Les Papiers posthumes du Pickwick Club/Tome II/XIV.

Traduction par Pierre Grollier.
Hachette (2p. 200-214).


CHAPITRE XIV.

Comment M. Samuel Weller se mit mal dans ses affaires.


Dans une grande salle mal éclairée et plus mal aérée, située dans Portugal Street, Lincoln’s Inn fields, siégent durant presque toute l’année un, deux, trois ou quatre gentlemen en perruque, qui ont devant eux de petits pupitres mal vernis. Des stalles d’avocats sont à leur main droite ; à leur main gauche, une enceinte pour les débiteurs insolvables ; et en face, un plan incliné de figures spécialement malpropres. Ces gentlemen en perruque sont les commissaires de la Cour des insolvables, et l’endroit où ils siégent est la Cour des insolvables elle-même.

Depuis un temps immémorial, c’est le remarquable destin de cette cour d’être regardée, par le consentement universel de tous les gens râpés de Londres, comme leur lieu de refuge habituel pendant le jour. La salle est toujours pleine ; les vapeurs de la bière et des spiritueux montent constamment vers le plafond, s’y condensent par le froid et redescendent comme une pluie le long des murs. Là, se trouvent à la fois plus de vieux habits que n’en mettent en vente durant tout un an les juifs du quartier de Houndsditch, et plus de peaux crasseuses, plus de barbes longues, que toutes les pompes et les boutiques de barbiers situées entre Tyburn et Whitechapel n’en pourraient nettoyer entre le lever et le coucher du soleil.

Il ne faut pas supposer que quelques-uns de ces individus aient l’ombre d’une affaire dans l’endroit où ils se rendent si assidûment ; s’ils en avaient, leur présence ne serait plus surprenante, et la singularité de la chose cesserait immédiatement. Quelques-uns dorment pendant la plus grande partie de la séance ; d’autres apportent leur dîner dans leur mouchoir, ou dans leur poche déchirée, et mangent tout en écoutant, avec un double délice : mais jamais un seul d’entre eux ne fut connu pour avoir le plus léger intérêt personnel dans aucune des affaires traitées par la cour. Quelle que soit la manière dont ils occupent leur temps, ils restent là, tous, depuis le commencement jusqu’à la fin de la séance. Quand il pleut, ils arrivent tout trempés, et alors, les vapeurs qui s’élèvent de l’audience ressemblent à celles d’un marais.

Un observateur qui se trouverait là par hasard pourrait imaginer que c’est un temple élevé au génie de la pauvreté râpée. Il n’y a pas un seul messager, pas un huissier qui porte un habit fait pour lui ; il n’y a pas dans tout l’établissement un seul homme passablement frais et bien portant, si ce n’est un petit huissier aux cheveux blancs, à la figure rougeaude ; et encore, comme une cerise à l’eau-de-vie mal conservée, il semble avoir été desséché par un procédé artificiel dont il n’a pas le droit de tirer vanité. Enfin les perruques des avocats eux-mêmes sont mal poudrées et mal frisées.

Mais, après tout, les avoués qui siégent derrière une vaste table toute nue, au-dessous des commissaires, sont encore la plus grande curiosité de cet endroit. L’établissement professionnel du plus opulent de ces gentlemen consiste en un sac bleu,[1] et un jeune clerc ordinairement juif. Ils n’ont point de cabinet, mais ils traitent leurs affaires légales dans les tavernes, ou dans la cour des prisons où ils se rendent en foule et se disputent les chalands, à la manière des conducteurs d’omnibus. Ils ont une physionomie bouffie et moisie, et si on peut les soupçonner de quelques vices, c’est principalement d’ivrognerie et de friponnerie. Leur résidence se trouve ordinairement dans un rayon d’un mille, autour de l’obélisque de Saint George’s Fields. Leur tournure n’est pas engageante, et leurs manières sont sui generis.

M. Salomon Pell, l’un des membres de cet illustre corps, était un homme gras, flasque et pâle. Son habit semblait tantôt vert, tantôt brun, suivant les reflets du jour, et était orné d’un collet de velours, qui offrait la même particularité. Son front était étroit, sa face large, sa tête grosse, et son nez tourné tout d’un côté, comme si la nature, indignée des mauvais penchants qu’elle découvrait en lui à sa naissance, lui avait donné, de colère, une secousse dont il ne s’était jamais relevé. Au reste, comme M. Pell était replet et asthmatique, il respirait principalement par cet organe qui, de la sorte, rachetait peut-être en utilité ce qui lui manquait en beauté.

« Je suis sûr de le tirer d’affaire, disait M. Pell.

— Bien sûr ? demanda la personne à qui cette assurance était donnée.

— Sûr et certain, répliqua M. Pell. Mais, voyez-vous, s’il avait rencontré quelque praticien irrégulier je n’aurais pas répondu des conséquences.

— Ah ! fit l’autre avec une bouche toute grande ouverte.

— Non, je n’en aurais pas répondu. » répéta M. Pell ; et il pinça ses lèvres, fronça ses sourcils, et secoua sa tête mystérieusement.

Or, l’endroit où se tenait ce discours était la taverne qui se trouve juste en face de la Cour des insolvables ; et la personne à qui il était adressé n’était autre que M. Weller, senior. Il était venu là pour réconforter un de ses amis dont la pétition, pour être renvoyé en qualité de débiteur honnêtement insolvable, devait être présentée ce jour-là même ; et c’était à ce sujet que l’avoué exposait son opinion de la manière sus-énoncée.

« Et George, où est-il ? » demanda M. Weller.

M. Pell ayant incliné la tête dans la direction d’un arrière-parloir, M. Weller s’y rendit immédiatement, et fut salué de la manière la plus chaleureuse et la plus flatteuse par une demi douzaine de ses confrères. Le gentleman insolvable, qui avait contracté une passion spéculative, mais imprudente, pour établir des relais de poste, avait l’air fort bien portant, et s’efforçait de calmer l’excitation de ses esprits avec des crevettes et du porter.

Le salut échangé entre M. Weller et ses amis se borna strictement à la franc-maçonnerie du métier, c’est-à-dire au renversement du poignet droit, en agitant en même temps le petit doigt en l’air. Nous avons connu autrefois deux fameux cochers (pauvres garçons, ils sont morts maintenant !) qui étaient jumeaux, et entre lesquels existait l’attachement le plus sincère, le plus dévoué. Ils se croisaient, chaque jour, sur la route de Douvres, sans échanger jamais d’autre salut que celui que nous venons de décrire ; et cependant, quand l’un des deux mourut, l’autre tomba en langueur, et le suivit bientôt après.

« Eh ben ! George ? dit M. Weller, en ôtant sa redingote et en s’asseyant avec sa gravité accoutumée. « Comment ça marche-t-i’. Tout va-t-i’ ben sur l’impériale ; tout est-i’ plein dans le coupé ?

— Tout va bien, vieux camarade, repartit le gentleman qui avait fait de mauvaises affaires.

— La jument grise est-elle passée à quelqu’un ? » demanda M. Weller avec anxiété.

Georges fit un signe affirmatif.

— Bon ! c’est bien. On a eu soin des voitures aussi ?

— Consignées dans un endroit sûr, répliqua Georges, en arrachant la tête d’une demi-douzaine de crevettes, et en les avalant sans plus de cérémonie.

— Très-bien, très-bien ; dit M. Weller. Faites toujours attention à la mécanique quand vous descendez un coteau. La feuille de route est-elle bien dressée ? »

M. Pell devinant la pensée de M. Weller, prit la parole et dit : « L’inventaire de l’actif et du passif est aussi clair et aussi satisfaisant que la plume et l’encre peuvent le rendre. »

M. Weller fit un signe de tête qui impliquait son approbation de ces arrangements, et ensuite se tournant vers M. Pell, il lui dit, en montrant son ami Georges :

« Quand est-ce que vous y ôtez sa couverture ?

— Eh ?… Il est le troisième sur la liste des débiteurs dont les créanciers refusent de reconnaître l’insolvabilité, et je pense que son tour arrivera dans une demi-heure. J’ai dit à mon clerc de venir me prévenir quand il y aurait une chance. »

M. Weller considéra l’avoué des pieds à la tête avec grande admiration, et dit emphatiquement :

« Qu’est-ce que vous voulez prendre, mossieu ?

— Mais, en vérité, vous êtes bien… Ma parole d’honneur, je n’ai pas l’habitude de… Il est réellement de si bonne heure que… Eh bien ! Vous pouvez m’apporter pour trois pence de rhum, ma chère. »

La demoiselle servante, qui avait anticipé la conclusion de ce discours, posa un verre devant Pell et se retira.

« Gentlemen, dit M. Pell en regardant toute la compagnie, bonne chance à votre ami ! Je n’aime pas à me vanter, gentlemen, ce n’est pas dans mes habitudes ; pourtant je ne puis pas m’empêcher de dire que, si votre ami n’avait pas été assez heureux pour tomber dans des mains qui… Mais je ne veux pas dire ce que j’allais dire… Gentlemen, à vos santés ! »

Ayant vidé son verre en un clin d’œil, M. Pell fit claquer ses lèvres et regarda avec complaisance le cercle des cochers, aux yeux desquels il passait évidemment pour une espèce d’oracle.

« Voyons, reprit-il, qu’est-ce que je disais, gentlemen ?

— Vous observiez que vous n’en refuseriez pas un second verre, dit M. Weller avec une gravité facétieuse.

— Ha ! ha ! Pas mauvais, pas mauvais… Un bon… bon… À cette époque-ci de la matinée, ce serait un peu… Eh bien ! vous attendez, ma chère… Vous pouvez m’apporter la seconde édition, s’il vous plaît… Hem ! »

Ce dernier mot représente une toux solennelle et pleine de dignité, que M. Pell avait cru se devoir à lui-même, en remarquant parmi ses auditeurs une indécente disposition à la gaieté.

« Gentlemen, reprit M. Pell, le défunt lord chancelier m’aimait beaucoup.

— Et c’était fort honorable pour lui, interrompit M. Weller.

— Écoutez, écoutez ! cria le client de l’homme d’affaires. Et pourquoi pas ?

— Ah ! oui ; pourquoi pas, en vérité ? répéta un homme au visage très-rouge, qui n’avait encore rien dit jusqu’alors, et qui avait tout à fait l’air de n’avoir rien à dire de plus. Pourquoi pas ? »

Un murmure d’assentiment circula dans la compagnie.

« Je me rappelle, gentlemen, que, dînant avec lui un certain jour… nous n’étions que nous deux, mais tout était aussi splendide que si l’on avait attendu vingt personnes… Le grand sceau était sur une étagère, à sa droite, et à sa gauche un homme en grande perruque et couvert d’une armure gardait la masse, avec un sabre nu et des bas de soie… Ce qui se fait perpétuellement, gentlemen, la nuit et le jour. Il me dit tout à coup : « Pell, dit-il, pas de fausse délicatesse. Pell, vous êtes un homme de talent ; vous pouvez faire passer qui vous voulez à la Cour des insolvables. Votre pays doit être fier de vous, Pell. » Ce sont là ses propres paroles, « Mylord, lui dis-je, vous me flattez. — Pell, dit-il, si je vous flatte, je veux être damné !… »

— A-t-il dit ça ? interrompit M. Weller.

— Il l’a dit.

— Eh bien ! alors je dis que le parlement aurait dû le mettre à l’amende pour avoir juré, et si le chancelier avait été un pauv’ diable, on l’y aurait mis.

— Mais, mon cher monsieur, il connaissait ma discrétion… Il me disait cela en toute confiance.

— Et quoi ?

— En toute confiance.

— Ah ! très-bien, répartit M. Weller après un petit moment de réflexion. S’il se damnait en toute confiance, ça change la question.

— Nécessairement la distinction est évidente.

— Ça change la question entièrement. Continuez, monsieur.

— Non, je ne continuerai pas, reprit M. Pell d’une voix basse et sérieuse. Vous m’avez rappelé, monsieur, que c’était une conversation privée… privée et confidentielle, gentlemen. Gentlemen, je suis un homme de loi… Il est possible que je sois fort estimé dans ma profession ; il est possible que je ne le sois pas. Chacun peut le savoir ; je n’en dis rien. On a déjà fait dans cette chambre des observations injurieuses à la mémoire de mon noble ami. Vous m’excuserez, gentlemen, j’avais été imprudent… Je sens que je n’ai pas le droit de parler de cette matière sans son consentement. Je vous remercie, monsieur, de m’en avoir fait souvenir. »

M. Pell, ainsi dégagé, fourra ses mains dans ses poches, fit résonner avec une détermination terrible trois demi-pence qui s’y trouvaient, et fronça le sourcil en regardant autour de lui.

Il venait à peine d’exprimer sa vertueuse résolution, lorsque le galopin et le sac bleu, deux inséparables compagnons, se précipitèrent dans la chambre et dirent (ou du moins le galopin dit, car le sac bleu ne prit aucune part à cette annonce) que la cause allait passer à l’instant. Toute la compagnie se hâta aussitôt de traverser la rue et de faire le coup de poing pour pénétrer dans la salle, cérémonie préparatoire qui, dans les cas ordinaires, a été calculée durer de vingt-cinq à trente minutes.

M. Weller, qui était puissant, se jeta tout d’abord au milieu de la foule dans l’espérance d’arriver, à la fin, dans quelque endroit qui lui conviendrait ; mais le succès ne répondit pas entièrement à son attente, et son chapeau, qu’il avait négligé d’ôter, fut tout à coup enfoncé sur ses yeux par une personne invisible, dont il avait pesamment froissé les orteils. Cet individu regretta apparemment son impétuosité, car l’instant d’après, murmurant une indistincte exclamation de surprise, il entraîna le gros homme dans la salle, et, avec de violents efforts, le débarrassa de son chapeau.

« Samivel ! » s’écria M. Weller, quand il lui fut possible de voir la lumière.

Sam fit un signe de tête.

« Tu es un fils bien affectionné, bien soumis ? Coiffer com’ ça ton père dans sa vieillesse !

— Comment pouvais-je savoir que c’était vous ? Est-ce que vous croyez que je peux vous reconnaître au poids de votre pied ?

— Ha ! c’est vrai, Samivel, repartit M. Weller immédiatement amolli. Mais qu’est-ce que tu fais ici ? Ton gouverneur ne peut rien gagner ici, Sammy. I’ ne passeront pas le verdict, Sammy ; i’ ne l’ passeront pas. Et M. Weller secouait la tête avec une gravité toute judiciaire.

— Quelle vieille caboche obstinée ! s’écria Sam. Toujours avec les verdicts et les allébis, et tout ça. Qu’est-ce qui vous parle de verdicts ? »

M. Weller ne fit point de réponse, mais il secoua encore la tête avec une solennité officielle.

« Ne dandinez pas votre coloquinte comme ça, si vous ne voulez pas la démancher tout à fait, poursuivit Sam avec impatience. Comportez-vous raisonnablement. J’ai été vous chercher hier soir au marquis de Granby.

— As-tu vu la marquise de Granby ? dit M. Weller avec un soupir.

— Oui.

— Quelle mine avait la pauvre femme ?

— Fort drôle. J’imagine qu’elle se détériore graduellement avec le rhum et les autres médecines de même nature qu’elle s’administre.

— Tu crois, Sammy ? s’écria M. Weller avec un vif intérêt.

— Oui, bien sûr. »

M. Weller saisit la main de son fils, la serra, puis la laissa retomber ; et durant cette action, sa contenance ne révélait pas la crainte ni la douleur, mais reflétait plutôt la douce expression de l’espérance. Un rayon de résignation et même de contentement passa sur son visage, pendant qu’il disait :

« Je ne suis pas tout à fait sûr et certain de la chose, Sammy ; je ne veux pas trop y compter de peur d’un désappointement subséquent ; mais il me semble, mon garçon, il me semble que le berger a gagné une maladie de foie.

— A-t-il mauvaise mine ?

— Étonnamment pâle, excepté son nez qu’est plus rouge que jamais. Son appétit est médiocre ; mais il imbibe prodigieusement. »

Pendant que M. Weller prononçait ces dernières paroles, quelques idées associées avec le rhum passaient probablement dans son esprit, car son air devint triste et pensif ; mais il se remit presque aussitôt, ce qui fut attesté par tout un alphabet de clignements d’yeux, auxquels il n’avait coutume de se livrer que quand il était particulièrement satisfait.

« Allons, maintenant, arrivons à mon affaire, reprit Sam. Ouvrez-moi vos oreilles, et ne soufflez mot jusqu’à ce que j’aie fini. »

Après ce court exorde, Sam rapporta aussi succinctement qu’il le put la dernière et mémorable conversation qu’il avait eue avec M. Pickwick.

« Pauvre créature ! s’écria M. Weller. Rester là tout seul sans personne pour prendre son parti ! Ça ne se peut pas, Samivel ; ça ne se peut pas.

— Parbleu ! je savais ça avant que de venir.

— Ils le mangeraient tout cru, Sammy. » Sam témoigna par un signe qu’il était de la même opinion.

« Et s’ils ne le dévorent pas, il en sortira si bien plumé que ses propres amis ne le connaîtront pas. Un pigeon bardé n’est rien auprès, Sammy. »

Sam répéta le même signe.

« Ça ne se doit pas, Samivel, continua M. Weller gravement.

— Ça ne sera pas, dit Sam.

— Certainement non, poursuivit M. Weller.

— Eh bien ! reprit Sam, vous prophétisez comme un véritable Bât-l’âne, qui a un visage si rougeaud dans le livre à six pence.

— Qu’est-ce qu’il était, Sammy ?

— Ça ne vous fait rien ; c’était pas un cocher ; ça doit vous suffire.

— J’ai connu un palefrenier de ce nom là, dit M. Weller en réfléchissant.

— C’est pas lui ; le mien était un prophète.

— Qu’est-ce que c’est qu’un prophète ? demanda M. Weller en regardant son fils d’un air sévère.

— Eh bien ! c’est un homme qui dit ce qui doit arriver.

— Je voudrais bien le connaître, Sammy. Peut-être qui pourrait me jeter un petit brin de lumière sur cette maladie de foie dont je te parlais tout à l’heure. Quoiqu’i’ n’en soit, s’il est mort, et s’il n’a laissé sa boutique à personne, voilà qu’est fini. Continue, Sammy, dit M. Weller avec un soupir.

— Eh bien ! reprit Sam, vous avez prophétisé ce qui arrivera au gouverneur s’il reste tout seul. Voyez-vous quelques moyens d’avoir soin de lui ?

— Non, Sammy, non, répondit M. Weller d’un air pensif.

— Pas de moyens du tout ?

— Non, pas un seul. À moins… Un rayon d’intelligence éclaira la contenance de M. Weller. Il réduisit sa voix au plus faible chuchotement, et, appliquant la bouche à l’oreille de sa progéniture : À moins de le faire sortir dans un matelas roulé, à l’insu du guichetier, ou de le déguiser en vieille femme avec un voile vert. »

Sam reçut ces deux suggestions avec un dédain inattendu, et répéta sur nouveaux frais sa question.

« Non, dit le vieux gentleman. S’il ne veut pas que vous y restiez, je ne vois pas de moyens du tout. C’est pas une grand’ route, Sammy ; c’est pas une grand’ route.

— Eh bien ! alors, je vas vous dire ce qui en est. Je vous prierai de me prêter vingt-cinq livres sterling.

— Quel bien ça fera-t-i ça ?

— Vous inquiétez pas. Peut-être que vous me les redemanderez cinq minutes après ; peut-être que je dirai que je ne veux pas les rendre, et que je ferai l’insolent. Et vous, vous êtes capable de faire arrêter votre propre fils pour un peu d’argent. Vous êtes capable de l’envoyer en prison, père dénaturé ! »

À ces mots, le père et le fils échangèrent un code complet de signes et de gestes télégraphiques, après quoi M. Weller s’assit sur une pierre et se mit à rire si violemment qu’il en devint pourpre.

« Quelle vieille face d’image ! s’écria Sam, indigné de cette perte de temps. Qu’est-ce que vous avez besoin de vous asseoir là et de faire des grimaces comme le marteau d’une porte cochère. Est-ce que nous n’avons pas autre chose à faire ? Où est la monnaie ?

— Dans le coffre, Sam, dans le coffre, dit M. Weller, en rendant à ses traits leur expression accoutumée. Tiens mon chapeau, Sam. »

Débarrassé de cet ornement, M. Weller tordit son corps tout d’un côté, et, par un mouvement habile, parvint à insinuer sa main droite dans une poche immense, d’où il vint à bout d’extraire, après bien des efforts et des soupirs, un portefeuille grand in-octavo, fermé par une énorme courroie de cuir. Il tira de ce portefeuille une couple de mèches de fouet, trois ou quatre boucles, un petit sac d’échantillon d’avoine, et enfin un rouleau de bank-notes fort malpropres, parmi lesquelles il choisit la somme requise, qu’il tendit à Sam.

« Et maintenant, Sammy, dit-il après avoir réintégré dans le portefeuille les mèches, les boucles et le sac d’avoine, et après avoir de nouveau déposé le portefeuille dans le fond de sa grande poche ; maintenant, Sammy, je connais un gentleman qui va faire pour nous le reste de la besogne en moins de rien. C’est un suppôt de la loi, Sammy, qu’a de la cervelle, jusqu’au bout des doigts comme les grenouilles ; un ami du lord chancelier, celui qui n’aurait qu’un signe à faire pour te faire enfermer toute ta vie si i’ voulait.

— Halte-là, interrompit Sam, pas de ça.

— Pas de quoi ?

— Pas de ces moyens inconstitutionnels. Après le mouvement perpétuel, les ayez sa carcasse est une des plus excellentes choses qu’on ait jamais inventées. J’ai lu ça dans les journaux très-souvent.

— Eh bien ! qu’est-ce que ça a affaire ici ?

— Voilà ; c’est que je veux favoriser l’invention et me faire mettre dedans de cette manière là. Pas de manigances avec le chancelier ; je n’aime pas ça. Ce n’est peut-être pas bien sain, pour ce qui est d’en ressortir. »

Déférant sur ce point au sentiment de son fils, M. Weller alla retrouver M. Salomon Pell et lui communiqua son désir d’obtenir sur-le-champ une prise de corps pour la somme de vingt-cinq livres sterling et les frais, contre un certain Samuel Weller ; la dépense à ce nécessaire devant être payée d’avance à Salomon.

L’homme d’affaires était de fort bonne humeur, car son client venait de recevoir sa décharge. Il approuva hautement l’attachement de Sam pour son maître, déclara que cela lui rappelait fortement ses propres sentiments de dévouement pour son ami, le chancelier, et mena sans délai M. Weller au Temple, pour y prêter serment au sujet de la dette dont l’attestation venait d’être dressée sur place, par le petit clerc, assisté du sac bleu.

Pendant ce temps Sam ayant été formellement présenté au gentleman, qui venait d’être libéré du poids de ses dettes, et à ses amis, comme le rejeton de M. Weller, de la Belle Sauvage, fut traité avec une distinction marquée, et invité à se régaler avec eux en l’honneur de la circonstance, invitation qu’il accepta sans aucune espèce de difficulté.

La gaieté des gentlemen de cette classe est ordinairement d’un caractère grave et tranquille ; mais il s’agissait là d’une réjouissance toute particulière, et ils se relâchèrent, en proportion, de leur gravité accoutumée. Après quelques toasts assez tumultueux, en l’honneur du chef des commissaires et de M. Salomon Pell, qui venait de déployer une habileté si transcendante, un gentleman, au teint marbré de rouge, qui avait pour cravate un châle bleu, proposa de chanter. La réplique naturelle était que le gentleman au teint marbré, qui désirait une chanson, la chantât lui-même ; mais il s’y refusa fermement, et même d’un air légèrement offensé : il s’ensuivit comme cela arrive assez souvent en pareil cas, un colloque aigre doux.

« Gentlemen, dit le client de M. Pell, plutôt que de détruire l’harmonie de cette délicieuse réunion, peut-être que M. Samuel Weller voudra bien obliger la société.

— Réellement, gentlemen, dit Sam, je ne suis pas trop dans l’habitude de chanter sans instrument ; mais faut tout faire pour une vie tranquille, comme dit le marin, quand il accepta la place de gardien du phare. »

Après ce léger prélude, M. Samuel Weller se lança tout à coup dans l’admirable légende que nous prenons la liberté d’imprimer ci-dessous, car nous pensons qu’elle n’est pas généralement connue. Nous prions les lecteurs de vouloir bien remarquer les dissyllabes qui terminent le premier et le quatrième vers, et qui, non-seulement permettent au chanteur de reprendre haleine en cet endroit, mais en outre favorisent singulièrement le mètre.

romance.
1er Couplet.

Un beau jour le hardi Turpin, ohé !
Galoppait grand train sur sa jument noire.
V’là qu’un bel évêque, en robe de moire,
Se prom’nait sur le grand chemin, ohé !
V’là Turpin qui court après le carosse,
Et qui met sa têt’ tout entièr’ dedans ;
Et l’évêqu’ qui dit : « L’ diable emport’ ma crosse,
Si c’ n’est pas Turpin qui m’ fait voir ses dents ! »

Le chœur.

Et l’évequ’ qui dit : « L’ diable emport’ ma crosse,
Si c’ n’est pas Turpin qui m’ fait voir ses dents ! »

2e Couplet.

Turpin dit : « Vous mang’rez c’mot là, ohé !
Avec un’ sauce, mon cher, d’ balles de plomb. »
Alors i’ tire un pistolet d’arçon
Et lui fait entrer dans la gorge, ohé !
Le cocher, qui n’aimait pas cett’ rasade,
Fouett’ ses ch’vaux et part au triple galop ;
Mais Turpin lui met quatre ball’ dans l’ dos,
Et de s’arrêter ainsi le persuade.

Le chœur, d’un ton sarcastique.

Mais Turpin lui met quatre ball’ dans l’ dos,
Et de s’arrêter ainsi le persuade.

« Je maintiens que cette chanson est personnelle à la profession, dit le gentleman au teint marbré, en l’interrompant en cet endroit. Je demande le nom de ce cocher.

— On n’a jamais pu le savoir, répliqua Sam ; vu qu’il n’avait pas sa carte dans sa poche.

— Je m’oppose à l’introduction de la politique, reprit le cocher au teint marbré. Je remarque que dans la présente compagnie cette chanson est politique, et, ce qu’est à peu près la même chose, qu’elle n’est pas vraie. Je dis que ce cocher ne s’est pas sauvé, mais qu’il est mort bravement comme un des plus grands z’héros, et je ne veux pas entendre dire le contraire. »

Comme l’orateur parlait avec beaucoup d’énergie et de décision, et comme les opinions de la compagnie paraissaient divisées à ce sujet, on était menacé de nouvelles altercations, lorsque M. Weller et M. Pell arrivèrent, fort à propos.

« Tout va bien, Sammy, dit M. Weller.

— L’officier sera ici à quatre heures, ajouta M. Pell. Je suppose que vous ne vous enfuirez pas en attendant ! ha ! ha ! ha !

— Peut-être que mon cruel papa se repentira d’ici là ? balbutia Sam, avec une grimace comique.

— Non, ma foi, dit M. Weller.

— Je vous en prie, continua Sam.

— Pour rien au monde, rétorqua l’inexorable créancier.

— Je vous ferai des billets pour vous payer six pence par mois.

— Je n’en veux pas.

— Ha ! ha ! ha ! très-bon, très-bon ! s’écria M. Salomon Pell, qui s’occupait de faire sa petite note des frais. C’est un incident fort amusant, en vérité. — Benjamin, copiez cela ; et M. Pell recommença à sourire, en faisant remarquer le total à M. Weller.

— Merci, merci, dit l’homme de loi en prenant les grasses bank-notes que le vieux cocher tirait de son portefeuille. Trois livres dix shillings et une livre dix shillings font cinq livres sterling. Bien obligé, monsieur Weller… Votre fils est un jeune homme fort intéressant. Tout à fait, monsieur, c’est un trait fort honorable de la part d’un jeune homme, tout à fait, ajouta M. Pell, en souriant fort gracieusement à la ronde, et en empochant son argent.

— Une fameuse farce, dit M. Weller, avec un gros rire, un véritable enfant prodige.

— Prodigue, monsieur, enfant prodigue, suggéra doucement M. Pell.

— Ne vous tourmentez pas, monsieur, répliqua M. Weller, avec dignité. Je sais l’heure qu’il est, monsieur. Quand je ne la saurai pas, je vous la demanderai, monsieur. »

Lorsque l’officier arriva, Sam s’était rendu si populaire, que les gentlemen réunis à la taverne se déterminèrent à le conduire, en corps, à la prison. Ils se mirent donc en route ; le demandeur et le défendeur marchaient bras dessus bras dessous : l’officier en tête et huit puissants cochers formaient l’arrière-garde. Après s’être arrêtés au café de Sergeant’s Inn pour se rafraîchir et pour terminer tous les arrangements légaux, la procession se remit en marche.

Une légère commotion fut excitée dans Fleet-Street par l’humeur plaisante des huit gentlemen de l’arrière-garde, qui persistaient à marcher quatre de front. On décida qu’il était nécessaire de laisser en arrière le gentleman grêlé pour boxer avec un commissionnaire, et il fut convenu que ses amis le prendraient au retour. Au reste ces légers incidents furent les seuls qui arrivèrent pendant la route. Quand on fut parvenu devant la prison, la cavalcade sous la direction du demandeur, poussa trois effroyables acclamations pour le défendeur, et ne le quitta que lorsqu’il eut plusieurs fois secoué la main de chacun de ses membres.

Sam ayant été formellement remis entre les mains du gouverneur de la flotte, à l’immense surprise de Roker et du flegmatique Neddy lui-même, entra sur-le-champ dans la prison, marcha droit à la chambre de son maître, et frappa à la porte.

« Entrez, dit M. Pickwick. »

Sam parut, ôta son chapeau, et sourit.

« Ah ! Sam, mon bon garçon ! dit M. Pickwick, évidemment charmé de revoir son humble ami ; je n’avais pas l’intention de vous blesser hier par ce que je vous ai dit, mon fidèle serviteur. Posez votre chapeau, Sam, et laissez-moi vous expliquer un peu plus longuement mes idées.

— Ça ne peut-il pas attendre à tout à l’heure, monsieur ?

— Oui, certainement. Mais pourquoi pas maintenant ?

— J’aimerais mieux tout à l’heure, monsieur.

— Pourquoi donc ?

— Parce que…, dit Sam en hésitant.

— Parce que quoi ? reprit M. Pickwick, alarmé par les manières de son domestiqua. Parlez clairement, Sam.

— Parce que… j’ai une petite affaire qu’il faut que je fasse.

— Quelle affaire ? demanda M. Pickwick, surpris de l’air confus de Sam.

— Rien de bien conséquent, monsieur.

— Ah ! dans ce cas, dit M. Pickwick en souriant, vous pouvez m’entendre d’abord.

— J’imagine que je terminerai d’abord mon affaire, » répliqua Sam, en hésitant encore.

M. Pickwick eut l’air surpris, mais ne répondit pas.

« Le fait est, dit Sam, en s’arrêtant court.

— Eh bien ? reprit M. Pickwick, parlez donc.

— Eh bien ! le fait est, répliqua Sam avec un effort désespéré, le fait est que je ferais peut-être mieux de voir après mon lit.

— Votre lit ! s’écria M. Pickwick, plein d’étonnement.

— Oui, mon lit, monsieur ; je suis prisonnier ; j’ai été arrêté cette après-midi, pour dettes.

— Arrêté pour dettes ! s’écria M. Pickwick, en se laissant tomber sur une chaise.

— Oui, monsieur, pour dettes, et l’homme qui m’a mis ici ne m’en laissera jamais sortir, tant que vous y serez vous-même.

— Que me dites vous donc là !

— Ce que je dis, monsieur, je suis prisonnier, quand ça devrait durer quarante ans ! et j’en suis fort content encore ; et si vous aviez été dans Newgate, ç’aurait été la même chose ! maintenant le gros mot est lâché, sapristi ! c’est une affaire finie ! »

En prononçant ces mots, qu’il répéta plusieurs fois avec grande violence, Sam aplatit son chapeau sur la terre, dans un état d’excitation fort extraordinaire chez lui ; puis ensuite, croisant ses bras, il regarda son maître en face et avec fermeté.






  1. Les avocats anglais portent leurs dossiers dans un sac de serge bleue.