Les Papiers posthumes du Pickwick Club/Tome II/XVI.

Traduction par Pierre Grollier.
Hachette (2p. 229-246).


CHAPITRE XVI.

Où l’on décrit une entrevue touchante entre M. Samuel Weller et sa famille. M. Pickwick fait le tour du petit monde qu’il habite, et prend la résolution de ne s’y mêler, à l’avenir, que le moins possible.

Quelques matinées après son incarcération, Sam ayant arrangé la chambre de son maître avec tout le soin possible, et ayant laissé le philosophe confortablement assis près de ses livres et de ses papiers, se retira pour employer une heure ou deux le mieux qu’il pourrait. Comme la journée était belle, il pensa qu’une pinte de porter, en plein air, pourrait embellir son existence, aussi bien qu’aucun autre petit amusement dont il lui serait possible de se régaler.

Étant arrivé à cette conclusion, il se dirigea vers la buvette, acheta sa bière, obtint en outre un journal de l’avant-veille, se rendit à la cour du jeu de quilles, et, s’asseyant sur un banc, commença à s’amuser d’une manière très-méthodique.

D’abord il but un bon coup de bière, et levant les yeux vers une croisée, lança un coup d’œil platonique à une jeune lady qui y était occupée à peler des pommes de terre ; ensuite il ouvrit le journal et le plia de manière à mettre au-dessus le compte rendu des tribunaux ; mais comme ceci est une œuvre difficile, surtout quand il fait du vent, il prit un autre coup de bière aussitôt qu’il en fut venu à bout. Alors il lut deux lignes du journal, et s’arrêta pour contempler deux individus qui finissaient une partie de paume. Lorsqu’elle fut terminée, il leur cria : Très-bien, d’une manière encourageante, puis regarda tout autour de lui pour savoir si le sentiment des spectateurs coïncidait avec le sien. Ceci entraînait la nécessité de regarder aussi aux fenêtres ; et comme la jeune lady était encore à la sienne, ce n’était qu’un acte de pure politesse de cligner de l’œil de nouveau et de boire à sa santé, en pantomime, un autre coup de bière. Sam n’y manqua pas ; puis ayant hideusement froncé ses sourcils à un petit garçon qui l’avait regardé faire avec des yeux tout grands ouverts, il se croisa les jambes, et, tenant le journal à deux mains, commença à lire sérieusement.

À peine s’était-il recueilli dans l’état d’abstraction nécessaire, quand il crut entendre qu’on l’appelait dans le lointain. Il ne s’était pas trompé, car son nom passait rapidement de bouche en bouche, et peu de secondes après l’air retentissait des cris de : Weller ! Weller !

« Ici, beugla Sam, d’une voix de Stentor. Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’a besoin de lui ? Est-ce qu’il est venu un exprès pour lui dire que sa maison de campagne est brûlée ?

— On vous demande au parloir, dit un homme en s’approchant.

— Merci, mon vieux, répondit Sam. Faites un brin attention à mon journal et à mon pot ici, s’il vous plaît. Je reviens tout de suite. Dieu me pardonne ! si on m’appelait à la barre du tribunal, on ne pourrait pas faire plus de bruit que cela. »

Sam accompagna ces mots d’une légère tape sur la tête du jeune gentleman ci-devant cité, lequel, ne croyant pas être si près de la personne demandée, criait Weller ! de tous ses poumons ; puis il traversa la cour, et, montant les marches quatre à quatre, se dirigea vers le parloir. Comme il y arrivait, la première personne qui frappa ses regards fut son cher père, assis au bout de l’escalier, tenant son chapeau dans sa main et vociférant Weller ! de toutes ses forces, de demi-minute en demi-minute.

« Qu’est-ce que vous avez à rugir ? demanda Sam impétueusement, quand le vieux gentleman se fut déchargé d’un autre cri. Vous voilà d’un si beau rouge que vous avez l’air d’un souffleur de bouteilles en colère ; qu’est-ce qu’il y a ?

— Ah ! répliqua M. Weller. Je commençais à craindre que tu n’aies été faire un tour au parc, Sammy.

— Allons ! reprit Sam, n’insultez pas comme cela la victime de votre avarice. Ôtez-vous de cette marche. Pourquoi êtes-vous assis là ? Ce n’est pas mon appartement.

— Tu vas voir une fameuse farce, Sammy, dit M. Weller en se levant.

— Attendez une minute, dit Sam. Vous êtes tout blanc par derrière.

— Tu as raison, Sammy : ôte cela, répliqua M. Weller pendant que son fils l’époussetait. Ça pourrait passer pour une personnalité de se montrer ici avec un habit blanchi à la chaux[1]. »

Comme M. Weller montrait, en parlant ainsi, des symptômes non équivoques d’un prochain accès de rire, Sam se hâta de l’arrêter.

« Tenez-vous tranquille, lui dit-il. Je n’ai jamais vu un grimacier comme ça. Qu’est-ce que vous avez à vous crever maintenant ?

— Sammy, dit M. Weller en essuyant son front, j’ai peur qu’un de ces jours, à force de rire, je ne gagne une attaque d’apoplexie, mon garçon.

— Eh bien ! alors, pourquoi riez-vous, demanda Sam. Voyons, qu’est-ce que vous avez à me dire maintenant ?

— Devine qui est venu ici avec moi, Samivel ? dit M. Weller en se reculant d’un pas ou deux, en pinçant ses lèvres et en relevant ses sourcils.

— M. Pell ? »

M. Weller secoua la tête, et ses joues roses se gonflèrent de tous les rires qu’il s’efforçait de comprimer.

« L’homme au teint marbré peut-être ?

M. Weller secoua la tête de nouveau.

« Et qui donc, alors ?

— Ta belle-mère, Sammy, s’écria le gros cocher, fort heureusement pour lui, car autrement ses joues auraient nécessairement crevé, tant elles étaient distendues. Ta belle-mère, Sammy, et l’homme au nez rouge, mon garçon ; et l’homme au nez rouge. Ho ! ho ! ho ! »

En disant cela, M. Weller se laissa aller à de joyeuses convulsions, tandis que Sam le regardait avec un plaisant sourire, qui se répandait graduellement sur toute sa physionomie.

« Ils sont venus pour avoir une petite conversation sérieuse avec toi, Samivel, reprit M. Weller en essuyant ses yeux. Ne leur laisse rien suspecter sur ce créancier dénaturé.

— Comment, ils ne savent pas qui c’est ?

— Pas un brin.

— Où sont-ils ? reprit Sam, dont le visage répétait toutes les grimaces du vieux gentleman.

— Dans le divan, près du café. Attrape l’homme au nez rouge où ce qu’il n’y a pas de liqueurs, et tu seras malin, Samivel. Nous avons eu une agréable promenade en voiture ce matin pour venir du marché ici, poursuivit M. Weller quand il se sentit capable de parler d’une manière plus distincte. Je conduisais la vieille pie dans le petit char à bancs qu’a appartenu au premier essai de ta belle-mère. On y avait mis un fauteuil pour le berger, et je veux être pendu, Samivel, continua M. Weller avec un air de profond mépris, si on n’a pas apporté sur la route, devant not’porte un marchepied pour le faire monter !

— Bah !… C’est pas possible ?

— C’est la vérité, Sammy ; et je voudrais que tu l’aies vu se tenir aux côtés en montant, comme s’il avait eu peur de tomber de six pieds de haut et d’être broyé en un million de morceaux. Malgré ça, il est monté à la fin, et nous voilà partis ; mais j’ai peur… j’ai bien peur, Sam, qu’il a été un peu cahoté quand nous tournions les coins.

— Ah ! je suppose que vous aurez accroché une borne ou deux ?

— Je le crains, Sammy ; je crains d’en avoir accroché quelques-unes, repartit M. Weller en multipliant les clins d’œil. J’en ai peur, Sammy. Il s’envolait hors du fauteuil tout le long de la route. »

Ici M. Weller roula sa tête d’une épaule à l’autre en faisant entendre une sorte de râlement enroué, accompagné d’un gonflement soudain de tous ses traits, symptômes qui n’alarmèrent pas légèrement son fils.

« Ne t’effraye pas, Sammy ; ne t’effraye pas, dit-il quand, à force de se tortiller et de frapper du pied, il eut recouvré la voix. C’est seulement une espèce de rire tranquille que j’essaye.

— Eh bien ! si ce n’est que ça, vous ferez bien de ne pas essayer trop souvent ; vous trouveriez que c’est une invention un peu dangereuse.

— Tu ne l’admires pas, Sammy ?

— Pas du tout.

— Ah ! dit M. Weller avec des larmes qui coulaient encore le long de ses joues, ç’aurait été un bien grand avantage pour moi, si j’avais pu m’y habituer ; ça m’aurait sauvé bien des mauvaises paroles avec ta belle-mère. Mais tu as raison : c’est trop dans le genre de l’apoplexie, beaucoup trop, Samivel. »

Cette conversation amena nos deux personnages à la porte du divan. Sam s’y arrêta un instant, jeta par-dessus son épaule un coup d’œil malin à son respectable auteur, qui ricanait derrière lui, puis il tourna le bouton et entra.

« Belle-mère, dit-il en embrassant poliment la dame, je vous suis très-obligé pour cette visite ici. Berger, comment ça vous va-t-il ?

— Ah ! Samuel, dit Mme Weller, ceci est épouvantable.

— Pas du tout, madame. N’est-ce pas, Berger ? » répondit Sam.

M. Stiggins leva ses mains et tourna les yeux vers le ciel, de manière à n’en plus laisser voir que le blanc, ou plutôt que le jaune ; mais il ne fit point de réponse vocale.

« Est-ce que ce gentilhomme se trouve mal ? demanda Sam à sa belle-mère.

— L’excellent homme est peiné de vous voir ici, répliqua Mme Weller.

— Oh ! c’est-il tout ? En le voyant j’avais peur qu’il n’eût oublié de prendre du poivre avec les dernières concombres qu’il a mangées. Asseyez-vous, monsieur, les chaises ne se payent point, comme le roi remarqua à ses ministres, le jour où il voulait leur flanquer une semonce.

— Jeune homme, dit M. Stiggins avec ostentation, j’ai peur que vous ne soyez pas amendé par l’emprisonnement.

— Pardon, monsieur, qu’est-ce que vous aviez la bonté d’observer ?

— Je crains, jeune homme, que ce châtiment ne vous ait pas adouci, répéta M. Stiggins d’une voix sonore.

— Ah ! monsieur, vous êtes bien bon ; j’espère bien que je ne suis pas trop doux[2] ; je vous suis bien obligé, monsieur pour vot’ bonne opinion. »

À cet endroit de la conversation, un son, qui approchait indécemment d’un éclat de rire, se fit entendre du côté où était assis M. Weller, et sa moitié, ayant rapidement considéré le cas, crut devoir se payer graduellement une attaque de nerfs.

« Weller, s’écria-t-elle, venez ici ! (Le vieux gentleman était assis dans un coin.)

— Bien obligé, ma chère ; je suis tout à fait bien où je suis. »

À cette réponse Mme Weller fondit en larmes.

« Qu’est-ce qu’il y a, maman ? lui demanda Sam.

— Oh ! Samuel, répliqua-t-elle, votre père me rend bien malheureuse ! il n’est donc sensible à rien ?

— Entendez-vous cela ? dit Sam. Madame demande si vous n’êtes sensible à rien.

— Bien obligé de sa politesse, Sammy. Je pense que je serais très-sensible au don d’une pipe de sa part. Puis-je en avoir une, mon garçon ? »

En entendant ces mots, Mme Weller redoubla ses pleurs, et M. Stiggins poussa un gémissement.

« Ohé ! voilà l’infortuné gentleman qui est retombé, dit Sam en se retournant. Où ça vous fait-il mal, monsieur ?

— Au même endroit, jeune homme, au même endroit.

— Où cela peut-il être, monsieur ? demanda Sam, avec une grande simplicité extérieure.

« Dans mon sein, jeune homme. » répondit M. Stiggins, en appuyant son parapluie sur son gilet.

À cette réponse touchante, Mme Weller incapable de contenir son émotion, sanglota encore plus bruyamment, en affirmant que l’homme au nez rouge était un saint.

« Maman, dit Sam, j’ai peur que ce gentleman, avec le tic dans sa physolomie, ne soit un peu altéré par le mélancolique spectacle qu’il a sous les yeux. C’est-il le cas, maman ? »

La digne lady regarda M. Stiggins pour avoir une réponse, et celui-ci, avec de nombreux roulements d’yeux, serra son gosier de sa main droite, et imita l’acte d’avaler, pour exprimer qu’il avait soif.

« Samuel, dit Mme Weller d’une voix dolente, je crains en vérité que ces émotions ne l’aient altéré.

— Qu’est-ce que vous buvez ordinairement, monsieur ? demanda Sam.

— Oh ! mon cher jeune ami, toutes les boissons ne sont que vanités !

— Ce n’est que trop vrai, ce n’est que trop vrai ! murmura Mme Weller, avec un gémissement et un signe de tête approbatif.

— Eh bien ! je le crois, dit Sam ; mais quelle est votre vanité particulière, monsieur ? Quelle vanité aimez-vous le mieux ?

— Oh, mon cher jeune ami, je les méprise toutes. Pourtant, s’il en est une moins odieuse que les autres, c’est la liqueur que l’on appelle rhum ; chaude, mon cher jeune ami avec trois morceaux de sucre par verre.

— J’en suis très-fâché, monsieur ; mais on ne permet pas de vendre cette vanité-là dans l’établissement.

— Oh ! les cœurs endurcis, les cœurs endurcis ! s’écria M. Stiggins. Oh ! la cruauté maudite de ces persécuteurs inhumains ! »

Ayant dit ces mots, l’homme de Dieu recommença à tourner ses yeux, en frappant sa poitrine de son parapluie ; et pour lui rendre justice, nous devons dire que son indignation ne paraissait ni feinte, ni légère.

Lorsque Mme Weller et le révérend gentleman eurent vigoureusement déblatéré contre cette règle barbare, et lancé contre ses auteurs un grand nombre de pieuses exécrations, M. Stiggins recommanda une bouteille de vin de Porto, mêlée avec un peu d’eau chaude, d’épices et de sucre, comme étant un mélange agréable à l’estomac et moins rempli de vanité que beaucoup d’autres compositions.

Pendant qu’on préparait cette célèbre mixture, l’homme au nez rouge et Mme Weller s’occupaient à contempler M. Weller, tout en poussant des gémissements.

« Eh bien ! Sammy, dit celui-ci ; j’espère que tu te trouveras ragaillardi par cette aimable visite ? Une conversation très-gaie et très-instructive, n’est-ce pas ?

— Vous êtes un réprouvé, dit Sam ; et je vous prie de ne plus m’adresser vos observations impies. »

Bien loin d’être édifié par cette réplique, pleine de convenance, M. Weller retomba sur nouveaux frais dans ses ricanements, et cette conduite impénitente ayant induit la vertueuse dame et M. Stiggins à fermer les yeux et à se balancer sur leur chaise comme s’ils avaient eu la colique, le jovial cocher se permit, en outre, divers actes de pantomime, indiquant le désir de ramollir la tête et de tirer le nez du révérend personnage. Mais il s’en fallut de peu qu’il ne fût découvert, car M. Stiggins ayant tressailli à l’arrivée du vin chaud, amena sa tête en violent contact avec le poing fermé de M. Weller, qui depuis quelques minutes décrivait autour des oreilles du révérend homme un feu d’artifice imaginaire.

« Vous aviez bien besoin d’avancer la main, comme un sauvage pour prendre le verre ? s’écria Sam, avec une grande présence d’esprit. Ne voyez-vous pas que vous avez attrapé le gentleman ?

— Je ne l’ai pas fait exprès, Sammy, répondit M. Weller, un peu démonté par cet incident inattendu.

— Monsieur, dit Sam au révérend Stiggins, qui frottait sa tête d’un air dolent, essayez une application intérieure. Comment trouvez-vous cela pour une vanité, monsieur ? »

M. Stiggins ne fit pas de réponse verbale, mais ses manières étaient expressives : il goûta le contenu du verre que Sam avait placé devant lui, posa son parapluie par terre, sirota de nouveau un peu de liqueur, en passant doucement la main sur son estomac ; puis enfin, avala tout le reste, d’un seul trait, et faisant claquer ses lèvres, tendit son verre pour en avoir une nouvelle dose.

Mme Weller ne tarda pas non plus à rendre justice au vin chaud. La bonne dame avait commencé par protester qu’elle ne pouvait pas en prendre une goutte ; ensuite elle avait accepté une petite goutte ; puis une grosse goutte ; puis un grand nombre de gouttes ; et comme sa sensibilité était, apparemment, de la nature de ces substances qui se dissolvent dans l’esprit de vin, à chaque goutte de liqueur elle versait une larme ; si bien qu’à la fin elle arriva à un degré de misère tout à fait pathétique.

M. Weller manifestait un profond dégoût, en observant ces symptômes, et quand, après un second bol, M. Stiggins commença à soupirer d’une terrible manière, l’illustre cocher ne put s’empêcher d’exprimer sa désapprobation, en murmurant des phrases incohérentes, parmi lesquelles une colérique répétition du mot blague était seule perceptible à l’oreille.

« Samivel, mon garçon, chuchota-t-il enfin à son fils, après une longue contemplation de sa femme, et de l’homme au nez rouge, je vas te dire ce qui en est : faut qu’il y ait quelque chose de décroché dans l’intérieur de ta belle-mère et dans celui de M. Stiggins.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Je veux dire que tout ce qu’ils boivent, n’a pas l’air de les nourrir. Ça se change en eau chaude tout de suite, et ça vient couler par les yeux. Crois-moi, Sammy, c’est une infirmité constitutionnaire. »

M. Weller confirma cette opinion scientifique par un grand nombre de clins d’œil, et de signes de tête qui furent malheureusement remarqués par Mme Weller. Cette aimable dame, concluant qu’ils devaient renfermer quelque signification outrageante, soit pour M. Stiggins, soit pour elle-même, soit pour tous les deux, allait se trouver infiniment plus mal, lorsque le révérend, se mettant sur ses pieds aussi bien qu’il put, commença à débiter un touchant discours pour le bénéfice de la compagnie, et principalement de Samuel Weller. Il l’adjura, en termes édifiants, de se tenir sur ses gardes, dans ce puits d’iniquités où il était tombé. Il le conjura de s’abstenir de toute hypocrisie et de tout orgueil, et, pour cela, de prendre exactement modèle sur lui-même (M. Stiggins). Bientôt alors, il arriverait à l’agréable conclusion qu’il serait, comme lui, essentiellement estimable et vertueux, tandis que toutes ses connaissances et amis ne seraient que de misérables débauchés abandonnés de Dieu, et sans nulle espérance de salut ; ce qui, ajouta M. Stiggins, est une grande consolation.

Il le supplia en outre d’éviter par-dessus toutes choses le vice d’ivrognerie, qu’il comparait aux dégoûtantes habitudes des pourceaux, ou bien à ces drogues malfaisantes qui détruisent la mémoire de celui qui les mâche. Malheureusement, à cet endroit de son discours, le révérend gentleman devint singulièrement incohérent ; et comme il était près de perdre l’équilibre à cause des grands mouvements de son éloquence, il fut obligé de se rattraper au dos d’une chaise, afin de maintenir sa perpendiculaire.

M. Stiggins n’engagea pas ses auditeurs à se défier de ces faux prophètes, de ces hypocrites marchands de religion, qui n’ayant pas le sens nécessaire pour en exposer les plus simples doctrines, ni le cœur assez bien fait pour en sentir les premiers principes, sont, pour la société, bien plus dangereux que les criminels ordinaires : car ils entraînent dans l’erreur ses membres les plus ignorants et les plus faibles, appellent le mépris sur tout ce qui devrait être le plus sacré, et font rejaillir, jusqu’à un certain point, la défiance et le dédain sur plus d’une secte vertueuse et honorable. Cependant comme M. Stiggins resta pendant fort longtemps appuyé sur le dos de sa chaise, tenant un de ses yeux fermé et clignant perpétuellement de l’autre, il est présumable qu’il pensa tout cela, mais qu’il le garda pour lui.

Mme Weller pleurait à chaudes larmes, pendant le débit de cette oraison, et sanglotait à la fin de chaque paragraphe. Sam s’étant mis à cheval sur une chaise, les bras appuyés sur le dossier, regardait le prédicateur avec une physionomie pleine de douceur et de componction, se contentant de jeter de temps en temps vers son père un regard d’intelligence. Enfin le vieux gentleman, qui avait paru enchanté au commencement, se mit à dormir vers le milieu.

« Bravo ! Bravo ! très-joli ! dit Sam lorsque M. Stiggins, ayant cessé de méditer, commença à mettre ses gants percés par le bout, et à les tirer si bien qu’ils laissaient passer à peu près la moitié de chaque doigt.

— J’espère que cela vous fera du bien, Samuel, dit mistress Weller solennellement.

— Je l’espère, maman, répondit Sam.

— Je désirerais bien que cela en fît aussi à votre père.

— Merci, ma chère, dit M. Weller. Comment vous trouvez-vous à présent, mon amour ?

— Impie !

— Homme égaré, dit le révérend.

— Ma digne créature, répondit M. Weller ; si je ne trouve pas de meilleure lumière que votre petit clair de lune, il est probable que je continuerai à voyager dans la nuit, jusqu’à ce que je sois mis à pied tout à fait. Mais voyez-vous, madame Weller, si la pie, ma chère jument, demeure plus longtemps à l’écurie, elle ne restera pas tranquille quand nous retournerons, et elle pourrait bien envoyer le fauteuil dans quelque haie avec le berger dedans. »

En entendant cette supposition, le révérend M. Stiggins, avec une consternation évidente, ramassa son chapeau et son parapluie, et proposa de partir sur-le-champ. Mme Weller y consentit, et Sam les ayant accompagnés jusqu’à la porte, prit un congé respectueux.

« Adiou, Sam, dit le vieux cocher.

— Qu’est-ce que c’est ça, adiou demanda Sam.

— Bonsoir, alors.

— Ah ! très-bien, j’y suis, répliqua Sam. Bonsoir, vieux réprouvé.

— Sammy, reprit tout bas M. Weller, en regardant soigneusement autour de lui, mes devoirs à ton gouverneur, et dis-y que s’il fait des réflexions sur cette affaire ici, qu’il me le fasse savoir. Moi, et un ébéniste, j’ai fait un plan pour le tirer de là. Un piano, Sammy, un piano, dit M. Weller, en frappant de sa main la poitrine de son fils, et en se reculant d’un pas ou deux, pour mieux juger l’effet de sa communication.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Un piano forcé, Samivel, répliqua M. Weller d’une manière encore plus mystérieuse. Un qu’il peut louer, mais qui ne jouera pas.

— Et à quoi servira-t-il, alors ?

— Il fera dire à mon ami, l’ébéniste, de le remporter ; y es-tu ?

— Non.

— Y n’y a pas de machine dedans ; il y tiendra aisément avec son chapeau et ses souliers, et il respirera par les pieds, qui sont creux. Vous avez un passage tout prêt pour la Mérique… Le gouvernement des Méricains ne le livrera jamais, tant qu’il aura de l’argent à dépenser. Le gouverneur n’a qu’à rester là jusqu’à ce que Mme Bardell soit morte, ou que MM. Dodson et Fogg soient pendus, ce qu’est le plus probable des deux événements, et ensuite il revient et écrit un livre sur les Méricains, qui payera toutes ses dépenses, et plus, s’il les mécanise suffisamment. »

M. Weller débita ce rapide sommaire de son complot, avec une grande véhémence de chuchotements, et ensuite, comme s’il avait peur d’affaiblir par d’autres discours l’effet de cette prodigieuse annonce, il fit le salut du cocher et s’enfuit.

Sam avait à peine recouvré sa gravité ordinaire, grandement troublée par la communication secrète de son respectable parent, lorsque M. Pickwick l’accosta.

« Sam, lui dit-il.

— Monsieur ?

— Je vais faire le tour de la prison, et je désire que vous me suiviez. Sam, ajouta l’excellent homme en souriant, voilà un prisonnier de votre connaissance qui vient par là.

— Lequel, monsieur ? Le gentleman velu, où bien l’intéressant captif avec les bas bleus ?

— Ni l’un ni l’autre. C’est un de vos plus anciens amis.

— De mes amis !

— Je suis sûr que vous vous le rappelez très-bien ; ou vous auriez moins de mémoire pour vos vieilles connaissances que je ne vous en croyais. Chut ! pas un mot, pas une syllabe, Sam ! Le voici. »

Pendant ce colloque M. Jingle s’approchait. Il n’avait plus l’air aussi misérable, et portait des vêtements à demi usés, retirés, grâce à M. Pickwick, des griffes du prêteur sur gages. Ses cheveux avaient été coupés, il portait du linge blanc ; mais il était encore très-pâle et très-maigre. Il se traînait lentement, en s’appuyant sur un bâton, et l’on voyait sans peine qu’il avait été rudement éprouvé par la maladie et par le besoin. Il ôta son chapeau lorsque M. Pickwick le salua, et parut fort troublé et tout honteux en apercevant Sam.

Derrière lui, presque sur ses talons, venait M. Job Trotter, qui, du moins, ne comptait pas dans le catalogue de ses vices le manque d’attachement à son compagnon. Il était encore déguenillé et malpropre, mais son visage n’était plus tout à fait aussi creux que lors de sa première rencontre avec M. Pickwick. En ôtant son chapeau à notre bienveillant ami, il murmura quelques expressions entrecoupées de reconnaissance, ajoutant que sans M. Pickwick ils seraient morts de faim.

« Bien, bien ! dit M. Pickwick en l’interrompant avec impatience. Restez derrière avec Sam. Je veux vous parler, monsieur Jingle. Pouvez-vous marcher sans son bras ?

— Certainement, monsieur, à vos ordres. Pas trop vite, jambes vacillantes, tête ahurie, sorte de tremblement de terre.

— Allons, donnez-moi votre bras, dit M. Pickwick.

— Non, non, je ne veux pas, j’aime mieux marcher seul.

— Folie ! Appuyez-vous sur moi, je le veux. »

Voyant que Jingle était confus, agité, et ne savait que faire, M. Pickwick coupa court à ses incertitudes, en tirant sous son bras celui de l’ex-comédien, et en l’emmenant avec lui, sans ajouter une autre parole.

Durant tout ce temps la contenance de M. Samuel Weller exprimait l’étonnement le plus monstrueux, le plus stupéfiant qu’il soit possible d’imaginer. Après avoir promené ses yeux de Job à Jingle, et de Jingle à Job, dans un profond silence, il murmura entre ses dents : Pas possible ! pas possible ! et répéta ces mots une douzaine de fois ; après quoi il parut complètement privé de la parole, et recommença à contempler tantôt l’un, tantôt l’autre, dans une muette perplexité.

« Allons, Sam, dit M. Pickwick en regardant derrière lui.

— Voilà, monsieur. » répliqua Sam en suivant machinalement son maître, mais sans ôter ses yeux de dessus M. Job Trotter, qui trottait à côté de lui.

Pendant quelque temps Job tint ses regards fixés sur la terre, tandis que Sam, les yeux rivés sur lui, se heurtait contre les passants, tombait sur les petits enfants, s’accrochait aux marches et aux barrières sans paraître s’en apercevoir, lorsque Job, le regardant à la dérobée, lui dit :

« Comment vous portez-vous, monsieur Weller ?

— C’est lui ! s’écria Sam, et ayant établi avec certitude l’identité de Job, il frappa ses mains, sur ses cuisses, et exhala son émotion en une sorte de sifflement long et aigu.

— Les choses ont bien changé pour moi, monsieur Weller.

— Ça m’en a l’air, répondit Sam en examinant avec une évidente surprise les haillons de son compagnon. Mais c’est un changement en mal, comme dit le gentleman, quand il reçut de la mauvaise monnaie pour une bonne demi-couronne.

— Vous avez bien raison, répliqua Job en secouant la tête ; il n’y a pas de déception maintenant, monsieur Weller. Les larmes, ajouta-t-il avec une expression de malice momentanée, les larmes ne sont pas les seules preuves de l’infortune, ni les meilleures.

— C’est vrai, répliqua Sam, d’un ton expressif.

— Elles peuvent être commandées, monsieur Weller.

— Je le sais. Il y a des personnes qui les ont toujours toutes prêtes, et qui lâchent la bonde quand elles veulent.

— Oui, mais voici des choses qui ne sont pas aisément contrefaites, monsieur Weller ; et pour y arriver, le procédé est long et pénible. »

En parlant ainsi, Job montrait ses joues creuses, et, relevant la manche de son habit, découvrait son bras si frêle et si décharné, qu’il semblait pouvoir être brisé par le moindre choc.

« Qu’est-ce que vous avez donc fait ? s’écria Sam en reculant.

— Rien.

— Rien ?

— Il y a plusieurs semaines que je ne fais rien, et que je ne mange guère davantage. »

Sam embrassa d’un coup d’œil la figure maigre de M. Trotter et son costume misérable, puis, le saisissant par le bras, il commença à l’entraîner de vive force.

« Où allez-vous, monsieur Weller ? s’écria Job en se débattant vainement sous la main puissante de son ancien ennemi.

— Venez, venez ! répondit Sam sans daigner lui donner d’autre explication, jusqu’au moment où ils atteignirent la buvette, et où il demanda un pot de porter, qui fut promptement apporté.

— Maintenant, dit Sam, buvez-moi ça jusqu’à la dernière goutte, et ensuite retournez le pot sens dessus dessous, pour me faire voir que vous avez pris la médecine tout entière.

— Mais, mon cher monsieur Weller…

— Avalez-moi ça, » reprit Sam d’un ton péremptoire.

Ainsi admonesté, M. Trotter porta le pot à ses lèvres et en éleva le fond lentement, et d’une manière presque imperceptible. Une fois, seulement, il s’arrêta pour respirer longuement, mais sans retirer son visage du vase ; et quelques moments après, lorsqu’il le tint à bras tendus, avec le fond en haut, rien ne tomba à terre, si ce n’est trois ou quatre flocons de mousse, qui se détachèrent lentement du bord.

« Bien opéré, dit Sam. Comment vous trouvez-vous, après ça ?

— Mieux, monsieur, beaucoup mieux, je pense.

— Nécessairement ; c’est comme quand on met du gaz dans un ballon. Vous devenez plus gros à vue d’œil. Qu’est-ce que vous dites d’un autre verre de la même tisane ?

— J’en ai suffisamment, monsieur ; je vous remercie bien, mais j’en ai assez.

— Eh bien ! alors, qu’est-ce que vous dites, de quelque chose de plus solide ?

— Grâce à votre digne gouverneur, nous avons, à trois heures, un demi-gigot cuit au four, et garni de pommes de terre.

— Quoi ! c’est lui qui vous donne des provisions ? s’écria Sam avec un accent emphatique.

— Oui, monsieur. Et plus que cela, monsieur Weller, comme mon maître était fort malade, il a loué une chambre pour nous. Nous étions dans un chenil auparavant. Il est venu nous y voir la nuit, quand personne ne pouvait s’en douter. Monsieur Weller, continua Job, avec des larmes réelles cette fois, je serais capable de servir cet homme-là, jusqu’à ce que je tombe mort à ses pieds.

— Dites donc, mon ami, pas de ça, s’il vous plaît ! » s’écria Sam.

Job Trotter le regarda d’un air étonné.

« Je vous dis que je n’entends pas cela, mon garçon, poursuivit Sam, avec fermeté. Personne ne le servira, excepté moi ; et puisque nous en sommes là-dessus, continua-t-il, en payant sa bière, je vas vous apprendre un autre secret. Je n’ai jamais entendu dire, ni lu dans aucun livre d’histoire, ni vu dans aucun tableau, un ange avec une culotte et des guêtres ; non, pas même au spectacle, quoique ça ait pu se faire ; mais voyez-vous, Job, malgré ça, je vous dis que c’est un véritable ange, pur sang ; et montrez-moi l’homme qui osera me soutenir le contraire ! »

Ayant proféré cette provocation, qu’il confirma par de nombreux gestes et signes de tête, Sam empocha sa monnaie et se mit en quête de l’objet de son panégyrique.

M. Pickwick était encore avec Jingle, et lui parlait vivement, sans jeter un coup d’œil sur les groupes variés et curieux qui l’entouraient.

« Bien, disait-il, lorsque Sam et son compagnon s’approchèrent : vous verrez comment vous irez, et en attendant, vous réfléchirez à cela. Quand vous vous trouverez assez fort, vous me le direz, et nous en causerons. Maintenant, retournez dans votre chambre, vous avez l’air fatigué, et vous n’êtes pas assez vigoureux pour demeurer longtemps dehors. »

M. Alfred Jingle, à qui il ne restait plus une étincelle de son ancienne vivacité, ni même de la sombre gaieté qu’il avait feinte, le premier jour où M. Pickwick l’avait rencontré dans sa misère, salua fort bas, sans parler, et s’éloigna avec lenteur, après avoir fait signe à Job de ne pas le suivre immédiatement.

« Sam, dit M. Pickwick en regardant autour de lui avec bonne humeur. Ne voilà-t-il pas une curieuse scène ?

— Tout à fait, monsieur, répondit Sam ; et il ajouta, en se partant à lui-même : « Les miracles ne sont pas finis. Voilà-t-il pas ce Jingle qui se met aussi à faire jouer les pompes ! »

Dans la partie de la prison où se trouvait alors M. Pickwick, l’espace circonscrit par les murs, était assez étendu pour former un bon jeu de paume ; un des côtés de la cour était fermé, cela va sans dire, par le mur même, et l’autre par cette partie de la prison qui avait vue sur Saint-Paul ; ou, plutôt, qui aurait eu vue sur cette cathédrale si on avait pu voir à travers la muraille. Là se montraient un grand nombre de débiteurs, en mouvement ou en repos dans toutes les attitudes possibles d’une inquiète fainéantise. La plupart attendaient le moment de comparaître devant la cour des insolvables ; les autres étaient renvoyés en prison pour un certain temps, qu’ils s’efforçaient de passer de leur mieux. Quelques-uns avaient l’air misérable, d’autres ne manquaient point de recherche ; le plus grand nombre étaient crasseux ; le petit nombre moins malpropres. Mais tous en flânant, en se traînant, en baguenaudant, semblaient y mettre aussi peu d’intérêt, aussi peu d’animation, que les animaux qui vont et viennent derrière les barreaux d’une ménagerie.

D’autres prisonniers passaient leur temps aux fenêtres qui donnaient sur les promenades ; et, parmi ceux-ci, les uns conversaient bruyamment avec les individus de leur connaissance qui se trouvaient en bas ; les autres jouaient à la balle avec quelques aventureux personnages, qui les servaient du dehors ; d’autres enfin regardaient les joueurs de paume, ou écoutaient les garçons qui criaient le jeu.

Des femmes malpropres passaient et repassaient avec des savates pour se rendre à la cuisine, qui était dans un coin de la cour. Dans un autre coin, des enfants criaient, jouaient, et se battaient. Le fracas des quilles et les cris des joueurs se mêlaient perpétuellement à ces mille bruits divers ; tout était mouvement et tumulte, excepté à quelques pas de là, dans un misérable petit hangar où gisait, pâle et immobile, le corps du prisonnier de la chancellerie, décédé la nuit précédente, et attendant la comédie d’une enquête. Le corps ! c’est le terme légal pour exprimer cette masse turbulente de soins, d’anxiétés, d’affections, d’espérances, de douleurs, qui composent l’homme vivant. La loi possédait le corps du prisonnier ; il était là, témoin effrayant des tendres soins de cette bonne mère.

« Voulez-vous voir une boutique sifflante[3], monsieur ? demanda Job à M. Pickwick.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? répondit celui-ci.

— Une boutique chifflante, monsieur, fit observer Sam.

— Qu’est-ce que c’est que cela, Sam ? Une boutique d’oiseleur ?

— Du tout ! monsieur, reprit Job ; c’est où l’on vend des liqueurs. Il expliqua alors brièvement, qu’il était défendu d’introduire dans la prison des débiteurs des boissons spiritueuses ; mais que cet article y étant singulièrement apprécié, quelques geôliers spéculateurs, déterminés par certaines considérations lucratives, s’étaient avisés de permettre à deux ou trois prisonniers de débiter, dans leurs chambres, le régal favori des ladies et des gentlemen confinés dans la prison. Cet usage, continua Job, a été introduit graduellement dans toutes les prisons pour dettes.

— Et il est fort avantageux, interrompit Sam ; car les guichetiers ont bien soin de faire saisir tous ceux qui font la fraude, et qui ne les payent point ; et quand ça arrive, ils sont loués dans les journaux pour leur vigilance ; de manière que ça fait d’une pierre deux coups ; ça empêche les autres de faire le commerce, et ça relève leur réputation.

— Voilà la chose, ajouta Job.

— Mais, dit M. Pickwick, est-ce qu’on ne visite jamais ces chambres pour savoir si elles contiennent des spiritueux ?

— Si, certainement, monsieur ; mais les guichetiers le savent d’avance ; ils préviennent les siffleurs, et alors va-t’en voir s’ils viennent, Jean ! L’inspecteur ne trouve rien. »

Tandis que Sam achevait ces explications, Job frappait à une porte qui fut immédiatement ouverte par un gentleman mal peigné, puis soigneusement refermée au verrou, quand la compagnie fut entrée ; après quoi le gentleman siffleur regarda les nouveaux venus en riant ; là-dessus Job se mit aussi à rire, autant en fit Sam ; et M. Pickwick, pensant qu’on en attendait sans doute autant de lui, prit un visage souriant, jusqu’à la fin de l’entrevue.

Le gentleman mal peigné parut comprendre parfaitement cette silencieuse manière d’entrer en affaires. Il aveignit de dessous son lit une bouteille de grès plate, qui pouvait contenir environ une couple de pintes, et remplit de genièvre trois verres, que Job et Sam dépêchèrent habilement.

« En voulez-vous encore, dit le gentleman siffleur.

— Non, merci, dit Job Trotter. »

M. Pickwick paya, la porte fut déverrouillée, et comme M. Roker passait en ce moment, le gentleman mal peigné lui fit un signe de tête amical.

En sortant de là, M. Pickwick erra dans les escaliers et le long des galeries, puis il fit encore une fois le tour de la maison.

À chaque pas, dans chaque personne, il lui semblait voir Mivins et Smangle, et le vicaire, et le boucher, car toute la population paraissait composée d’individus d’une seule espèce. C’était la même malpropreté, le même tumulte, le même remue-ménage, les mêmes symptômes caractéristiques dans tous les coins, dans les meilleurs comme dans les pires. Il y avait partout quelque chose de turbulent et d’inquiet, et l’on voyait toutes sortes de gens se rassembler et se séparer, comme on voit passer des ombres dans les rêves d’une nuit agitée.

« J’en ai vu assez, dit M. Pickwick en se jetant sur une chaise dans sa petite chambre. Ma tête est fatiguée de ces scènes bruyantes, et mon cœur aussi. Dorénavant je serai prisonnier dans ma propre chambre. »

M. Pickwick se tint parole. Durant trois longs mois il resta enfermé tout le jour, ne sortant qu’à la nuit pour respirer l’air, quand la plus grande partie des autres prisonniers étaient dans leur lit, ou se régalaient dans leur chambre. Sa santé commençait évidemment à souffrir de la rigueur de cette réclusion, mais ni les fréquentes supplications de ses amis et de M. Perker, ni les avertissements encore plus fréquents de Sam, ne pouvaient le décider à changer un iota à son inflexible résolution.




  1. En argot, être blanchi à la chaux, veut dire avoir obtenu un certificat d’insolvabilité.
  2. Soft, veut dire doux ou sot.
  3. Étymologie : s’humecter le sifflet (boire).