Les Papiers posthumes du Pickwick Club/Tome II/IX.

Traduction par Pierre Grollier.
Hachette (2p. 129-143).


CHAPITRE IX.

Comment M. Winkle, voulant sortir de la poêle à frire, se jeta tranquillement et confortablement dans le feu.

L’infortuné gentleman, cause innocente du tumulte qui avait alarmé les habitants du Royal-Crescent, dans les circonstances ci-devant décrites, après avoir passé une nuit pleine de trouble et d’anxiété, quitta le toit sous lequel ses amis dormaient encore, sans savoir où il dirigerait ses pas. On ne saurait jamais apprécier trop hautement, ni trop chaudement louer les sentiments réfléchis et philanthropiques qui déterminèrent M. Winkle à adopter cette conduite. « Si ce Dowler, raisonnait-il en lui-même, si ce Dowler essaye (comme je n’en doute pas) d’exécuter ses menaces, je serai obligé de l’appeler sur le terrain. Il a une femme ; cette femme lui est attachée et a besoin de lui. Ciel ! si j’allais l’immoler à mon aveugle rage, quels seraient ensuite mes remords ! » Cette réflexion pénible affectait si puissamment l’excellent jeune homme que ses joues pâlissaient, que ses genoux s’entre-choquaient. Déterminé par ces motifs, il saisit son sac de nuit, et descendant l’escalier à pas de loups, ferma avec le moins de bruit possible, la détestable porte de la rue, et s’éloigna rapidement. Il trouva à l’Hôtel royal une voiture sur le point de partir pour Bristol. « Autant vaut, pensa-t-il, autant vaut Bristol que tout autre endroit ! » Il monta donc sur l’impériale, et atteignit le lieu de sa destination en aussi peu de temps qu’on pouvait raisonnablement l’espérer de deux chevaux obligés de franchir quatre fois par jour la distance qui sépare les deux villes.

M. Winkle établit ses quartiers à l’hôtel du Buisson. Il était résolu à s’abstenir de toute communication épistolaire avec M. Pickwick jusqu’à ce que la frénésie de M. Dowler eût eu le temps de s’évaporer, et trouva que dans ces circonstances il n’avait rien de mieux à faire que de visiter la ville. Il sortit donc et fut, tout d’abord, frappé de ce fait qu’il n’avait jamais vu d’endroit aussi sale. Ayant inspecté les docks ainsi que le port, et admiré la cathédrale, il demanda le chemin de Clifton, et suivit la route qui lui fut indiquée ; mais, de même que les pavés de Bristol ne sont pas les plus larges ni les plus propres de tous les pavés, de même ses rues ne sont pas absolument les plus droites ni les moins entrelacées. M. Winkle se trouva bientôt complètement embrouillé dans leur labyrinthe, et chercha autour de lui une boutique décente, où il pût demander de nouvelles instructions.

Ses yeux tombèrent sur un rez-de-chaussée nouvellement peint qui avait été converti en quelque chose qui tenait le milieu entre une boutique et un appartement. Une lampe rouge qui s’avançait au-dessus de la porte l’aurait suffisamment annoncé comme la demeure d’un suppôt d’Esculape quand même le mot : chirurgie[1] n’aurait pas été inscrit, en lettres d’or, au-dessus de la fenêtre, qui avait autrefois été celle du parloir du devant. Pensant que c’était là un endroit convenable pour demander son chemin, M. Winkle entra dans la petite boutique garnie de tiroirs et de flacons, aux inscriptions dorés. N’y apercevant aucun être vivant, il frappa sur le comptoir avec une demi couronne, afin d’attirer l’attention des personnes qui pourraient être dans l’arrière-parloir, espèce de sanctum sanctorum de l’établissement, car le mot : chirurgie était répété sur la porte, en lettres blanches, cette fois, pour éviter la monotonie.

Au premier coup, un bruit très-sensible jusqu’alors, et semblable à celui d’un assaut exécuté avec des pelles et des pincettes, cessa soudainement. Au second coup un jeune gentleman, à l’air studieux, portant sur son nez de larges bésicles vertes et dans ses mains un énorme livre, entra d’un pas grave dans la boutique, et, passant derrière le comptoir, demanda à M. Winkle ce qu’il désirait.

« Je suis fâché de vous déranger, monsieur, répondit celui-ci. Voulez-vous avoir la bonté de m’indiquer…

— Ha ! ha ! ha ! se mit à beugler le studieux gentleman, en jetant en l’air son énorme livre et en le rattrapant avec grande dextérité, au moment où il menaçait de réduire en atomes toutes les fioles qui garnissaient le comptoir. En voilà une bonne ! »

Si l’inconnu entendit par là une bonne secousse, il n’avait pas tort, car M. Winkle avait été si étonné de la conduite extraordinaire du jeune docteur, qu’il avait précipitamment battu en retraite jusqu’à la porte, et paraissait fort troublé par cette étrange réception.

« Comment ! Est-ce que vous ne me reconnaissez pas ? » s’écria le chirurgien-apothicaire.

M. Winkle balbutia qu’il n’avait pas ce plaisir.

« Ah ! bien alors, il y a encore de l’espoir pour moi ! Je puis soigner la moitié des vieilles femmes de Bristol, si j’ai un peu de chance. Maintenant, au diable, vieux bouquin moisi ! » Cette adjuration s’adressait au gros volume, que le studieux pharmacien lança, avec une vigueur remarquable, à l’autre bout de la boutique ; puis, retirant ses lunettes vertes, il découvrit aux regards stupéfaits de M. Winkle, le ricanement identique de Robert Sawyer, esquire, ci-devant étudiant à l’hôpital de Guy, dans le Borough, et possesseur d’une résidence privée dans Lant-Street.

« Vous veniez pour me voir, n’est-ce pas ? vous ne direz pas le contraire ? s’écria M. Bob Sawyer en secouant amicalement la main de M. Winkle.

— Non, sur ma parole ! répliqua celui-ci en serrant la main de M. Sawyer.

— Quoi ! vous n’avez pas remarqué mon nom ? demanda Bob en appelant l’attention de son ami sur la porte extérieure, au-dessus de laquelle étaient tracés ces mots : Sawyer successeur de Nockemorf.

— Mes yeux ne sont pas tombés dessus, dit M. Winkle.

— Ma foi ! si j’avais su que c’était vous, reprit Bob, je me serais précipité et je vous aurais reçu dans mes bras. Mais, sur mon honneur, je croyais que vous étiez le percepteur des contributions.[2]

— Pas possible !

— Vrai. J’allais vous dire que je n’étais pas à la maison, et que si vous vouliez me laisser un message, je ne manquerais pas de me le remettre ; car le collecteur des taxes ne me connaît point, pas plus que celui de l’éclairage, ni du pavé. Je crois que le collecteur de l’église soupçonne qui je suis, et je sais que celui des eaux ne l’ignore pas, parce que je lui ai tiré une dent le premier jour que je suis venu ici. Mais entrez, entrez donc ! »

Tout en bavardant de la sorte, Bob poussait M. Winkle dans l’arrière-parloir, où s’était assis un personnage qui n’était pas moins que M. Benjamin Allen. Il s’amusait gravement à faire de petites cavernes circulaires dans le manteau de la cheminée, au moyen d’un fourgon rougi.

« En vérité, dit M. Winkle, voilà un plaisir que je n’avais pas espéré. Quelle jolie retraite vous avez là !

— Pas mal, pas mal, repartit Bob. J’ai été reçu peu de temps après cette fameuse soirée ; et mes amis se sont saignés pour m’aider à acheter cet établissement. Ainsi j’ai endossé un habit noir et une paire de lunettes, et je suis venu ici pour avoir l’air aussi solennel que possible.

— Et vous avez sans doute une jolie clientèle ? demanda M. Winkle d’un air fin.

— Oh ! si mignonne, qu’à la fin de l’année vous pourriez mettre tous les profits dans un verre à liqueur, et les couvrir avec une feuille de groseille.

— Vous voulez rire. Rien que les marchandises…

— Pure charge, mon cher garçon. La moitié des tiroirs est vide, et l’autre moitié n’ouvre point.

— Vous plaisantez ?

— C’est un fait, rétorqua Bob en allant dans la boutique et démontrant la véracité de son assertion par de violentes secousses données aux petits boutons dorés des tiroirs imaginaires.

— Du diable s’il y a une seule chose réelle dans la boutique, exceptés les sangsues ; et encore elles ont déjà servi.

— Je n’aurais jamais cru cela ! s’écria M. Winkle plein de surprise.

— Je m’en flatte un peu, reprit Bob ; autrement à quoi serviraient les apparences, hein ? Mais, que voulez-vous prendre ? Comme nous ? C’est bon. Ben, mon garçon, fourrez la main dans le buffet, et amenez-nous le digestif breveté. »

M. Benjamin Allen sourit pour indiquer son consentement, et tira du buffet une bouteille noire, à moitié pleine d’eau-de-vie.

« Vous n’y mettez pas d’eau, n’est-ce pas ? dit Bob à M. Winkle.

— Pardonnez-moi, repartit celui-ci. Il est de bonne heure et j’aimerais mieux mélanger, si vous ne vous y opposez point.

— Pas le moins du monde, si votre conscience vous le permet, répliqua Bob en dégustant avec sensualité un verre du liquide bienfaisant. Ben, passe-nous l’eau. »

M. Benjamin Allen tira de la même place une petite cocote de cuivre, dont M. Bob déclara qu’il était très-fier à cause de sa physionomie médicale. Lorsqu’on eut fait bouillir l’eau contenue dans la cocote, au moyen de plusieurs pelletées de charbon de terre que Bob puisa dans une caisse qui portait pour inscription : eau de seltz, M. Winkle baptisa son eau-de-vie, et la conversation commençait à devenir générale, lorsqu’elle fut interrompue par l’entrée d’un jeune garçon, vêtu d’une sévère livrée grise, ayant un galon d’or à son chapeau, et tenant sur son bras un petit panier couvert.

M. Bob l’apostropha immédiatement.

« Tom, vagabond ! venez-ici ! (L’enfant s’approcha en conséquence.) Vous vous êtes arrêté à toutes les bornes de Bristol, vilain fainéant !

— Non, monsieur, répondit l’enfant.

— Prenez-y garde, reprit Bob avec un visage menaçant. Pensez-vous que quelqu’un voudrait employer un chirurgien, si on voyait son garçon jouer aux billes dans tous les ruisseaux, ou enlever un cerf-volant sur la grande route ? Ayez soin, monsieur, de conserver toujours le respect de votre profession. Avez-vous porté tous les médicaments, paresseux ?

— Oui, monsieur.

— La poudre pour les enfants, dans la grande maison habitée par la famille nouvellement arrivée ? Et les pilules digestives chez le vieux gentleman grognon et goutteux ?

— Oui, monsieur.

— Alors fermez la porte et faites attention à la boutique.

— Allons ! dit M. Winkle quand le jeune garçon se fut retiré, les choses ne vont pas tout à fait aussi mal que vous voudriez me le faire croire. Vous avez toujours quelques médicaments à fournir. »

Bob Sawyer regarda dans la boutique pour s’assurer qu’il n’y avait pas d’oreilles étrangères, puis se penchant vers M. Winkle, il lui dit à voix basse : « Il se trompe toujours de maison. »

La physionomie de M. Winkle exprima qu’il n’y était plus du tout, tandis que Bob et son ami riaient à qui mieux mieux.

« Vous ne me comprenez pas ? dit Bob. Il va dans une maison, tire la sonnette, fourre un paquet de médicaments sans adresse dans la main d’un domestique et s’en va. Le domestique porte le paquet dans la salle à manger ; le maître l’ouvre, et lit la suscription : Potion à prendre le soir ; pilules selon la formule ; lotion idem ; Sawyer, successeur de Nockemorf, prépare avec soin les ordonnances, etc., etc. Le gentleman montre le paquet à sa femme ; elle lit l’inscription, elle le renvoie aux domestiques ; ils lisent l’inscription. Le lendemain le garçon revient : Très-fâché. Il s’est trompé. Tant d’affaires, tant de paquets à porter. M. Sawyer, successeur de Nockemorf, offre ses compliments. Le nom reste dans la mémoire, et voilà l’affaire, mon garçon ; cela vaut mieux que toutes les annonces du monde. Nous avons une bouteille de quatre onces qui a couru dans la moitié des maisons de Bristol, et qui n’a point encore fini sa ronde.

— Tiens, tiens ! je comprends, répondit M. Winkle, un fameux plan.

— Oh ! Ben et moi, nous en avons trouvé une douzaine comme cela ; continua l’habile pharmacien, avec une grande satisfaction. L’allumeur de réverbères reçoit dix-huit pence par semaines pour tirer ma sonnette de nuit, pendant dix minutes, chaque fois qu’il passe devant la maison ; et tous les dimanches, mon garçon court dans l’église, juste au moment des psaumes, quand personne n’a rien à faire que de regarder autour de soi, et il m’appelle avec un air effaré. « Bon ! disent les assistants, quelqu’un est tombé malade tout à coup ; on envoie chercher Sawyer, successeur de Nockemorf ; comme ce jeune homme est occupé ! »

Ayant ainsi divulgué les arcanes de l’art médical, M. Bob Sawyer et son ami Ben Allen se renversèrent sur leurs chaises, et éclatèrent de rire bruyamment. Quand ils s’en furent donné à cœur joie, la conversation recommença, et vint toucher un sujet qui intéressait plus immédiatement M. Winkle.

Nous pensons avoir dit ailleurs que M. Benjamin Allen devenait habituellement fort sentimental, après boire. Le cas n’est pas unique, comme nous pouvons l’attester nous-même, ayant eu affaire quelquefois à des patients affectés de la même manière. Dans cette période de son existence, M. Allen avait plus que jamais une prédisposition à la sentimentalité. Cette maladie provenait de ce qu’il demeurait depuis plus de trois semaines avec M. Sawyer ; car l’amphitryon n’était pas remarquable par la tempérance, et l’invité ne pouvait nullement se vanter d’avoir la tête forte. Pendant tout cet espace de temps, Benjamin avait toujours flotté entre l’ivresse partielle et l’ivresse complète.

« Mon bon ami, dit-il à M. Winkle, en profitant de l’absence temporaire de M. Bob Sawyer, qui était allé administrer à un chaland quelques-unes de ses sangsues d’occasion : mon bon ami, je suis bien malheureux ! »

M. Winkle exprima tous ses regrets, en apprenant cette nouvelle et demanda s’il ne pouvait rien faire pour alléger les chagrins de l’infortuné étudiant.

« Rien, mon cher, rien. Vous rappelez-vous Arabella ? ma sœur Arabella ? Une petite fille qui a des yeux noirs. Je ne sais pas si vous l’avez remarquée chez M. Wardle ? Une jolie petite fille, Winkle. Peut-être que mes traits pourront vous rappeler sa physionomie. »

M. Winkle n’avait pas besoin de procédés artificiels pour se souvenir de la charmante Arabella, et c’était fort heureux, car certainement les traits du frère lui auraient difficilement rappelé ceux de la sœur. Il répondit, avec autant de calme qu’il lui fut possible d’en feindre, qu’il se rappelait parfaitement avoir vu la jeune personne en question, et qu’il se flattait qu’elle était en bonne santé.

Pour toute réponse, M. Ben Allen, lui dit : « Notre ami Bob est un charmant garçon, Winkle.

— C’est vrai, répliqua laconiquement M. Winkle, qui n’aimait pas beaucoup le rapprochement de ces deux noms.

— Je les ai toujours destinés l’un à l’autre ; ils ont été créés l’un pour l’autre ; ils sont venus au monde l’un pour l’autre ; ils ont été élevés l’un pour l’autre, dit M. Ben Allen, en posant son verre avec emphase. Il y a un coup du sort dans cette affaire, mon cher garçon ; il n’y a entre eux qu’une différence de cinq ans, et tous les deux sont nés dans le mois d’août. »

M. Winkle était trop impatient d’entendre le reste, pour exprimer beaucoup d’étonnement de cette coïncidence, toute merveilleuse qu’elle fût. Ainsi, après une larme ou deux, Ben continua à dire que malgré toute son estime et son respect, et sa vénération pour son ami, sa sœur Arabella avait toujours, ingratement et sans raison, montré la plus vive antipathie pour sa personne. « Et je pense, conclut-il, je pense qu’il y a un attachement antérieur.

— Avez-vous quelque idée sur la personne ? » demanda en tremblant M. Winkle.

M. Ben Allen saisit le fourgon, le fit tourner d’une manière martiale au-dessus de sa tête, infligea un coup mortel sur un crâne imaginaire, et termina en disant, d’une façon très-expressive : « Je voudrais le connaître, voilà tout. Je lui montrerais ce que j’en pense ! » et pendant ce temps le fourgon tournoyait avec plus de férocité que jamais.

Tout cela, comme on le suppose, était fort consolant pour M. Winkle. Il resta silencieux durant quelques minutes, mais à la fin, il rassembla tout son courage, et demanda si miss Allen était dans le comté de Kent.

« Non, non, répondit Ben, en déposant le fourgon et en prenant un air fort rusé. Je n’ai pas pensé que la maison du vieux Wardle fût exactement ce qui convenait pour une jeune fille entêtée. Aussi, comme je suis son protecteur naturel et son tuteur, puisque nos parents sont défunts, je l’ai amenée dans ce pays-ci pour passer quelques mois chez une vieille tante, dans une jolie maison bien ennuyeuse et bien fermée. J’espère que cela la guérira. Si ça ne réussit pas, je l’emmènerai à l’étranger pendant quelque temps, et nous verrons alors.

— Et… et… la tante demeure à Bristol ? balbutia M. Winkle.

— Non, non ; pas dans Bristol, répondit Ben, en passant son pouce par-dessus son épaule droite. Par-là bas ; mais chut ! voici Bob. Pas un mot, mon cher ami, pas un mot. »

Toute courte qu’avait été cette conversation, elle produisit chez M. Winkle l’anxiété la plus vive. L’attachement antérieur, que soupçonnait Ben, agitait son cœur. Pouvait-il en être l’objet ? Était-ce pour lui que la séduisante Arabella avait dédaigné le spirituel Bob Sawyer ? ou bien avait-il un rival préféré ? Il se détermina à la voir, quoi qu’il pût en arriver. Mais ici se présentait une objection insurmontable ; car si l’explication donnée par Ben avec ces mots : par là-bas, voulait dire trois milles, ou trente milles, ou trois cents milles, M. Winkle ne pouvait en aucune façon le conjecturer. Au reste il n’eut pas, pour le moment, le loisir de penser à ses amours, l’arrivée de Bob ayant été immédiatement suivie par celle d’un pâté, dont M. Winkle fut instamment prié de prendre sa part. La nappe fut mise par une femme de ménage, qui officiait comme femme de charge de M. Bob Sawyer. La mère du jeune garçon en livrée grise apporta un troisième couteau et une troisième fourchette (car l’établissement domestique de M. Sawyer était monté sur une échelle assez limitée), et les trois amis commencèrent à dîner. La bière était servie, comme le fit observer M. Sawyer, dans son étain natif.

Après le dîner, Bob fit apporter le plus grand mortier de sa boutique, et y brassa un mélange fumant de punch au rhum, remuant et amalgamant les matériaux avec un pilon, d’une manière fort convenable pour un pharmacien. Comme beaucoup de célibataires, il ne possédait qu’un seul verre, qui fut assigné par honneur à M. Winkle. Ben Allen fut accommodé d’un entonnoir de verre, dont l’extrémité inférieure était garnie d’un bouchon ; quant à Bob lui-même, il se contenta d’un de ces vases de cristal cylindriques, incrustés d’une quantité de caractères cabalistiques, et dans lesquels les apothicaires mesurent habituellement les drogues liquides qui doivent composer leurs potions. Ces préliminaires ajustés, le punch fut goûté et déclaré excellent. On convint que Bob Sawyer et Ben Allen seraient libres de remplir leur vase deux fois, pour chaque verre de M. Winkle, et l’on commença les libations sur ce pied d’égalité avec bonne humeur et de fort bonne amitié.

On ne chanta point, parce que Bob déclara que cela n’aurait pas l’air professionnel ; mais, en revanche, on parla et l’on rit, si bien et si fort, que les passants à l’autre bout de la rue pouvaient entendre et entendirent sans aucun doute le bruit confus qui sortait de l’officine du successeur de Nockemorf. Quoi qu’il en soit, la conversation des trois amis charmait apparemment les ennuis et aiguisait l’esprit du jeune garçon pharmacien, car au lieu de dévouer sa soirée, comme il le faisait ordinairement, à écrire son nom sur le comptoir et à l’effacer ensuite, il se colla contre la porte vitrée, et de la sorte put écouter et voir en même temps ce qui se passait chez son patron.

La gaieté de M. Bob Sawyer se tournait peu à peu en fureur, M. Ben Allen retombait dans le sentimental, et le punch était presque entièrement disparu, quand le jeune garçon entra rapidement pour annoncer qu’une jeune femme venait demander M. Sawyer, successeur de Nockemorf, qu’on attendait impatiemment. Ceci termina la fête. Lorsque le garçon eut répété pour la vingtième fois son message, M. Bob Sawyer commençant à le comprendre, attacha autour de sa tête une serviette mouillée, afin de se dégriser ; et, y ayant réussi en partie, mit ses lunettes vertes et sortit. Ensuite de quoi, M. Winkle voyant qu’il était impossible d’engager M. Ben Allen dans une conversation tant soit peu intelligible sur le sujet qui l’intéressait le plus, refusa de rester jusqu’au retour du chirurgien, et s’en retourna à son hôtel.

L’inquiétude qui l’agitait et les nombreuses méditations qu’avait éveillées dans son esprit le nom d’Arabella, empêchèrent la part qu’il avait prise dans le mortier de produire sur lui l’effet qu’on en aurait pu attendre dans d’autres circonstances. Ainsi, après avoir pris à la buvette de son hôtel un verre d’eau de Seltz et d’eau-de-vie, il entra dans le café, plutôt découragé qu’animé par les aventures de la soirée.

Un grand gentleman, vêtu d’une longue redingote, se trouvait seul dans le café, assis devant le feu, et tournant le dos à M. Winkle. Comme la soirée était assez froide pour la saison, le gentleman rangea sa chaise de côté pour laisser approcher le nouvel arrivant, mais quelle fut l’émotion de M. Winkle, quand ce mouvement lui découvrit le visage du vindicatif et sanguinaire Dowler !

Sa première pensée fut de tirer violemment le cordon de sonnette le plus proche. Malheureusement, ce cordon se trouvait derrière la chaise de son adversaire. Machinalement le brave jeune homme fit un pas pour en saisir la poignée, mais M. Dowler se reculant avec promptitude : « Monsieur Winkle, dit-il, soyez calme. Ne me frappez pas, monsieur, je ne le supporterais point. Un soufflet ? Jamais ! »

Tout en parlant ainsi, M.  Dowler avait l’air beaucoup plus doux que M. Winkle ne l’aurait attendu d’une personne aussi emportée.

« Un soufflet, monsieur ? balbutia M. Winkle.

— Un soufflet, monsieur, répliqua Dowler. Maîtrisez vos premiers mouvements, asseyez-vous, écoutez-moi.

— Monsieur, dit M. Winkle, en tremblant des pieds à la tête, avant que je consente à m’asseoir auprès ou en face de vous, sans la présence d’un garçon, il me faut d’autres assurances de sécurité. Vous m’avez fait des menaces la nuit dernière, monsieur, d’affreuses menaces ! Ici M. Winkle s’arrêta et devint encore plus pâle.

— C’est la vérité, repartit M. Dowler avec un visage presque aussi blanc que celui de son antagoniste. Les circonstances étaient suspectes. Elles ont été expliquées. Je respecte votre courage. Vous avez raison. C’est l’assurance de l’innocence. Voilà ma main, serrez-la.

— Réellement, monsieur, répondit M. Winkle, hésitant à donner sa main, dans la pensée que M. Dowler pourrait bien vouloir le prendre en traître, réellement, monsieur, je…

— Je sais ce que vous voulez dire, interrompit l’autre. Vous vous sentez offensé. C’est naturel, j’en ferais autant à votre place. J’ai eu tort, je vous demande pardon. Soyons amis, pardonnez-moi… » Et en même temps Dowler s’empara de la main de M. Winkle, et la secouant avec la plus grande véhémence, déclara qu’il le regardait comme un garçon plein de courage, et qu’il avait de lui meilleure opinion que jamais.

« Maintenant, poursuivit-il, asseyez-vous, racontez-moi tout. Comment m’avez-vous découvert ? Quand est-ce que vous êtes parti pour me suivre ? Soyez franc, dites tout.

— C’est entièrement par hasard, répliqua M. Winkle grandement intrigué par la tournure singulière et inattendue de leur entrevue, entièrement.

— J’en suis charmé. Je me suis éveillé ce matin. J’avais oublié mes menaces. Le souvenir de votre aventure me fit rire. Je me sentais des dispositions amicales : je le dis.

— À qui ?

— À mistress Dowler. — « Vous avez fait un vœu, me dit-elle. — C’est vrai, répondis-je. — C’était un vœu téméraire. — C’est encore vrai. J’offrirai des excuses. Où est-il ? »

— Qui ? demanda M. Winkle.

— Vous. Je descendis l’escalier, mais je ne vous trouvai pas. Pickwick avait l’air sombre. Il secoua la tête, il dit qu’il espérait qu’on ne commettrait point de violences. Je compris tout. Vous vous sentiez insulté. Vous étiez sorti pour chercher un ami, peut-être des pistolets. Un noble courage, me dis-je, je l’admire. »

M. Winkle toussa, et commençant à voir où gîtait le lièvre, prit un air d’importance.

« Je laissai une note pour vous, poursuivit Dowler. Je dis que j’étais fâché. C’était vrai. Des affaires pressantes m’appelaient ici. Vous n’avez pas été satisfait ; vous m’avez suivi. Vous avez demandé une explication verbale. Vous avez eu raison. Tout est fini maintenant. Mes affaires sont terminées. Je m’en retourne demain, venez avec moi. »

À mesure que Dowler avançait dans son récit, la contenance de M. Winkle devenait de plus en plus digne. La mystérieuse nature du commencement de leur conversation était expliquée ; M. Dowler était aussi éloigné de se battre, que lui-même. En un mot, ce vantard personnage était un des plus admirables poltrons qui eussent jamais existé. Il avait interprété selon ses craintes l’absence de M. Winkle, et prenant le même parti que lui il s’était décidé à s’absenter, jusqu’à ce que toute irritation fût passée.

Quand l’état réel des affaires se fut dévoilé à l’esprit de M. Winkle, sa physionomie devint terrible. Il déclara qu’il était parfaitement satisfait, mais il le déclara d’un air capable de persuader M. Dowler que, s’il n’avait pas été satisfait, il s’en serait suivi une horrible destruction. Enfin M. Dowler parut convenablement reconnaissant de sa magnanimité, et les deux belligérants se séparèrent, pour la nuit, avec mille protestations d’amitié éternelle.

Il était minuit, et depuis vingt minutes environ M. Winkle jouissait des douceurs de son premier sommeil, lorsqu’il fut tout à coup réveillé par un coup violent frappé à sa porte, et répété immédiatement après, avec tant de véhémence, qu’il en tressaillit dans son lit, et demanda avec inquiétude qui était là, et ce qu’on lui voulait.

« S’il vous plaît, monsieur, répondit une servante, c’est un jeune homme qui désire vous voir, sur-le-champ.

— Un jeune homme ! s’écria M. Winkle.

— Il n’y a pas d’erreur, ici, monsieur, répondit une autre voix à travers le trou de la serrure ; et si ce même intéressant jeune garçon n’est pas introduit, sans délai, vous ne vous étonnerez pas que ses jambes entrent chez vous avant sa phylosomie. » En achevant ces mots, l’étranger ébranla légèrement avec son pied le panneau inférieur de la porte, comme pour donner plus de force à son insinuation.

— C’est vous, Sam ? demanda M. Winkle, en sautant à bas du lit.

— Pas possible de reconnaître un gentleman sans regarder son visage, » répondit la voix d’un ton dogmatique.

M. Winkle n’ayant plus guère de doutes sur l’identité du jeune homme, tira les verrous et ouvrit. Aussitôt Sam entra précipitamment, referma la porte à double tour, mit gravement la clef dans sa poche, et, après avoir examiné M. Winkle des pieds à la tête, lui dit : « Eh bien, vous vous conduisez gentiment, monsieur.

— Qu’est-ce que signifie cette conduite ? demanda M. Winkle avec indignation, sortez sur-le-champ, qu’est-ce que cela signifie ?

— Ce que ça signifie ! Eh bien, en voilà une sévère, comme dit la jeune lady au pâtissier qui lui avait vendu un pâté où il n’y avait que de la graisse dedans. Ce que ça signifie ! Eh bien, en voilà une bonne !

— Ouvrez cette porte, et quittez cette chambre sur-le-champ.

— Je quitterai cette chambre, monsieur, juste précisément au moment même où vous la quitterez, monsieur, répondit Sam d’une voix imposante, et en s’asseyant avec gravité. Seulement si je suis obligé de vous emporter sur mon dos, je m’en irai un brin avant vous, nécessairement. Mais permettez-moi d’espérer que vous ne me réduirez pas à des extrémités, monsieur, comme disait le gentleman au colimaçon obstiné, qui ne voulait pas sortir de sa coquille, malgré les coups d’épingle qu’on lui administrait, et qu’il avait peur d’être obligé de l’écraser entre le chambranle et la porte. »

À la fin de ce discours, singulièrement prolixe pour lui, Sam planta ses mains sur ses genoux, et regarda M. Winkle en face, avec une expression de visage où l’on pouvait lire facilement qu’il n’avait pas du tout envie de plaisanter.

« Vous êtes vraiment un jeune homme bien aimable, monsieur, poursuivit-il d’un ton de reproche, un aimable jeune homme, d’entortiller notre précieux gouverneur dans toutes sortes de fantasmagories, quand il s’est déterminé à tout faire pour les principes. Vous êtes pire que Dodson, monsieur, et pire que Fogg. Je les regarde comme des anges auprès de vous. »

Sam ayant accompagné cette dernière sentence d’une tape emphatique sur chaque genou, croisa ses bras d’un air dédaigneux, et se renversa sur sa chaise, comme pour attendre la défense du criminel.

« Mon brave Sam, dit M. Winkle, en lui tendant la main, je respecte votre attachement pour mon excellent ami, et je suis vraiment très-chagrin d’avoir augmenté ses sujets d’inquiétude. Allons, Sam, allons ! Et tout en parlant, ses dents claquaient de froid, car il était resté debout, dans son costume de nuit, durant toute la leçon de M. Weller.

— C’est heureux, répondit Sam d’un ton bourru, en secouant cependant d’une manière respectueuse la main qui lui était offerte ; c’est heureux, quand on s’amende à la fin. Mais si je puis, je ne le laisserai tourmenter par personne, et voilà la chose.

— Certainement, Sam, certainement. Et maintenant allez vous coucher, nous parlerons de tout cela demain matin.

— J’en suis bien fâché, monsieur ; je ne peux pas m’aller coucher.

— Vous ne pouvez pas vous aller coucher ?

— Non, répondit Sam, en secouant la tête, pas possible.

— Vous n’allez pas repartir cette nuit ? s’écria M. Winkle, grandement surpris.

— Non, monsieur, à moins que vous ne le désiriez absolument, mais je ne dois pas quitter cette chambre. Les ordres du gouverneur sont péremptoires.

— Allons donc, Sam, allons donc ! il faut que je reste ici deux ou trois jours, et qui plus est, il faudra que vous restiez aussi, pour m’aider à avoir une entrevue avec une jeune lady… miss Allen, Sam. Vous vous en souvenez ? Il faut que je la voie, et je la verrai avant de quitter Bristol. »

Mais en réplique à toutes ces instances, Sam continua à secouer la tête énergiquement, en répondant avec fermeté : « Pas possible, pas possible ! »

Cependant, après beaucoup d’arguments et de représentations de la part de M. Winkle ; après une exposition complète de tout ce qui s’était passé dans l’entrevue avec Dowler, le fidèle domestique commença à hésiter. À la fin les deux parties en vinrent à un compromis, dont voici les principales clauses :

Que Sam se retirerait et laisserait à M. Winkle la libre possession de son appartement, à condition qu’il aurait la permission de fermer la porte en dehors et d’emporter la clef ; pourvu toutefois qu’il ne manquât pas d’ouvrir, sur-le-champ, la porte en cas de feu ou d’autre danger contingent ; que M. Winkle écrirait le lendemain à M. Pickwick une lettre qui lui serait portée par Dowler, et dans laquelle il lui demanderait, pour Sam et pour lui-même, la permission de rester à Bristol, afin de poursuivre le but déjà indiqué ; que si la réponse était favorable, les susdites parties contractantes demeureraient en conséquence à Bristol ; que sinon, elles retourneraient à Bath immédiatement ; et enfin que M. Winkle s’engageait positivement à ne pas chercher à s’échapper, en attendant, ni par les fenêtres, ni par la cheminée, ni par tout autre moyen évasif. Ce traité ayant été dûment ratifié, Sam ferma la porte et s’en alla.

Il était arrivé au bas de l’escalier, quand il s’arrêta court.

« Tiens ! dit-il, en tirant la clef de sa poche et en faisant un quart de conversion, j’avais entièrement oublié le terrassement. Le gouverneur me l’avait pourtant bien recommandé… Bah ! c’est égal, poursuivit-il en remettant la clef dans sa poche, ça peut toujours se faire demain matin, comme aujourd’hui. »

Apparemment consolé par cette réflexion, Sam descendit le reste de l’escalier, sans autre retour de conscience, et fut bientôt enseveli dans un profond sommeil, ainsi que les autres habitants de la maison.




  1. En Angleterre, surtout dans les petites villes, les gens qui vendent des médicaments donnent en même temps des consultations, et prennent le titre de chirurgiens.
  2. Le gouvernement anglais a l’obligeance de faire toucher les taxes chez les contribuables.