Les Papiers posthumes du Pickwick Club/Tome II/X.

Traduction par Pierre Grollier.
Hachette (2p. 143-158).


CHAPITRE X.

Sam Weller, honoré d’une mission d’amour, s’occupe de l’exécuter. On verra plus loin avec quel succès.


Durant toute la journée subséquente, Sam tint ses yeux constamment fixés sur M. Winkle, déterminé à ne point le perdre de vue avant d’avoir reçu de nouvelles instructions. Quelque désagréable que fût pour le prisonnier cette grande vigilance, il pensa qu’il valait mieux la supporter que de s’exposer à être emporté de vive force ; car le fidèle serviteur lui avait plus d’une fois fait entendre que le strict sentiment de ses devoirs le forcerait à adopter cette ligne de conduite. Il est même probable que Sam aurait fini par assoupir tous ses scrupules, en ramenant à Bath M. Winkle, pieds et poings liés, si la prompte attention donnée par M. Pickwick au billet remis par Dowler, n’avait point rendu inutile, cette manière de procéder. En un mot, à huit heures du soir, M. Pickwick, lui-même entra dans le café de l’hôtel du Buisson, et avec un sourire dit à Sam enchanté, qu’il s’était très-bien comporté et n’avait pas besoin de monter la garde davantage.

« J’ai pensé, continua M. Pickwick, en s’adressant à M. Winkle, pendant que Sam le débarrassait de sa redingote et de son cache-nez, j’ai pensé que je ferais mieux de venir moi-même, m’assurer que vos vues sur cette jeune personne sont honorables et sérieuses, avant de consentir à ce que Sam soit employé dans cette affaire.

— Tout à fait honorables et sérieuses, répliqua M. Winkle avec grande énergie, je vous l’assure du fond de mon cœur, de toute mon âme.

— Rappelez-vous, reprit M. Pickwick, avec un regard humide, rappelez-vous que nous l’avons rencontrée chez notre excellent ami Wardle. Ce serait bien mal reconnaître son hospitalité, que de traiter avec légèreté les affections de sa jeune amie. Je ne le permettrais pas, monsieur ; je ne le permettrais pas.

— Je n’ai certainement pas cette idée-là, s’écria chaleureusement M. Winkle. J’ai réfléchi pendant longtemps, et je sens que mon bonheur est tout entier en elle.

— Voilà ce que j’appelle mettre tous ses œufs dans le même panier, » interrompit Sam avec un agréable sourire.

M. Winkle prit un air sérieux à cette observation, et M. Pickwick irrité engagea son serviteur à ne pas badiner avec un des meilleurs sentiments de notre nature.

« Certainement, monsieur, répondit Sam, mais il y en a tant de ces meilleurs-là, que je ne m’y reconnais jamais, quand on m’en parle. »

Cet incident terminé, M. Winkle raconta ce qui s’était passé entre lui et M. Ben Allen, relativement à Arabella. Il dit que son but actuel était d’avoir une entrevue avec la jeune personne, et de lui faire un aveu formel de sa passion. Enfin il déclara que le lieu de sa détention lui paraissait être quelque part aux environs des Dunes, ce qui semblait résulter de certaines insinuations obscures dudit Ben Allen ; mais c’était tout ce qu’il avait pu apprendre ou soupçonner.

Malgré l’inanité de ces renseignements il fut décidé que Sam partirait le lendemain, pour une expédition de découverte. Il fut convenu aussi que M. Pickwick et M. Winkle, qui avaient moins de confiance dans leur habileté, se promèneraient pendant ce temps dans la ville et entreraient par hasard, chez M. Bob Sawyer, dans l’espérance d’apprendre quelque chose sur la jeune lady.

En conséquence, Sam se mit en quête le lendemain matin, sans être aucunement découragé par les difficultés qui l’attendaient. Il marcha de rue en rue, nous allions presque dire de coteau en coteau, mais c’est toute montée jusqu’à Clifton. Durant tout ce temps il ne vit rien, il ne rencontra personne qui pût jeter la moindre lumière sur son entreprise. Il eut de nombreux colloques avec des grooms qui faisaient prendre l’air à des chevaux sur la route, avec des nourrices qui faisaient prendre l’air à des enfants sur le pas de la porte : mais il ne put rien tirer ni des uns ni des autres qui eût le rapport le plus éloigné avec l’objet de son habile enquête. Il y avait dans force maisons, force jeunes ladies, dont le plus grand nombre étaient violemment soupçonnées par les domestiques mâles ou femelles d’être profondément attachées à quelqu’un, ou parfaitement disposées à s’attacher au premier venu, si l’occasion s’en présentait ; mais comme aucune de ces jeunes ladies n’était miss Arabella Allen, ces renseignements laissaient Sam précisément aussi instruit qu’il l’était auparavant.

Il poursuivit sa route à travers les Dunes, en luttant contre un vent violent, et, chemin faisant, il se demandait si, dans ce pays, il était toujours nécessaire de tenir son chapeau des deux mains. Enfin il arriva dans un endroit ombragé, où se trouvaient répandues plusieurs petites villas, d’une apparence tranquille et retirée. Au fond d’une longue impasse, devant une porte d’écurie, un groom, en veste du matin, s’occupait à flâner, en société d’une pelle et d’une brouette ; moyennant quoi, il se persuadait apparemment à lui-même qu’il faisait quelque chose d’utile. Nous ferons remarquer, en passant, que nous avons rarement vu un groom auprès d’une écurie, qui, dans ses moments de laisser aller, ne fût pas plus ou moins victime de cette singulière illusion.

Sam pensa qu’il pourrait parler avec ce groom, aussi bien qu’avec tout autre, et cela d’autant plus, qu’il était fatigué de marcher, et qu’il y avait une bonne grosse pierre, juste en face de la porte. Il se dandina donc jusqu’au fond de la ruelle, et, s’asseyant sur la pierre, ouvrit la conversation avec l’admirable aisance qui le caractérisait.

« Bonsoir, vieux, dit-il.

— Vous voulez dire bonjour ? répliqua le groom, en jetant à Sam un regard rechigné.

— Vous avez raison, vieux, je voulais dire bonjour. Comment vous va ?

— Eh ! je ne me sens guère mieux, depuis que vous êtes là.

— C’est drôle, vous paraissez pourtant de bien bonne humeur, vous avez la mine si guillerette que ça réjouit le cœur de vous voir. »

À cette plaisanterie, le groom rechigné parut plus rechigné encore, mais non pas suffisamment pour produire quelque impression sur Sam. Celui-ci lui demanda immédiatement, et avec un air de grand intérêt, si le nom de son maître n’était pas un certain M. Walker.

« Non, répondit le groom.

— Ni Brown, je suppose.

— Non.

— Ni Wilson.

— Non.

— Eh ! bien alors, je me suis trompé et il n’a pas l’honneur de ma connaissance, comme je me l’étais d’abord figuré. »

Cependant le groom, ayant rentré sa brouette, s’apprêtait à fermer la porte.

« Ne restez pas à l’air pour moi, lui cria Sam. Où il y a de la gêne, il n’y a pas de plaisir. Je vous excuserai, mon vieux.

— Je vous casserais bien la tête pour un liard, dit le groom rechigné en fermant une moitié de la porte.

— Peux pas la céder pour si peu, rétorqua Sam, ça vaudrait au moins tous vos gages jusqu’à la fin de vos jours, et encore ça serait trop bon marché. Mes compliments chez vous. Dites qu’on ne m’attende pas pour dîner, et qu’on ne mette rien de côté pour moi, parce que ce serait froid avant que je revienne. »

En réponse à ces compliments, le groom dont la bile s’échauffait, grommela un désir indistinct d’endommager le crâne de quelqu’un. Néanmoins il disparut sans exécuter sa menace, poussant la porte derrière lui avec colère et sans faire attention à la tendre requête de M. Weller, qui le suppliait de lui laisser une mèche de ses cheveux.

Sam était resté assis sur la pierre et continuait de méditer sur ce qu’il avait à faire. Déjà il avait arrangé dans son esprit un plan, qui consistait à frapper à toutes les portes, dans un rayon de cinq milles autour de Bristol, les mettant l’une dans l’autre à cent cinquante ou deux cents par jour, et comptant de cette manière arriver à découvrir miss Arabella Allen dans un temps donné, lorsque tout à coup le hasard jeta entre ses mains, ce qu’il aurait pu chercher pendant toute une année, sans le rencontrer.

Dans l’impasse où s’était installé Sam, ouvraient trois ou quatre grilles appartenant à autant de maisons, qui, quoique détachées les unes des autres, n’étaient cependant séparées que par leur jardin. Comme ceux-ci étaient grands et bien plantés, non-seulement les maisons se trouvaient écartées, mais la plupart étaient cachées par les arbres. Sam était assis les yeux fixés sur la porte voisine de celle où avait disparu le groom rechigné ; il retournait profondément dans son esprit les difficultés de sa présente entreprise, lorsqu’il vit la porte qu’il regardait machinalement, s’ouvrir et laisser passer une servante qui venait secouer dans la ruelle des descentes de lit.

M. Weller était si préoccupé de ses pensées, que très-probablement il se serait contenté de lever la tête et de remarquer que la jeune servante avait l’air très-gentille, si ses sentiments de galanterie n’avaient pas été fortement remués, en voyant qu’il ne se trouvait là personne pour aider la pauvrette, et que les tapis paraissaient bien pesants pour ses mains délicates. Sam était un gentleman fort galant à sa manière. Aussitôt qu’il eut remarqué cette circonstance, il quitta brusquement sa pierre, et s’avançant vers la jeune fille : « Ma chère, dit-il d’un ton respectueux, vous gâterez vos jolies proportions, si vous secouez ces tapis là toute seule. Laissez-moi vous aider. »

La jeune bonne, qui avait modestement affecté de ne pas savoir qu’un gentleman était si près d’elle, se retourna au discours de Sam, dans l’intention (comme elle le dit plus tard elle-même) de refuser l’offre d’un étranger, quand, au lieu de répondre, elle tressaillit, recula et poussa un léger cri, qu’elle s’efforça vainement de retenir. Sam n’était guère moins bouleversé : car dans la physionomie de la servante, à la jolie tournure, il avait reconnu les traits de sa bien-aimée, la gentille bonne de M. Nupkins.

« Ah ! Mary, ma chère !

— Seigneur ! M. Weller ! comme vous effrayez les gens ! »

Sam ne fit pas de réponse verbale à cette plainte, et nous ne pouvons même pas dire précisément quelle réponse il fit. Seulement nous savons qu’après un court silence, Mary s’écria : « Finissez donc, M. Weller ! » et que le chapeau de Sam était tombé quelques instants auparavant, d’après quoi nous sommes disposés à imaginer qu’un baiser, ou même plusieurs, avaient été échangés entre les deux parties.

« Pourquoi donc êtes-vous venu ici ? demanda Mary quand la conversation, ainsi interrompue, fut reprise.

— Vous voyez bien que je suis venu ici pour vous chercher ma chère, répondit Sam, permettant pour une fois à sa passion de l’emporter sur sa véracité.

— Et comment avez-vous su que j’étais ici ? Qui peut vous avoir dit que j’étais entrée chez d’autres maîtres à Ipswich, et qu’ensuite ils étaient venus dans ce pays-ci ? Qui donc a pu vous dire ça, M. Weller ?

— Ah, oui ! reprit Sam avec un regard malin, voilà la question : qui peut me l’avoir dit ?

— Ce n’est pas M. Muzzle, n’est-ce pas ?

— Oh ! non, répliqua Sam avec un branlement de tête solennel, ce n’est pas lui.

— Il faut que ce soit la cuisinière ?

— Nécessairement.

— Eh bien ! qui est-ce qui se serait douté de ça !

— Pas moi, toujours, dit M. Weller. Mais Mary, ma chère (ici les manières de Sam devinrent extrêmement tendres), Mary, ma chère, j’ai sur les bras une autre affaire très-pressante. Il y a un ami de mon gouverneur… M. Winkle, vous vous en souvenez ?

— Celui qui avait un habit vert ? Oh, oui, je m’en souviens.

— Bon ! Il est dans un horrible état d’amour, absolument confusionné, et tout sens dessus dessous.

— Bah ! s’écria Mary.

— Oui, poursuivit Sam ; mais ça ne serait rien, si nous pouvions seulement trouver la jeune lady. »

Ici, avec beaucoup de digressions sur la beauté personnelle de Mary, et sur les indicibles tortures qu’il avait éprouvées pour son propre compte depuis qu’il ne l’avait vue, Sam fit un récit fidèle de la situation présente de M. Winkle.

« Par exemple, dit Mary, voilà qui est drôle !

— Bien sûr, reprit Sam ; et moi, me voilà ici, marchant toujours comme le juif errant (un personnage bien connu autrefois sur le turf, et que vous connaissez peut-être, Mary, ma chère ? qui avait fait la gageure de marcher aussi longtemps que le temps et qui ne dort jamais), pour chercher cette miss Arabella Allen.

— Miss qui ? demanda Mary avec grand étonnement.

— Miss Arabella Allen.

— Bonté du ciel ! s’écria Mary en montrant la porte que le groom rechigné avait fermée après lui. Elle est là, dans cette maison. Voilà six semaines qu’elle y reste. Leur femme de chambre m’a raconté tout cela devant la buanderie un matin que toute la famille dormait encore.

— Quoi ! la porte à côté de vous ?

— Précisément. »

Sam se sentit tellement étourdi en apprenant cette nouvelle, qu’il se trouva obligé de prendre la taille de la jolie bonne pour se soutenir, et que plusieurs petits témoignages d’amour s’échangèrent entre eux, avant qu’il fût suffisamment remis pour retourner au sujet de ses recherches.

« Eh bien ! reprit-il à la fin, si ça n’enfonce pas les combats de coq, rien ne les enfoncera jamais, comme dit le lord maire quand le premier secrétaire d’état proposa la santé de madame la mairesse après dîner. Juste la porte après ! Moi, qui ai reçu un message pour elle, et qui ai déjà passé toute une journée, sans trouver moyen de le lui remettre !

— Ah ! dit Mary, vous ne pouvez pas le lui donner maintenant. Elle ne se promène dans le jardin que le soir, et seulement pendant quelques minutes. Elle ne sort jamais sans la vieille lady.

Sam rumina durant quelques instants, et à la fin s’arrêta au plan d’opérations que voici : il résolut de revenir à la brune, époque à laquelle Arabella faisait invariablement sa promenade, étant admis par Mary dans le jardin de sa maison, il trouverait moyen d’escalader le mur, au-dessous des branches pendantes d’un énorme poirier qui l’empêcherait d’être aperçu de loin, puis, une fois là, il délivrerait son message et tâcherait d’obtenir, en faveur de M. Winkle, une entrevue pour le lendemain à la même heure. Ayant conclu ces arrangements fort rapidement, il aida Mary à secouer ses tapis durant si longtemps négligés.

Ce n’est pas une chose aussi innocente qu’on se l’imagine, que de secouer ces petits tapis ; ou du moins, s’il n’y a pas grand mal à les secouer, il est fort dangereux de les plier. Tant qu’on ne fait que secouer, tant que les deux parties sont séparées par toute la longueur du tapis, c’est un amusement aussi moral qu’il soit possible d’en inventer. Mais quand on commence à plier, et quand la distance diminue d’une moitié à un quart, puis à un huitième, puis à un seizième, puis à un trente-deuxième, si le tapis est assez long, cela devient extrêmement périlleux. Nous ne savons pas au juste combien de tapis furent repliés dans cette occasion, mais nous pouvons nous permettre d’assurer qu’à chaque tapis Sam embrassa la jolie femme de chambre.

Les adieux terminés, M. Weller alla se régaler, avec modération, à la taverne la plus voisine. Il ne revint dans l’impasse qu’à la brune, fut introduit dans le jardin par Mary, et, ayant reçu d’elle plusieurs admonestations concernant la sûreté de ses membres et de son cou, il monta dans le poirier et attendit l’arrivée d’Arabella.

Il attendit si longtemps, sans la voir venir, qu’il commençait à craindre de ne rien voir du tout, lorsqu’il entendit sur le sable un léger bruit de pas, et, immédiatement après, aperçut Arabella elle-même, qui marchait d’un air pensif dans le jardin. Lorsqu’elle fut arrivée presque au-dessous du poirier, Sam, qui désirait lui indiquer doucement sa présence, commença à faire diverses rumeurs diaboliques, semblables à celles qui seraient sans doute, naturelles à une personne attaquée à la fois, dès son enfance, d’une esquinancie, du croup et de la coqueluche.

La jeune lady jeta un regard effrayé vers le lieu d’où partaient ces horribles sons, et ses alarmes n’étant nullement diminuées en voyant un homme parmi les branches, elle se serait certainement enfuie et aurait alarmé la maison, si, fort heureusement, la peur ne l’avait pas privée de tous mouvements et ne l’avait pas forcée à s’asseoir sur un banc, qui par bonheur se trouvait là.

« La voilà qui s’en va, se disait Sam tout perplexe. Quelle vexation que ces jeunes créatures veulent toujours s’évanouir mal à propos ! Eh ! jeune lady… miss carabin… Mme Winkle, tranquillisez-vous ! »

Était-ce le nom magique de M. Winkle ? ou la fraîcheur de l’air ? ou quelque souvenir de la voix de Sam, qui ranima Arabella ? cela est peu important à savoir. Elle releva la tête et demanda d’une voix languissante :

« Qui est là ? que me voulez-vous ?

— Chut ! répondit Sam en se hissant sur le mur et en s’y blottissant dans le moindre espace possible ; ça n’est que moi, miss, ça n’est que moi.

— Le domestique de M. Pickwick ? s’écria Arabella avec vivacité.

— Lui-même, miss. Voilà M. Winkle qu’est tout à fait estomaqué de désespoir.

— Ah ! fit Arabella en s’approchant plus près du mur.

— Hélas ! oui, poursuivit Sam. Nous avons cru qu’il faudrait lui mettre la camisole de force la nuit dernière. Il n’a fait que rêver toute la journée, et il jure que, s’il ne vous voit pas demain soir, il veut être… il veut qu’il lui arrive quelque chose de désagréable !

— Oh non ! non, M. Weller ! s’écria Arabella en joignant les mains.

— C’est là ce qu’il dit, miss, répliqua Sam froidement. C’est un homme d’honneur, miss, et, dans mon opinion, il le fera comme il dit. Il a tout appris du vilain magot en lunettes.

— Mon frère ! s’écria Arabella à qui la description de Sam rappelait des souvenirs de famille.

— Je ne sais pas trop lequel est votre frère, miss. Est-ce le plus malpropre des deux ?

— Oui, oui, M. Weller ! Continuez, dépêchez-vous, je vous prie.

— Eh bien ! miss, il a tout appris par lui, et c’est l’opinion du gouverneur que, si vous ne le voyez pas très-promptement, le carabin dont nous venons de parler recevra assez de plomb dans la tête, pour la détériorer, si on veut jamais la conserver dans de l’esprit de vin.

— Oh ! ciel ! que puis-je faire pour prévenir ces épouvantables querelles ?

— C’est la supposition d’un attachement antérieur qui est la cause de tout, miss. Vous feriez mieux de le voir.

— Mais où ? comment ? s’écria Arabella. Je ne puis quitter la maison toute seule, mon frère est si peu raisonnable, si injuste ! Je sais combien il peut paraître étrange que je vous parle ainsi, M. Weller, mais je suis malheureuse, bien malheureuse !… »

Ici la pauvre Arabella se mit à pleurer amèrement, et Sam devint chevaleresque.

« C’est possible que ça ait l’air étrange, reprit-il avec une grande véhémence, mais tout ce que je puis dire, c’est que je suis disposé à faire l’impossible pour arranger les affaires, et si ça peut être utile de jeter soit l’un soit l’autre des carabins par la fenêtre, je suis votre homme. » En disant ceci, et pour intimer son empressement de se mettre à l’ouvrage, Sam releva ses parements d’habit, au hasard imminent de tomber du haut en bas du mur, pendant cette manifestation.

Quelque flatteuse que fût cette profession de dévouement, Arabella refusa obstinément d’y avoir recours, au grand étonnement de l’héroïque valet. Pendant quelque temps elle refusa, tout aussi courageusement, d’accorder à M. Winkle l’entrevue demandée par Sam d’une manière si pathétique ; mais à la fin, et lorsque la conversation menaçait d’être interrompue par l’arrivée intempestive d’un tiers, elle lui donna rapidement à entendre, avec beaucoup d’expressions de gratitude, qu’il ne serait pas impossible qu’elle se trouvât dans le jardin le lendemain, une heure plus tard. Sam comprit parfaitement la chose ; et Arabella, lui ayant accordé un de ses plus doux sourires, s’éloigna d’un pas leste et gracieux, laissant M. Weller dans une vive admiration de ses charmes, tant spirituels que corporels.

Descendu sans encombre de sa muraille, Sam n’oublia pas de dévouer quelques minutes à ses propres affaires, dans le même département ; puis il retourna directement à l’hôtel du Buisson, où son absence prolongée avait occasionné beaucoup de suppositions et quelques alarmes.

« Il faudra que nous soyons très-prudents, dit M. Pickwick après avoir écouté attentivement le récit de Sam : non dans notre propre intérêt, mais dans celui de la jeune lady. Il faudra que nous soyons très-prudents.

— Nous ? s’écria M. Winkle avec une emphase marquée. »

Le ton de cette observation arracha à M. Pickwick un coup d’œil d’indignation momentanée, mais qui fut remplacé presque aussitôt par son expression de bienveillance accoutumée, lorsqu’il répondit : « Oui, nous, monsieur ! Je vous accompagnerai.

— Vous ? s’écria M. Winkle.

— Moi, reprit M. Pickwick d’un ton doux. En vous accordant cette entrevue, la jeune lady a fait une démarche naturelle, peut-être, mais très-imprudente. Si je m’y trouve présent, moi qui suis un ami commun, et assez vieux pour être le père de l’un et de l’autre, la voix de la calomnie ne pourra jamais s’élever contre elle, par la suite. »

En parlant ainsi, la contenance de M. Pickwick s’illumina d’une honnête satisfaction de sa propre prévoyance.

M. Winkle fut touché de cette preuve délicate de respect donnée par M. Pickwick à sa jeune protégée. Il saisit la main du philosophe avec un sentiment qui tenait de la vénération.

« Vous y viendrez ? lui dit-il.

— Oui, répliqua M. Pickwick. Sam, vous préparerez mon paletot et mon châle, et vous aurez soin de faire venir une voiture à la porte, demain soir un peu avant l’heure nécessaire, afin que nous soyons sûrs d’arriver à temps. »

Sam toucha son chapeau en signe d’obéissance et se retira pour faire les préparatifs de l’expédition.

La voiture fut ponctuelle à l’heure désignée, et après avoir installé M. Pickwick et M. Winkle dans l’intérieur, Sam se plaça sur le siége à côté du cocher. Ils descendirent comme ils étaient convenus, à environ un quart de mille du lieu du rendez-vous, et, ordonnant au cocher d’attendre leur retour, firent le reste du chemin à pied.

C’est dans cette période de leur entreprise que M. Pickwick, avec plusieurs sourires et divers autres signes d’un grand contentement intérieur, tira d’une de ses poches une lanterne sourde dont il s’était pourvu spécialement pour cette occasion. Tout en marchant, il en expliquait à M. Winkle la grande beauté mécanique, à l’immense surprise du peu de passants qu’ils rencontraient.

« Je m’en serais mieux trouvé si j’avais eu quelque chose de la sorte dans ma dernière expédition nocturne, au jardin de la pension, eh ! eh ! Sam ? dit-il en se tournant avec bonne humeur vers son domestique qui marchait derrière lui.

— Très-jolies choses quand on connaît la manière de s’en servir, monsieur. Mais si on ne veut pas être vu, je crois qu’elles sont plus utiles quand la chandelle est éteinte. »

M. Pickwick fut apparemment frappé de la remarque de Sam, car il mit la lanterne dans sa poche, et ils continuèrent à marcher en silence.

« Par ici, monsieur, murmura Sam. Laissez-moi vous conduire. Voici la ruelle, monsieur. »

Ils entrèrent dans la ruelle, et comme elle était passablement noire, M. Pickwick, pour voir le chemin, tira deux ou trois fois sa lanterne, et jeta devant eux une petite échappée de lumière fort brillante d’environ un pied de diamètre. C’était extrêmement joli à regarder ; mais cela ne semblait avoir d’autre effet que de rendre plus obscures les ténèbres environnantes.

À la fin, ils arrivèrent à la grosse pierre, sur laquelle Sam fit asseoir son maître et M. Winkle, tandis qu’il allait faire une reconnaissance, et s’assurer que Mary les attendait.

Après une absence de huit ou dix minutes, Sam revint dire que la porte était ouverte et que tout paraissait tranquille. M. Pickwick et M. Winkle, le suivant d’un pas léger, se trouvèrent bientôt dans le jardin, et là tout le monde se prit à dire : Chut ! chut ! un assez grand nombre de fois ; mais cela étant fait, personne ne sembla plus avoir une idée distincte de ce qu’il fallait faire ensuite.

« Miss Allen est-elle déjà dans le jardin, Mary ? demanda M. Winkle fort agité.

— Je n’en sais rien, monsieur, répondit la jolie bonne. La meilleure chose à faire, c’est que M. Weller vous donne un coup d’épaule dans l’arbre, et peut-être que monsieur Pickwick aura la bonté de voir si personne ne vient dans la ruelle pendant que je monterai la garde à l’autre bout du jardin. Seigneur ! qu’est-ce que cela ?

— Cette satanée lanterne causera notre malheur à tous ! s’écria Sam aigrement. Prenez garde à ce que vous faites, monsieur ; vous envoyez un tremblement de lumière, droit dans la fenêtre du parloir.

— Pas possible !… dit M. Pickwick, en détournant brusquement sa lanterne. Je ne l’ai pas fait exprès.

— Maintenant, vous illuminez la maison voisine, monsieur.

— Bonté divine !… s’écria M. Pickwick en se détournant encore.

— Voilà que vous éclairez l’écurie, et l’on croira que le feu y est. Fermez la cloison, monsieur ; est-ce que vous ne pouvez pas ?

— C’est la lanterne la plus extraordinaire que j’aie jamais rencontrée dans toute ma vie ! s’écria M. Pickwick, grandement abasourdi par les effets pyrotechniques qu’il avait produits sans le vouloir. Je n’ai jamais vu de réflecteur si puissant.

— Il sera trop puissant pour nous, si vous le tenez flambant de cette manière ici, monsieur, répliqua Sam, comme M. Pickwick, après d’autres efforts inutiles, parvenait à fermer la coulisse. J’entends les pas de la jeune lady, monsieur Winkle, monsieur, oup là !

— Arrêtez, arrêtez !… dit M. Pickwick. Je veux lui parler d’abord ; aidez-moi, Sam.

— Doucement, monsieur, répondit Sam en plantant sa tête contre le mur et faisant une plate-forme de son dos. Montez sur ce pot de fleur ici, monsieur. Allons maintenant, oup !

— J’ai peur de vous blesser, Sam.

— Ne vous inquiétez pas, monsieur. Aidez-le à monter, monsieur Winkle. Allons, monsieur, allons ! voilà le moment. »

Sam parlait encore, et déjà M. Pickwick était parvenu à lui grimper sur le dos, par des efforts presque surnaturels chez un gentleman de son âge et de son poids. Ensuite Sam se redressa doucement, et M. Pickwick, s’accrochant au sommet du mur, tandis que M. Winkle le poussait par les jambes, ils parvinrent de cette façon à amener ses lunettes juste au niveau du chaperon.

« Ma chère, dit M. Pickwick, en regardant par-dessus le mur et en apercevant de l’autre côté Arabella, n’ayez pas peur ma chère, c’est seulement moi.

— Oh ! je vous en supplie, monsieur Pickwick, allez-vous-en ! Dites-leur de s’en aller ; je suis si effrayée ! Cher monsieur Pickwick, ne restez pas là ; vous allez tomber et vous tuer, j’en suis sûre.

— Allons, ma chère enfant, ne vous alarmez pas, reprit M. Pickwick d’un ton encourageant. Il n’y a pas le plus petit danger, je vous assure. Tenez-vous ferme, Sam, continua-t-il en regardant en bas.

— Tout va bien, monsieur, répliqua Sam. Cependant ne soyez pas plus long qu’il ne faut, si ça vous est égal ; vous êtes un brin pesant, monsieur.

— Encore un seul instant, Sam. Je désirais seulement vous apprendre, ma chère, que je n’aurais pas permis à mon jeune ami de vous voir de cette manière clandestine, si la situation dans laquelle vous êtes placée lui avait laissé une autre alternative. Mais, de peur que l’inconvenance de cette démarche ne vous causât quelque déplaisir, j’ai voulu vous faire savoir que je suis présent. Voilà tout, ma chère.

— En vérité, monsieur Pickwick, je vous suis très-obligée pour votre bonté et votre prévoyance, répondit Arabella en essuyant ses larmes avec son mouchoir. »

Elle en aurait dit bien davantage, sans doute, si la tête de M. Pickwick n’avait pas soudainement disparu, en conséquence d’un faux pas qu’il avait fait sur l’épaule de Sam, et grâce auquel il se trouva tout à coup sur la terre. Cependant il fut remis sur ses pieds en un moment, et, disant à M. Winkle de se hâter de terminer son entrevue, il courut au bout de la ruelle pour monter la garde avec tout le courage et l’ardeur d’un jeune homme. M. Winkle, inspiré par l’occasion, fut sur le mur en un clin d’œil ; il s’y arrêta néanmoins pour engager Sam à prendre soin de son maître.

« Soyez tranquille, monsieur, je m’en charge.

— Où est-il, que fait-il, Sam ?

— Dieu bénisse ses vieilles guêtres ! répliqua Sam en regardant vers la porte du jardin. Il monte la garde dans la ruelle avec sa lanterne sourde, comme un aimable Mandrin. Je n’ai jamais vu une si charmante créature de mes jours. Dieu me sauve ! si je n’imagine pas que son cœur doit être venu au monde vingt-cinq ans après son corps, pour le moins. »

M. Winkle n’était pas resté pour entendre l’éloge de son ami ; il s’était précipité à bas du mur, il s’était jeté aux pieds d’Arabella, et plaidait la sincérité de sa passion avec une éloquence digne de M. Pickwick lui-même.

Pendant que ces choses se passaient en plein air, un gentleman d’un certain âge, et fort distingué dans les sciences, était assis dans sa bibliothèque, deux ou trois maisons plus loin et s’occupait à écrire un traité philosophique, adoucissant de temps en temps son gosier et son travail avec un verre de Bordeaux, qui résidait à côté de lui dans une bouteille vénérable. Pendant les agonies de la composition, le savant gentleman regardait quelquefois le tapis, quelquefois le plafond, quelquefois la muraille ; et quand ni le tapis, ni le plafond, ni la muraille ne lui donnaient le degré nécessaire d’inspiration, il regardait par la fenêtre.

Dans une de ces défaillances de l’invention, notre savant observait avec abstraction les ténèbres extérieures, lorsqu’il fut étrangement surpris en remarquant une lumière très-brillante qui glissait dans les airs, à une petite distance du sol, et qui s’évanouit presque instantanément. Au bout de quelques secondes, le phénomène s’était répété, non pas une fois, ni deux, mais plusieurs.

À la fin, le savant déposa sa plume, et commença à chercher quelle pouvait être la cause naturelle de ces apparences.

Ce n’étaient point des météores, elles luisaient trop bas ; ce n’étaient pas des vers luisants, elles brillaient trop haut. Ce n’étaient point des feux follets, ce n’étaient point des mouches phosphoriques, ce n’étaient point des feux d’artifice ; que pouvait-ce donc être ? Quelque jeu de la nature, étonnant, extraordinaire, qu’aucun philosophe n’avait jamais vu auparavant ; quelque chose que lui seul était destiné à découvrir, et qui, recueilli par lui pour le bénéfice de la postérité, devait immortaliser son nom. Plein de ces idées, le savant saisit de nouveau sa plume, et confia au papier la description exacte et minutieuse de ces apparitions sans exemple, avec la date, le jour, l’heure, la minute, la seconde précise où elles avaient été visibles. C’étaient les premiers matériaux d’un volumineux traité, plein de grandes recherches et de science profonde, qui devait étonner toutes les sociétés météorologiques des contrées civilisées.

Enivré par la contemplation de sa future grandeur, le savant se renversa dans son fauteuil. La mystérieuse lumière reparut, plus brillante que jamais, dansant, en apparence, du haut en bas de la ruelle, passant d’un côté à l’autre, et se mouvant dans une orbite aussi excentrique que celle des comètes elles-mêmes.

Le savant était garçon : ne pouvant appeler sa femme pour l’étonner, il tira la sonnette et fit venir son domestique.

« Pruffle, lui dit-il, il y a cette nuit dans l’air quelque chose de bien extraordinaire. Avez-vous vu cela ? Et il montrait, par la fenêtre, les rayons lumineux qui venaient de reparaître.

— Oui, monsieur.

— Et qu’en pensez-vous, Pruffle ?

— Ce que j’en pense, monsieur ?

— Oui. Vous avez été élevé à la campagne ; savez-vous quelle est la cause de ces lumières ? »

Le savant attendait en souriant une réponse négative.

« Monsieur, dit-il à la fin, j’imagine que ce sont des voleurs.

— Vous êtes un sot ! Vous pouvez retourner en bas.

— Merci, monsieur, répondit Pruffle ; et il s’en alla. »

Cependant le savant était cruellement tourmenté par l’idée que son profond traité serait infailliblement perdu pour le monde, si l’hypothèse de l’ingénieux M. Pruffle n’était pas étouffée dès sa naissance. Il mit donc son chapeau et descendit doucement dans son jardin, déterminé à étudier à fond le météore.

Or, quelque temps avant que le savant fût descendu dans son jardin, M. Pickwick, croyant entendre venir quelqu’un, avait couru jusqu’au fond de la ruelle, le plus vite qu’il avait pu, pour communiquer une fausse alerte, et, dans sa course rapide, avait de temps en temps tiré la coulisse de sa lanterne sourde pour éviter de tomber dans le fossé. Aussitôt que cette alerte eut été donnée, M. Winkle regrimpa sur son mur, Arabella courut dans sa maison, la porte du jardin fut fermée, et nos trois aventuriers s’en revenaient, de leur mieux, le long de la ruelle, quand ils furent effrayés par le bruit que faisait le savant en ouvrant la porte de son jardin.

« Halte ! murmura Sam, qui marchait en avant, bien entendu. Montrez la lumière juste une seconde, monsieur. »

M. Pickwick fit ce qui lui était demandé, et Sam voyant une tête d’homme qui s’avançait avec précaution, à environ deux pieds de la sienne, lui donna de son poing fermé une légère tape qui lui fit sonner le creux contre la grille ; puis, ayant accompli cet exploit avec grande promptitude et dextérité, il prit M. Pickwick sur son dos et suivit M. Winkle le long de la ruelle, avec une rapidité véritablement étonnante, vu le poids dont il était chargé.

« Monsieur, demanda-t-il à son maître, quand il fut arrivé au bout, avez-vous repris votre respire ?

— Tout à fait… tout à fait maintenant, répliqua M. Pickwick.

— Allons ! pour lors, reprit Sam en remettant le philosophe sur ses pieds, venez entre nous, monsieur ; pas plus d’un demi-mille à courir. Imaginez que vous gagnez un prix, et en route ! »

Ainsi encouragé, M. Pickwick fit le meilleur usage possible de ses jambes, et l’on peut assurer avec confiance que jamais une paire de guêtres noires n’arpenta le terrain plus lestement que ne le firent les guêtres de M. Pickwick dans cette occasion mémorable.

La voiture attendait, les chevaux étaient frais, la route bonne et le cocher bien disposé. Toute la troupe arriva saine et sauve à l’hôtel avant que M. Pickwick eût eu le temps de reprendre haleine.

« Entrez tout de suite, monsieur, dit Sam en aidant son maître à descendre. Ne restez pas une seconde dans la rue après cet exercice ici. Je vous demande pardon, monsieur, continua-t-il, en touchant son chapeau, à M. Winkle qui descendait de la voiture. J’espère qui n’y a pas d’attachement antérieur ? »

M. Winkle serra la main de son humble ami, et lui dit à l’oreille : « Tout va bien, Sam ; parfaitement bien ! »

À cette annonce, M. Weller, en signe d’intelligence, frappa trois coups distincts sur son nez, sourit, cligna de l’œil, et monta l’escalier, avec une physionomie qui exprimait la satisfaction la plus vive.

Quant au savant gentleman de la ruelle, il démontra, dans un admirable traité, que ces étonnantes lumières étaient des effets de l’électricité, et il le prouva clairement, en détaillant comment un éclair éblouissant avait dansé devant ses yeux, lorsqu’il avait mis la tête hors de sa porte, et comment il avait reçu un choc qui l’avait étourdi pendant un grand quart d’heure. Grâce à cette démonstration, qui charma toutes les sociétés savantes de l’univers, il fut toujours considéré, depuis lors, comme une des lumières de la science.