à demander une explication, c’était le nom du créancier de Sam ; mais celui-ci persévéra également à ne point le dire.

« Ça ne servirait de rien, monsieur, répétait-il constamment. C’est une créature malicieuse, rancunière, avaricieuse, vindicative, avec un cœur qu’il n’y a pas moyen de toucher, comme observait le vertueux vicaire au gentleman hydropique, qui aimait mieux laisser son bien à sa femme, que de bâtir une chapelle avec.

— En vérité, Sam, la somme est si petite qu’il serait fort aisé de la payer ; et puisque je me suis décidé à vous garder avec moi, vous devriez faire attention que vous me seriez beaucoup plus utile si vous pouviez aller au dehors.

— Je vous suis bien obligé, monsieur, mais je ne voudrais pas.

— Qu’est-ce que vous ne voudriez pas, Sam ?

— Je ne voudrais pas m’abaisser à demander une faveur à cet ennemi sans pitié.

— Mais ce n’est pas lui demander une faveur que de lui offrir son argent.

— Je vous demande pardon, monsieur, ce serait une grande faveur de le payer, et il n’en mérite pas. Voilà l’histoire, monsieur. »

En cet endroit, M. Pickwick frottant son nez avec un air de vexation, Sam jugea qu’il était prudent de changer de thème. « Monsieur, dit-il, je prends ma détermination par principe, comme vous prenez la vôtre, ce qui me rappelle l’histoire de l’homme qui s’est tué par principe. Vous la savez nécessairement, monsieur ! » Ici Sam cessaa de parler, et du coin de l’œil gauche jeta à son maître un regard comique.

« Il n’y a pas de nécessité là-dedans, Sam, dit M. Pickwick, en se laissant aller graduellement à sourire, malgré le déplaisir que lui avait causé l’obstination de Sam. La renommée du gentleman en question n’est jamais venue à mes oreilles.

— Jamais, monsieur ? Vous m’étonnez, monsieur ; il était employé dans les bureaux du gouvernement.

— Ah ! vraiment ?

— Oui, monsieur ; et c’était un gentleman fort agréable encore ; un de l’espèce soigneuse et méthodique, qui fourrent leurs pieds dans leurs claques, quand il fait humide, et qui n’ont jamais d’autre ami près de leur cœur qu’une peau de lièvre. Il faisait des économies par principe ; mettait une chemise blanche tous les jours, par principe ; ne parlait jamais à aucun de ses parents, par principe, de peur qu’ils ne lui empruntassent de l’argent ; enfin c’était réellement un caractère tout à fait agréable. Il faisait couper ses cheveux tous les quinze jours, par principe, et s’abonnait chez son tailleur, suivant le principe économique : trois vêtements par an, et renvoyer les anciens. Comme c’était un gentleman très-régulier, il dînait tous les jours au même endroit, à trente-trois pence par tête, et il en prenait joliment pour ses trente-trois pence. L’hôte le disait bien ensuite, en versant de grosses larmes, sans parler de la manière dont il attisait le feu dans l’hiver, ce qui était une perte sèche de quatre pence et demi par jour, outre la vexation de le voir faire. Avec ça il était si long à lire les journaux : « Le Morning-Post après le gentleman, » disait-il tous les jours en arrivant. « Voyez pour le Times, Thomas. Apportez-moi le Morning-Herald, quand il sera libre. N’oubliez pas de demander le Chronicle, et donnez-moi l’Advertiser. » Alors il appliquait ses yeux sur l’horloge, et il sortait un quart de minute, juste avant le temps, pour enlever le papier du soir au gamin qui l’apportait, et puis il se mettait à le lire avec tant d’intérêt et de persévérance, qu’il réduisait les autres habitués au désespoir et à la rage, surtout un petit vieux très-colère, que le garçon était toujours obligé de surveiller de près, dans ces moments-là, de peur qu’il ne se portât à quelque excès avec le couteau à découper. Eh bien ! monsieur, il restait là, occupant la meilleure place, pendant trois heures, et ne prenant jamais rien après son dîner qu’un petit somme ; et ensuite, il s’en allait au café à côté, et il avalait une petite tasse de café et quatre crumpets[1] ; après quoi il rentrait à Kensington et se mettait au lit. Une nuit il se trouve mal. Le docteur vient dans un coupé vert, avec une espèce de marchepied à la Robinson Crusoé, qu’il pouvait baisser et relever après lui quand il voulait, pour que le cocher ne soit pas obligé de descendre, et ne laisse pas voir au public qu’il n’a qu’un habit de livrée et pas de culottes pareilles. Bien. « Qu’est-ce que vous avez ? dit le docteur. — Ça va très-mal, dit le patient. — Qu’est-ce que vous avez mangé ? dit le docteur. — Du veau rôti, dit le patient. — Quelle est la dernière chose que vous avez dévoré ? dit le docteur. — Des crumpets, dit le patient. — C’est ça, dit le docteur. Je vas vous envoyer une boîte de pilules sur-le-champ, et n’en prenez plus, dit-il. — Plus de quoi, dit le patient ? des pilules ? — Non pas, des crumpets, dit le docteur. — Pourquoi ? dit le patient en se levant sur son séant. J’en mange quatre tous les soirs depuis quinze ans, par principe. — Vous ferez bien d’y renoncer, par principe, dit le docteur. — C’est un gâteau très-sain, monsieur dit le patient. — C’est un gâteau très-malsain, dit le docteur avec colère. — Mais ça revient si bon marché, dit le patient en baissant un peu la voix, et ça remplit si bien l’estomac pour le prix. — C’est trop cher pour vous, n’importe à quel prix, dit le docteur. Trop cher, quand on vous payerait pour en manger. Quatre crumpets par soirée ! dit-il : ça ferait votre affaire en six mois. » Le patient le regarda en face, pendant quelque temps, et à la fin, il lui dit, après avoir bien ruminé : « Êtes-vous sûr de ça, monsieur ? — J’en mettrais ma réputation au feu, dit le docteur. — Combien pensez-vous qu’il en faudrait pour me tuer, en une fois ? dit le patient. — Je ne sais pas, dit le docteur. — Pensez-vous que si j’en mangeais pour trois francs, ça me tuerait ? dit le patient. — C’est possible, dit le docteur. — Pour trois francs soixante-quinze, ça ne me manquerait pas, je suppose ? dit le patient. — Certainement, dit le docteur. — Très-bien, dit le patient. Bonsoir. » Le lendemain il se lève, fait allumer son feu, envoie chercher pour trois francs soixante-quinze de crumpets, les fait rôtir toutes, les mange et se brûle la cervelle.

— Eh pourquoi fit-il cela ? demanda brusquement M. Pickwick, affecté au plus haut point, par le dénoûment tragique de la narration.

— Pourquoi, monsieur ? pour prouver son grand principe, que les crumpets sont une nourriture saine, et pour faire voir qu’il ne voulait se laisser mener par personne. »

C’est par de tels artifices oratoires que Sam éluda les questions de son maître, pendant le premier soir de sa résidence à la flotte. À la fin, voyant que toute remontrance était inutile M. Pickwick consentit, quoiqu’avec regret, à ce qu’il se logeât, à tant la semaine, chez un savetier chauve qui occupait une petite chambre dans l’une des galeries supérieures. Sam porta dans cet humble appartement, un matelas, une couverture et des draps loués à M. Roker, et lorsqu’il s’étendit sur ce lit improvisé, il y était aussi à son aise que s’il avait été élevé dans la prison, et que toute sa famille y eût végété depuis trois générations.

« Fumez-vous toujours après que vous êtes couché, vieux coq ? demanda Sam à son hôte, lorsque l’un et l’autre se furent placés horizontalement pour la nuit.

— Oui, toujours, jeune cochinchinois, répondit le savetier.

— Voulez-vous me permettre de vous demander pourquoi vous faites votre lit sous la table ?

— Parce que j’ai toujours été z’habitué à un baldaquin, avant de venir ici, et je trouve que la table fait juste le même effet.

— Vous avez un fameux caractère, monsieur[2], dit Sam.

— Je n’en sais rien, répondit le savetier, en secouant la tête ; mais si vous voulez en trouver un bon, je crains que vous n’ayez de la peine dans cet établissement ici. »

Pendant ce dialogue, Sam était étendu sur son matelas, à une extrémité de la chambre, et le savetier sur le sien, à l’autre extrémité. L’appartement était illuminé par la lumière d’une chandelle, et par la pipe du savetier qui luisait sous la table comme un charbon ardent. Toute courte qu’eût été cette conversation, elle avait singulièrement prédisposé Sam en faveur de son hôte. En conséquence il se souleva sur son coude, et se mit à l’examiner plus soigneusement qu’il n’avait eu jusqu’alors le temps, ou l’envie de le faire.

C’était un homme blême, tous les savetiers le sont. Il avait une barbe rude et hérissée, tous les savetiers l’ont ainsi ; son visage était un drôle de chef-d’œuvre, tout contourné, tout raboteux, mais où régnait un air de bonne humeur, et dont les yeux devaient avoir eu une fort joyeuse expression, car ils jetaient encore des étincelles. Le savetier avait soixante ans d’âge, et Dieu sait combien de prison, de sorte qu’il était assez singulier de découvrir encore en lui quelque chose qui approchât de la gaieté. C’était un petit homme ; et comme il était replié dans son lit, il paraissait à peu près aussi long qu’il aurait dû l’être, s’il n’avait point eu de jambes. Il tenait dans sa bouche une grosse pipe rouge, et, tout en fumant, il envisageait la chandelle avec une béatitude véritablement digne d’envie.

« Y a-t-il longtemps que vous êtes ici ? lui demanda Sam, après un silence de quelques minutes.

— Douze ans, répondit le savetier en mordant, pour parler, le bout de sa pipe.

— Pour mépris envers la cour de chancellerie ? » demanda Sam.

Le savetier fit un signe affirmatif.

« Eh bien ! alors, reprit Sam avec mécontentement, pourquoi vous embourbez-vous dans votre obstination, à user votre précieuse vie ici, dans cette grande fondrière ? Pourquoi ne cédez-vous pas, et ne dites-vous pas au chancelier que vous êtes fâché d’avoir manqué de respect à la cour, et que vous ne le ferez plus ?. »

Le savetier mit sa pipe dans le coin de sa bouche, pour sourire, et la ramena ensuite à sa place, mais ne répondit rien.

« Pourquoi ? reprit Sam avec plus de force.

— Ah ! dit le savetier, vous n’entendez pas bien ces affaires-là. Voyons, qu’est-ce que vous supposez qui m’a ruiné ?

— Eh !… fit Sam, en mouchant la chandelle, je suppose que vous avez fait des dettes pour commencer ?

— Je n’ai jamais dû un liard ; devinez encore.

— Eh bien ! peut-être que vous avez acheté des maisons, ce qui veut dire devenir fou en langage poli ; ou bien que vous vous êtes mis à bâtir, ce qu’on appelle être incurable, en langage médical. »

Le savetier secoua la tête et dit : « Essayez encore.

— J’espère que vous ne vous êtes pas amusé à plaider ? poursuivit Sam, d’un air soupçonneux.

— C’est pas dans mes mœurs. Le fait est que j’ai été ruiné pour avoir fait un héritage.

— Allons ! allons ! ça ne prendra pas. Je voudrais bien avoir un riche ennemi qui tramerait ma destruction de cette manière-là. Je me laisserais faire.

— Ah ! j’étais sûr que vous ne me croiriez pas, dit le savetier, en fumant sa pipe avec une résignation philosophique. J’en ferais autant à votre place. C’est pourtant vrai malgré ça.

— Comment ça se peut-il ? demanda Sam, déjà à moitié convaincu par l’air tranquille du savetier.

— Voilà comment. Un vieux gentleman, pour qui je travaillais dans la province, et dont j’avais épousé une parente (elle est morte, grâce à Dieu ! puisse-t-il la bénir !) eut une attaque et s’en alla.

— Où ? demanda Sam qui, après les nombreux événements de la soirée, était un peu endormi.

— Est-ce que je puis savoir ça ? répondit le savetier, en parlant à travers son nez, pour mieux jouir de sa pipe. Il mourut.

— Ah ! bien ! Et ensuite ?

— Ensuite, il laissa cinq mille livres sterling.

— C’était bien distingué de sa part.

— Il me laissa mille livres à moi, parce que j’avais épousé une de ses parentes, voyez-vous.

— Très-bien, murmura Sam.

— Et étant entouré d’un grand nombre de nièces et de neveux, qui étaient toujours à se disputer, il me fit son exécuteur et me chargea de diviser le reste entre eux, comme fidéi-commissaire.

— Qu’est-ce que vous entendez par-là, demanda Sam, en se réveillant un peu. Si ce n’est pas de l’argent comptant, à quoi ça sert-il ?

— C’est un terme de loi qui veut dire qu’il avait confiance en moi.

— Je ne crois pas ça, répartit Sam en hochant la tête ; il n’y a guère de confiance dans cette boutique-là. Mais c’est égal ; marchez.

— Pour lors, dit le savetier ; comme j’allais faire enregistrer le testament, les nièces et les neveux, qui étaient furieux de ne pas avoir tout l’argent, s’y opposent par un caveat.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Un instrument légal. Comme qui dirait : halte-là !

— Je vois ; un parent du ayez sa carcasse. Ensuite ?

— Ensuite, voyant qu’ils ne pouvaient pas s’entendre entre eux sur l’exécution du testament, ils retirent le caveat et je paye tous les legs. À peine si j’avais fait tout cela, quand voilà un neveu qui demande l’annulation du testament. L’affaire se plaide quelques mois après devant un vieux gentleman sourd, dans une petite chambre à côté du cimetière de Saint-Paul ; et après que quatre avocats ont passé chacun une journée à embrouiller l’affaire, il passe une semaine ou deux à réfléchir sur les pièces qui faisaient six gros volumes, et il donne son jugement comme quoi le testateur n’avait pas le cerveau bien solide, et comme quoi je dois payer de nouveau tout l’argent, avec tous les frais. J’en appelle. L’affaire vient devant trois ou quatre gentlemen très-endormis, qui l’avaient déjà entendue dans l’autre cour, où ils sont des avocats sans cause. La seule différence, c’est que dans l’autre cour on les appelait les délégués, et que dans cette cour-ci, on les appelle docteurs : tâchez de comprendre ça. Bien : ils confirment très-respectueusement la décision du vieux gentleman sourd. Mon homme de loi avait eu depuis longtemps tout mon argent, tellement qu’entre le principal, comme ils appellent ça, et les frais, je suis ici pour dix mille livres sterling, et j’y resterai à raccommoder des souliers jusqu’à ce que je meure. Quelques gentlemen ont parlé de porter la question devant le parlement, et je crois bien qu’ils l’auraient fait ; seulement ils n’avaient pas le temps de venir me voir, et je ne pouvais pas aller leur parler, et ils se sont ennuyés de mes longues lettres, et ils ont abandonné l’affaire, et tout ceci, c’est la vérité devant Dieu, sans un mot de suppression ni d’exagération, comme le savent très-bien cinquante personnes tant ici que dehors. »

Le savetier s’arrêta pour voir quel effet son histoire avait produit sur Sam. Il s’était endormi. Le savetier secoua la cendre de sa pipe, la posa par terre à côté de lui, soupira, tira sa couverture sur sa tête, et s’endormit aussi.

Le lendemain matin, Sam étant activement engagé à polir les souliers de son maître et à brosser ses guêtres noires, dans la chambre du savetier, M. Pickwick se trouvait seul, à déjeuner, lorsqu’un léger coup fut frappé à sa porte. Avant qu’il eût eu le temps de crier entrez ! il vit apparaître une tête chevelue et une calotte de velours de coton, articles d’habillement qu’il n’eut pas de peine à reconnaître comme la propriété personnelle de M. Smangle.

« Comment ça va-t-il ? demanda ce vertueux personnage, en accompagnant cette question de deux ou trois signes de tête. Attendez-vous quelqu’un ce matin ? Il y a trois gentlemen, des gaillards diablement élégants, qui demandent après vous, en bas, et qui frappent à toutes les portes. Aussi ils sont joliment rembarrés par les pensionnaires qui prennent la peine de leur ouvrir.

— Mais à quoi pensent-ils donc ! dit M. Pickwick, en se levant. Oui, ce sont sans doute quelques amis que j’attendais plutôt hier.

— Des amis à vous ! s’écria Smangle, en saisissant M. Pickwick par la main. En voilà assez, Dieu me damne ! dès ce moment ils sont mes amis, et ceux de Mivins aussi : « Diablement agréable et distingué, cet animal de Mivins, hein ? » dit M. Smangle avec grande sensibilité.

— Véritablement, répondit M. Pickwick avec hésitation, je connais si peu ce gentleman que…

— Je le sais, interrompit Smangle, en lui frappant sur l’épaule. Vous le connaîtrez mieux quelque jour ; vous en serez charmé. Cet homme-là, monsieur, poursuivit Smangle, avec une contenance solennelle, a des talents comiques qui feraient honneur au théâtre de Drury-Lane.

— En vérité ?

— Oui, de par Jupiter ! Si vous l’entendiez quand il fait les quatre chats dans un tonneau ! Ce sont bien quatre chats distincts, je vous en donne ma parole d’honneur. Vous voyez comme c’est spirituel ? Dieu me damne ! on ne peut pas s’empêcher d’aimer un homme qui a un talent pareil. Il n’a qu’un seul défaut, cette petite faiblesse dont je vous ai prévenu, vous savez ? »

Comme, en cet endroit, M. Smangle dandina sa tête d’une manière confidentielle et sympathisante, M. Pickwick sentit qu’il devait dire quelque chose : « Ah ! fit-il, en conséquence, et il regarda avec impatience vers la porte.

— Ah ! répéta M. Smangle, avec un profond soupir ; cet homme-là, monsieur, c’est une délicieuse compagnie ; je ne connais pas de meilleure compagnie. Il n’a que ce petit défaut ; si l’ombre de son grand-père lui apparaissait, il ferait une lettre de change sur papier timbré, et le prierait de l’endosser.

— Pas possible ! s’écria M. Pickwick

— Oui, ajouta M. Smangle ; et s’il avait le pouvoir de l’évoquer une seconde fois, il l’évoquerait au bout de deux mois et trois jours, pour renouveler son billet.

— Ce sont-là des traits fort remarquables, dit M. Pickwick ; mais pendant que nous causons ici, j’ai peur que mes amis ne soient fort embarrassés pour me trouver.

— Je vais les amener, répondit Smangle en se dirigeant vers la porte. Adieu, je ne vous dérangerai point pendant qu’ils seront ici… À propos… »

En prononçant ces deux derniers mots, Smangle s’arrêta tout à coup, referma la porte, qu’il avait à moitié ouverte, et retournant sur la pointe du pied près de M. Pickwick, lui dit tout bas à l’oreille :

« Vous ne pourriez pas, sans vous gêner, me prêter une demi-couronne jusqu’à la fin de la semaine prochaine ? »

M. Pickwick put à peine s’empêcher de sourire ; cependant il parvint à conserver sa gravité, tira une demi-couronne, et la plaça dans la main de M. Smangle. Celui-ci, après un grand nombre de clignements d’œil, qui impliquaient un profond mystère, disparut pour chercher les trois étrangers, avec lesquels il revint bientôt après. Alors ayant toussé trois fois, et fait à M. Pickwick autant de signes de tête, comme une assurance qu’il n’oublierait pas sa dette, il donna des poignées de main à toute la compagnie, d’une manière fort engageante, et se retira.

« Mes chers amis, dit M. Pickwick en pressant alternativement les mains de M. Tupman, de M. Winkle et de M. Snodgrass, qui étaient les trois visiteurs en question ; je suis enchanté de vous voir. »

Le triumvirat était fort affecté. M. Tupman branla la tête d’un air éploré ; M. Snodgrass tira son mouchoir, avec une émotion visible ; M. Winkle se retira à la fenêtre, et renifla tout haut.

« Bonjour gentlemen, dit Sam, qui entrait en ce moment avec les souliers et les guêtres. Plus de mérancolie, comme disait l’écolier quand la maîtresse de pension mourut. Soyez les bienvenus à la prison, gentlemen.

— Ce fou de Sam, dit M. Pickwick en lui tapant sur la tête, pendant qu’il s’agenouillait pour boutonner les guêtres de son maître, ce fou de Sam, qui s’est fait arrêter pour rester avec moi !

— Quoi ! s’écrièrent les trois amis.

— Oui, gentlemen, dit Sam, je suis… Tenez-vous tranquille, monsieur, s’il vous plaît… Je suis prisonnier, gentlemen. Me voilà confiné[3] comme disait la petite dame.

— Prisonnier, s’écria M. Winkle avec une véhémence inconcevable.

— Ohé, monsieur ? reprit Sam, en levant la tête ; qu’est-ce qu’il y a, monsieur ?

— J’avais espéré Sam, que… C’est-à-dire… Rien, rien, » répondit M. Winkle précipitamment.

Il y avait quelque chose de si brusque et de si égaré dans les manières de M. Winkle, que M. Pickwick regarda involontairement ses deux amis, comme pour leur demander une explication.

« Nous n’en savons rien, dit M. Tupman, en réponse à ce muet appel. Il a été fort agité ces deux jours-ci, et tout à fait différent de ce qu’il est ordinairement. Nous craignions qu’il n’eût quelque chose, mais il le nie résolument.

— Non, non, dit M. Winkle en rougissant sous le regard de M. Pickwick, je n’ai vraiment rien, je vous assure que je n’ai rien, mon cher monsieur ; seulement je serai obligé de quitter la ville, pendant quelque temps, pour une affaire privée, et j’avais espéré que vous me permettriez d’emmener Sam. »

La physionomie de M. Pickwick exprima encore plus d’étonnement.

« Je pense, balbutia M. Winkle, que Sam ne s’y serait pas refusé ; mais évidemment cela devient impossible, puisqu’il est prisonnier ici. Je serai donc obligé d’aller tout seul. »

Pendant que M. Winkle disait ceci, M. Pickwick sentit, avec quelque étonnement, que les doigts de Sam tremblaient en attachant ses guêtres, comme s’il avait été surpris ou ému. Quand M. Winkle eut cessé de parler, Sam leva la tête pour le regarder, et quoique le coup d’œil qu’ils échangèrent ne durâ qu’un instant, ils eurent l’air de s’entendre.

« Sam, dit vivement M. Pickwick, savez-vous quelque chose de ceci ?

— Non monsieur, répliqua Sam, en recommençant à boutonner avec une assiduité extraordinaire.

— En êtes-vous sûr, Sam ?

— Eh ! mais, monsieur, je suis bien sûr que je n’ai jamais rien entendu sur ce sujet, jusqu’à présent. Si je fais quelques conjectures là-dessus, ajouta Sam, en regardant M. Winkle, je n’ai pas le droit de dire ce que c’est, de peur de me tromper.

— Et moi je n’ai pas le droit de m’ingérer davantage dans les affaires d’un ami, quelque intime qu’il soit, reprit M. Pickwick, après un court silence. À présent je dirai seulement que je n’y comprends rien du tout. Mais en voilà assez là-dessus. »

M. Pickwick s’étant ainsi exprimé, amena la conversation sur un autre sujet, et M. Winkle parut graduellement plus à son aise, quoiqu’il fût encore loin de l’être tout à fait. Cependant nos amis avaient tant de choses à se dire, que la matinée s’écoula rapidement. Vers trois heures, Sam posa sur une petite table un gigot de mouton et un énorme pâté, sans parler de plusieurs plats de légumes et de force pots de porter, qui se promenaient sur les chaises et sur les canapés. Quoique ce repas eût été acheté et dressé dans une cuisine voisine de la prison, chacun se montra disposé à y faire honneur.

Au porter succédèrent une bouteille ou deux d’excellent vin, pour lequel M. Pickwick avait dépêché un exprès au café de la Corne, dans Doctors’ Common. Pour dire la vérité, la bouteille ou deux pourraient être plus convenablement énoncées comme une bouteille ou six, car avant qu’elles fussent bues et le thé achevé, la cloche commença à sonner pour le départ des étrangers.

Si la conduite de M. Winkle avait été inexplicable dans la matinée, elle devint tout à fait surnaturelle, lorsqu’il se prépara à prendre congé de son ami, sous l’influence des bouteilles vidées. Il resta en arrière jusqu’à ce que MM. Tupman et Snodgrass eussent disparu, et alors, saisissant la main de M. Pickwick, avec une physionomie où le calme d’une résolution désespérée se mêlait effroyablement avec la quintessence de la tristesse :

« Bonsoir, mon cher monsieur, lui dit-il entre ses dents jointes.

— Dieu vous bénisse, mon cher garçon ! répliqua M. Pickwick, en serrant avec chaleur la main de son jeune ami.

— Allons donc ! cria M. Tupman de la galerie.

— Oui, oui, sur-le-champ, répondit M. Winkle. Bonsoir !

— Bonsoir. » dit M. Pickwick.

Un autre bonsoir fut échangé, puis un autre, puis une demi-douzaine d’autres, et cependant M. Winkle tenait encore solidement la main du philosophe, et considérait son visage avec la même expression extraordinaire.

« Vous serait-il arrivé quelque chose ? lui demanda à la fin M. Pickwick, lorsqu’il eut le bras fatigué de secousses.

— Non, non.

— Eh bien ! alors, bonsoir, reprit-il en essayant de dégager sa main.

— Mon ami, mon bienfaiteur, mon respectable mentor, murmura M. Winkle en le saisissant par le poignet ; ne me jugez pas sévèrement, et lorsque vous apprendrez à quelles extrémités des obstacles insurmontables…

— Allons donc ! dit M. Tupman, en reparaissant à la porte. Si vous ne venez pas, nous allons être enfermés ici !

— Oui, oui ; je suis prêt, » répliqua M. Winkle, et par un violent effort il s’arracha de la chambre de M. Pickwick.

Notre philosophe le suivait des yeux le long du corridor, dans un muet étonnement, lorsque Sam parut au haut de l’escalier, et chuchota un instant à l’oreille de M. Winkle.

« Oh ! certainement, comptez sur moi, répondit tout haut celui-ci.

— Merci, monsieur. Vous ne l’oublierez pas, monsieur ?

— Non, assurément.

— Bonne chance, monsieur, dit Sam, en touchant son chapeau. J’aurais beaucoup aimé aller avec vous, monsieur ; mais naturellement le gouverneur avant tout.

— Vous avez raison, cela vous fait honneur, dit M. Winkle ; » et en parlant ainsi, les interlocuteurs descendaient l’escalier et disparaissaient.

« C’est très-extraordinaire ! pensa M. Pickwick, en rentrant dans sa chambre et en s’asseyant près de sa table dans une attitude réfléchie. Qu’est-ce que ce jeune homme peut aller faire ?. »

Il y avait quelque temps qu’il ruminait sur cette idée, lorsque la voix de Roker, le guichetier, demanda s’il pouvait entrer.

« Certainement, dit M. Pickwick.

— Je vous ai apporté un traversin plus doux, monsieur, en place du provisoire que vous aviez la nuit dernière.

— Je vous remercie. Voulez-vous prendre un verre de vin ?

— Vous êtes bien bon, monsieur, répliqua M. Roker en acceptant le verre. À la vôtre, monsieur.

— Bien obligé.

— Je suis fâché de vous apprendre que votre propriétaire n’est pas très-bien portant ce soir, monsieur, dit le guichetier, en inspectant la bordure de son chapeau, avant de le remettre sur sa tête.

— Quoi ! le prisonnier de la chancellerie ? s’écria M. Pickwick.

— Il ne sera pas longtemps prisonnier de la chancellerie, monsieur, répliqua Roker, en tournant son chapeau, de manière à pouvoir lire le nom du chapelier.

— Vous me faites frissonner, reprit M. Pickwick. Qu’est-ce que vous voulez dire !

— Il y a longtemps qu’il est poitrinaire, et il avait bien de la peine à respirer cette nuit. Depuis plus de six mois, le docteur nous dit que le changement d’air pourrait seul le sauver.

— Grand Dieu ! s’écria M. Pickwick, cet homme a-t-il été lentement assassiné par la loi, durant six mois ?

— Je ne sais pas ça, monsieur, repartit Roker, en pesant son chapeau par les bords dans ses deux mains ; je suppose qu’il serait mort de même partout ailleurs. Il est allé à l’infirmerie ce matin. Le docteur dit qu’il faut soutenir ses forces autant que possible, et le gouverneur lui envoie du vin et du bouillon de sa maison. Ce n’est pas la faute du gouverneur, monsieur.

— Non, sans doute, répliqua promptement M. Pickwick.

— Malgré cela, reprit Roker en hochant la tête, j’ai peur que tout ne soit fini pour lui. J’ai offert à Neddy, tout à l’heure, de lui parier une pièce de vingt sous contre une de dix, qu’il n’en reviendrait pas, mais il n’a pas voulu tenir le pari, et il a bien fait. Je vous remercie, monsieur. Bonne nuit, monsieur.

— Attendez, dit M. Pickwick avec chaleur, où est l’infirmerie ?

— Juste au-dessous de votre chambre, monsieur, je vais vous la montrer si vous voulez. »

M. Pickwick saisit son chapeau sans parler et suivit immédiatement le guichetier.

Celui-ci le conduisit en silence, et levant doucement le loquet de la porte de l’infirmerie, lui fit signe d’entrer. C’était une grande chambre nue, désolée, où il y avait plusieurs lits de fer ; l’un d’eux contenait l’ombre d’un homme maigre, pâle, cadavéreux. Sa respiration était courte et oppressée : à chaque minute il gémissait péniblement. Au chevet du lit était assis un petit vieux, portant un tablier de savetier, et qui, à l’aide d’une paire de lunettes à monture de corne, lisait tout haut un passage de la bible. C’était l’heureux légataire.

Le malade posa sa main sur le bras du vieillard et lui fit signe de s’arrêter. Celui-ci ferma le livre et le plaça sur le lit.

« Ouvrez la fenêtre. » dit le malade.

Elle fut ouverte, et le roulement des charrettes et des carrosses, les cris des hommes et des enfants, tous les bruits affairés d’une puissante multitude, pleine de vie et d’occupations, pénétrèrent aussitôt dans la chambre, confondus en un profond murmure. Par-dessus, s’élevaient de temps en temps quelques éclats de rire joyeux ou quelques lambeaux de chansons comiques, qui se perdaient ensuite parmi le tumulte des voix et des pas, sourds mugissements des flots agités de la vie, qui roulaient pesamment au dehors.

Dans toutes les situations, ces sons confus et lointains paraissent mélancoliques à celui qui les écoute de sang-froid, mais combien plus à celui qui veille auprès d’un lit de mort !

« Il n’y a pas d’air ici, dit le malade d’une voix faible. Ces murs le corrompent. Il était frais à l’entour quand je m’y promenais, il y a bien des années, mais en entrant dans la prison il devient chaud et brûlant… Je ne puis plus le respirer.

— Nous l’avons respiré ensemble pendant longtemps, dit le savetier. Allons, allons, patience ! »

Il se fit un court silence pendant lequel les deux spectateurs s’approchèrent du lit. Le malade attira sur son lit la main de son vieux camarade de prison et la retint serrée avec affection, dans les siennes.

« J’espère, bégaya-t-il ensuite d’une voix entrecoupée et si faible que ses auditeurs se penchèrent sur son lit pour recueillir les sons à demi formés qui s’échappaient de ses lèvres livides ; j’espère que mon juge plein de clémence n’oubliera pas la punition que j’ai soufferte sur terre. Vingt années, mon ami, vingt années dans cette hideuse tombe ! Mon cœur s’est brisé, quand mon enfant est morte, et je n’ai pas même pu l’embrasser dans sa petite bière ! Depuis lors, au milieu de tous ces bruits et de ces débauches, ma solitude a été terrible. Que Dieu me pardonne ! il a vu mon agonie solitaire et prolongée ! »

Après ces mots, le vieillard joignit les mains et murmura encore quelque chose, mais si bas qu’on ne pouvait l’entendre, puis il s’endormit. Il ne fit que s’endormir d’abord, car les assistants le virent sourire.

Pendant quelques minutes ils parlèrent entre eux, à voix basse, mais le guichetier s’étant courbé sur le traversin se releva précipitamment. « Ma foi ! dit-il, le voilà libéré à la fin. »

Cela était vrai. Mais durant sa vie il était devenu si semblable à un mort, qu’on ne sut point dans quel instant il avait expiré.




  1. Gâteau anglais.
  2. Jeu de mots : caractère, en anglais, veut dire à la fois un original, et un certificat de bonne conduite. (Note du traducteur.)
  3. Jeu de mots : to be confined signifie être en couches et être prisonnier.