Les Papiers posthumes du Pickwick Club/Tome II/VIII.

Traduction par Pierre Grollier.
Hachette (2p. 115-128).


CHAPITRE VIII.

Qui explique honorablement l’absence de Sam Weller, en rendant compte d’une soirée où il fut invité et assista ; et qui raconte, en outre, comment ledit Sam Weller fut chargé par M. Pickwick d’une mission particulière, pleine de délicatesse et d’importance.


« Monsieur Weller, dit mistress Craddock, dans la matinée du jour mémorable dont nous venons d’esquisser les aventures ; voici une lettre pour vous.

— C’est bien drôle, répondit Sam. J’ai peur qu’il n’y ait quelque chose, car je ne me rappelle pas un seul gentleman dans mes connaissances qui soit capable d’en écrire une.

— Peut-être est-il arrivé quelque chose d’extraordinaire, fit observer mistress Craddock.

— Faut que ça soit quelque chose de bien extraordinaire pour produire une lettre d’un de mes amis, répliqua Sam, en secouant dubitativement la tête. Ni plus ni moins qu’un tremblement de terre, comme le jeune gentleman observa, quand il fut pris d’une attaque. Ça ne peut pas être de mon papa poursuivit Sam, en regardant l’adresse, il fait toujours des lettres moulées parce qu’il a appris à écrire dans les affiches. C’est bien extraordinaire ! D’où cette lettre-là peut-elle me venir ? »

Tout en parlant ainsi, Sam faisait ce que font beaucoup de personnes lorsqu’elles ignorent de qui leur vient une lettre : il regarda le cachet, puis l’adresse, puis les côtés, puis le dos de la lettre, et enfin, comme dernière ressource, il pensa qu’il ferait peut-être aussi bien de regarder l’intérieur, et d’essayer d’en tirer quelques éclaircissements.

« C’est écrit sur du papier doré, dit Sam en dépliant la lettre, et cacheté de cire verte, avec le bout d’une clef ; faut voir ! » et avec une physionomie très-grave, il commença à lire ce qui suit :

« Une compagnie choisie de domestiques de Bath présentent leurs compliments à M. Weller et réclament le plaisir de sa compagnie pour un rat-houtte amical, composé d’une épaule de mouton bouillie avec l’assaisonnement ordinaire. Le rat-houtte sera servi sur table à neuf heures et demie, heure militaire. »

Cette invitation était incluse dans un autre billet ainsi conçu :

« M. John Smauker, le gentleman qui a eu le plaisir de rencontrer M. Weller chez leur mutuelle connaissance M. Bantam, il y a quelques jours, a l’honneur de transmettre à M. Weller la présente invitation. Si M. Weller veut passer chez M. John Smauker à 9 heures, M. John Smauker aura le plaisir de présenter M. Weller.
« Signé : John Smauker. »

La suscription portait : à M. Weller esquire, chez M. Pickwick ; et, entre parenthèses, dans le coin gauche de l’adresse étaient écrits ces mots, comme une instruction au porteur : Tiré la sonnette de la rue.

« Eh bien ! dit Sam, en voilà une drôle ! Je n’avais jamais auparavant entendu appeler une épaule de mouton bouillie un rat-houtte ; comment donc qu’il l’appellerait si elle était rôtie ? »

Cependant, sans perdre plus de temps à débattre ce point, Sam se rendit immédiatement chez M. Pickwick, et lui demanda, pour le soir, un congé qui lui fut facilement accordé. Avec cette permission, et la clef de la porte de la rue dans sa poche, Sam sortit un peu avant l’heure désignée, et se dirigea d’un pas tranquille vers Queen-Square. Là il eut la satisfaction d’apercevoir M. John Smauker, dont la tête poudrée, appuyée contre un poteau de réverbère, fumait une cigarette à travers un tube d’ambre.

« Comment vous portez-vous, monsieur Weller ? dit M. John Smauker, en soulevant gracieusement son chapeau d’une main, tandis qu’il agitait l’autre d’un air de condescendance. Comment vous portez-vous, monsieur ?

— Eh ! eh ! la convalescence n’est pas mauvaise, repartit Sam ; et vous, mon cher, comment vous va ?

— Là, là.

— Ah ! vous aurez trop travaillé. J’en avais terriblement peur, ça ne réussit pas à tout le monde, voyez-vous. Faut pas vous laisser emporter comme ça par votre ardeur.

— Ce n’est pas tant cela, monsieur Weller ; c’est plutôt le mauvais vin. Je mène une vie trop dissipée, je le crains.

— Oh ! c’est-il cela ? c’est une mauvaise maladie, ça.

— Et pourtant, les tentations, monsieur Weller ?

— Ah ! bien sûr.

— Plongé dans le tourbillon de la société, comme vous savez, monsieur Weller, ajouta M. John Smauker avec un soupir.

— Ah ! c’est terrible, en vérité !

— Mais c’est toujours comme cela quand la destinée vous pousse dans une carrière publique, monsieur Weller. On est soumis à des tentations dont les autres individus sont exempts.

— Précisément ce que mon oncle disait quand il ouvrit une auberge, répondit Sam ; et il avait bien raison, le pauvre vieux ; car il a bu sa mort en moins d’un terme. »

M. Smauker parut profondément indigné du parallèle établi entre lui et le défunt aubergiste ; mais comme le visage de Sam conservait le calme le plus immuable, M. Smauker y réfléchit mieux, et reprit son air affable.

« Nous ferions peut-être bien de nous mettre en route, dit-il, en consultant une montre de cuivre qui habitait au fond d’un immense gousset, et qui était élevée à la surface au moyen d’un cordon noir, garni à l’autre bout d’une clef de chrysocale.

— C’est possible, répondit Sam ; autrement on pourrait laisser brûler le rat-houtte et ça le gâterait.

— Avez-vous bu les eaux, M. Weller ? demanda son compagnon, tout en marchant vers High-Street.

— Une seule fois.

— Comment les trouvez-vous ?

— Considérablement mauvaises.

— Ah ! vous n’aimez pas le goût vérugineux, peut-être ?

— Je ne connais pas beaucoup ça ; j’ai trouvé qu’elles sentaient la tôle rouge.

— C’est le vérugineux, monsieur Weller ; rétorqua M. John Smauker d’un ton contemptueux.

— Eh bien, c’est un mot qui ne signifie pas grand’chose, voilà tout. Au reste, je ne suis pas beaucoup chimique, ainsi peux pas dire. »

En achevant ces mots, et à la grande horreur de M. John Smauker, Sam commença à siffler.

« Je vous demande pardon, monsieur Weller, dit M. Smauker, torturé par ce bruit inélégant ; voulez-vous prendre mon bras ?

— Merci, vous êtes bien bon, je ne veux pas vous en priver ; j’ai l’habitude de mettre mes mains dans mes poches, si ça vous est superficiel. »

En disant ceci, Sam joignit le geste aux paroles et recommença à siffler plus fort que jamais.

« Par ici, dit son nouvel ami qui paraissait fort soulagé en entrant dans une petite rue. Nous y serons bientôt.

— Ah ! ah ! fit Sam, sans être le moindrement ému, en apprenant qu’il était si proche de la fleur des domestiques de Bath.

— Oui, reprit M. John Smauker, ne soyez pas intimidé, monsieur Weller.

— Oh ! que non.

— Vous verrez quelques uniformes très-brillants, et peut-être trouverez-vous que les gentlemen seront un peu roides d’abord. C’est naturel, vous savez : mais ils se relâcheront bientôt.

— Ça sera trrrès-obligeant de leur part.

— Vous savez ? reprit M. Smauker avec un air de sublime protection, comme vous êtes un étranger, ils se mettront peut-être un peu après vous, d’abord.

— Ils ne seront pas trop cruels, n’est-ce pas ? demanda Sam.

— Non, non, repartit M. Smauker en tirant sa tabatière, qui représentait une tête de renard, et en prenant une prise distinguée. Il y a parmi nous quelques gais coquins, et ils aiment à s’amuser… vous savez… mais il ne faut pas y faire attention. Il ne faut pas y faire attention.

— Je tâcherai, dit Sam, de supporter le débordement des talents et de l’esprit.

— À la bonne heure, répliqua M. John Smauker en remettant dans sa poche la tête de renard et en relevant la sienne. D’ailleurs, je vous soutiendrai. »

En causant ainsi, ils étaient arrivés devant une petite boutique de fruitier. M. John Smauker y entra, et Sam, qui le suivait, laissa alors s’épanouir sur sa figure un muet ricanement et divers autres symptômes énergiques d’un état fort désirable de satisfaction intime.

Après avoir traversé la boutique du fruitier, et déposé leurs chapeaux sur les marches de l’escalier qui se trouvait derrière, ils entrèrent dans un petit parloir, et c’est alors que toute la splendeur de la scène se dévoila aux regards de Sam Weller.

Deux tables, d’inégale hauteur, accouplées au milieu de la chambre, étaient couvertes de trois ou quatre nappes de différents âges, arrangées, autant que possible, pour faire l’effet d’une seule. Sur ces nappes, on voyait des couteaux et des fourchettes pour sept ou huit personnes. Or les manches de ces couteaux étaient verts, rouges et jaunes, tandis que ceux de toutes les fourchettes étaient noirs, ce qui produisait une gamme de couleurs des plus pittoresques. Des assiettes, pour un nombre égal de convives, chauffaient derrière le garde-cendres. Les convives eux-mêmes se chauffaient devant. Parmi eux, le plus remarquable comme le plus important, était un grand et vigoureux gentleman, dont la calotte et l’habit à longs pans, resplendissaient d’une éclatante couleur d’écarlate. Il se tenait debout, le dos au feu, et venait apparemment d’entrer ; car, outre qu’il avait encore sur la tête son chapeau retroussé, il gardait à la main une très-longue canne, telle que les gentlemen de sa profession ont l’habitude d’en porter derrière les carrosses.

« Smauker, mon garçon, votre nageoire, » dit le gentleman au chapeau à cornes.

M. Smauker insinua le bout du petit doigt de sa main droite dans la main du gentleman au chapeau à cornes, en lui disant qu’il était charmé de le voir si bien portant.

« C’est vrai : on dit que j’ai l’air assez rosé ; et c’est étonnant ! Depuis une quinzaine, je suis toujours notre vieille femme pendant deux heures, et rien que de contempler si longtemps la façon dont elle agrafe sa vieille robe de soie lilas, s’il n’y a pas de quoi vous rendre hippofondre pour le reste de votre vie, je consens à perdre mon traitement. »

À ces mots, la compagnie choisie se mit à rire de tout son cœur, et l’un des gentlemen, qui avait un gilet jaune, murmura à son voisin, qui avait une culotte verte, que Tuckle était en train ce soir-là.

« À propos, reprit M. Tuckle, Smauker mon garçon, vous… »

Le reste de la sentence fut déposé dans le tuyau de l’oreille de M. Smauker.

« Ah ! tiens ! je l’avais oublié ! répondit celui-ci. Gentlemen, mon ami, M. Weller.

— Fâché de vous boucher le feu, Weller, dit M. Tuckle avec un signe de tête familier. J’espère que vous n’avez pas froid, Weller ?

— Pas le moins du monde, Flambant, répliqua Sam. Faudrait un sujet bien glacé pour avoir froid vis-à-vis de vous. Vous économiseriez la houille si on vous mettait sur la grille, dans une salle publique ; vrai ! »

Comme cette réplique paraissait faire une allusion personnelle à la livrée écarlate de M. Tuckle, il prit un air majestueux durant quelques secondes. Pourtant il s’éloigna graduellement du feu, et dit avec un sourire forcé :

« Pas mauvais, pas mauvais.

— Je vous suis bien obligé pour votre bonne opinion, monsieur, reprit Sam. Nous arriverons peu à peu, j’espère. Plus tard, nous en essayerons un meilleur. »

En cet endroit la conversation fut interrompue par l’arrivée d’un gentleman vêtu de peluche orange. Il était accompagné d’un autre personnage en drap pourpre, avec un remarquable développement de bas. Les nouveaux venus ayant été congratulés par les anciens, M. Tuckle proposa de faire apporter le souper, et cette proposition fut adoptée unanimement.

Le fruitier et sa femme déposèrent alors sur la table un plat de mouton bouilli, avec une sauce chaude aux câpres, des navets et des pommes de terre. M. Tuckle prit le fauteuil, et eut pour vice-président le gentleman en peluche orange. Le fruitier mit une paire de gants de castor pour donner les assiettes et se plaça derrière la chaise de M. Tuckle.

« Harris ! dit celui-ci d’un ton de commandement.

— Monsieur ?

— Avez-vous mis vos gants ?

— Oui, monsieur.

— Alors ôtez le couvercle.

— Oui, monsieur. »

Le fruitier, avec de grandes démonstrations d’humilité, fit ce qui lui était ordonné, et tendit obséquieusement à M. Tuckle le couteau à découper ; mais, en faisant cela, il vint par hasard à bâiller.

« Qu’est-ce que cela veut dire, monsieur ? lui dit M. Tuckle avec une grande aspérité.

— Je vous demande pardon, monsieur, répondit le fruitier, décontenancé. Je ne l’ai pas fait exprès, monsieur. J’ai veillé tard la nuit dernière.

— Je vais vous dire mon opinion sur votre compte, Harris, poursuivit M. Tuckle avec un air plein de grandeur. Vous êtes une brute mal élevée.

— J’espère, gentlemen, dit Harris, que vous ne serez pas trop sévères envers moi. Je vous suis certainement très-obligé, gentlemen, pour votre patronage et aussi pour vos recommandations, gentlemen, quand on a besoin quelque part de quelqu’un de plus pour servir. J’espère, gentlemen, que vous êtes satisfaits de moi.

— Non, monsieur, dit M. Tuckle. Bien loin de là, monsieur.

— Vous êtes un drôle sans soin, grommela le gentleman en peluche orange.

— Et un fichu chenapan, ajouta le gentleman en culotte verte.

— Et un mauvais gueux, continua le gentleman de couleur pourpre. »

Le pauvre fruitier saluait de plus en plus humblement, tandis qu’on le gratifiait de ces petites épithètes, selon le véritable esprit de la plus basse tyrannie. Lorsque tout le monde eut dit son mot, pour prouver sa supériorité, M. Tuckle commença à découper l’épaule de mouton et à servir la compagnie.

Cette importante affaire était à peine entamée, quand la porte s’ouvrit brusquement et laissa apparaître un autre gentleman en habit bleu clair, avec des boutons d’étain.

« Contre les règles, dit M. Tuckle. Trop tard, trop tard.

— Non, non ; impossible de faire autrement, répondit le gentleman bleu. J’en appelle à la compagnie. Une affaire de galanterie, un rendez-vous au théâtre.

— Oh ! dans ce cas-là ! s’écria le gentleman en peluche orange.

— Oui, riellement, parole d’honneur. J’avais promis de conduire notre plus jeune demoiselle à dix heures et demie, et c’est une si jolie fille, riellement, que je n’ai pas eu le cœur de la désobliger. Pas d’offense à la compagnie présente, monsieur ; mais un cottillon, monsieur, riellement, c’est irrévocable.

— Je commence à soupçonner qu’il y a quelque chose là-dessous, dit Tuckle, pendant que le nouveau venu s’asseyait à côté de Sam. J’ai remarqué, une ou deux fois, qu’elle s’appuie beaucoup sur votre épaule quand elle descend de voiture.

— Oh ! riellement, riellement, Tuckle, i’ ne faut pas… C’est pas bien… J’ai pu dire à qué’ques amis que c’était une divine criature et qu’elle avait refusé deux ou trois mariages sans motif, mais… non, non, riellement, Tuckle… Devant des étrangers encore ! C’est pas bien ; vous avez tort… La délicatesse, mon cher ami, la délicatesse ! »

Ayant ainsi parlé, l’homme à la livrée bleue releva sa cravate, ajusta ses parements, grimaça et fronça les sourcils, comme s’il avait pu en dire infiniment plus long, mais qu’il se crût, en honneur, obligé de se taire. C’était une sorte de petit valet de pied, à l’air libre et dégagé, aux cheveux blonds, au cou empesé, et qui avait attiré dès l’abord, l’attention de Sam ; mais quand il eut débuté de cette manière, M. Weller se sentit plus que jamais disposé à cultiver sa connaissance ; aussi s’immisça-t-il, tout d’un coup, dans la conversation, avec l’indépendance qui le caractérisait.

« À votre santé, monsieur, dit-il ; j’aime beaucoup votre conversation ; je la trouve vraiment jolie. »

En entendant ce discours, l’homme bleu sourit comme une personne accoutumée aux compliments, mais en même temps il regarda Sam d’un air approbatif et répondit qu’il espérait cultiver davantage sa connaissance, car, sans flatterie, il y avait en lui l’étoffe d’un joli garçon, et tout à fait selon son cœur.

« Vous êtes bien bon, monsieur, rétorqua Sam. Quel heureux gaillard vous êtes !

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? demanda l’homme bleu avec une modeste confusion.

— Cette jeune demoiselle ici, elle sait ce que vous valez, j’en suis sûr. Ah ! je comprends les choses ; et Sam ferma un œil en roulant sa tête d’une épaule à l’autre, d’une manière fort satisfaisante pour la vanité personnelle du gentleman azuré.

« Vous êtes trop malin, répliqua-t-il.

— Non, non, c’est bon pour vous, reprit Sam ; ça ne me regarde pas, comme dit le gentleman qu’était en dedans du mur à celui qu’était dans la rue, quand le taureau courait comme un enragé.

— Eh bien ! monsieur Weller, nullement, je crois qu’elle a remarqué mon air et mes manières.

— J’imagine que ça ne peut guère être autrement.

— Avez-vous qué’que amourette de ce genre en train, monsieur ? demanda à Sam l’heureux gentleman en tirant un cure-dents de la poche de son gilet.

— Pas exactement, répondit Sam ; il n’y a pas de demoiselle à la maison, autrement j’aurais fait la cour à l’une d’elles, nécessairement. Mais, voyez-vous, je ne voudrais pas me compromettre avec une femme au-dessous d’une marquise ; je pourrais prendra une richarde, si elle devenait folle de moi, mais pas autrement, non ma foi !

— Certainement, non, monsieur Weller. Il ne faut pas se laisser déprécier. Nous, qui sommes des hommes du monde, nous savons que, tôt ou tard, un bel uniforme écorne toujours le cœur d’une dame. Au fait, c’est la seule chose, entre nous, qui fait qu’on peut entrer au service.

— Justement, dit Sam ; c’est ça, rien que ça. »

Après ce dialogue confidentiel, des verres furent distribués à la ronde ; et, avant que la taverne fût fermée, chaque gentleman demanda ce qu’il aimait le mieux. Le gentleman en bleu et l’homme en orange, qui étaient les beaux fils de la société, ordonnèrent du grog froid ; mais le breuvage favori des autres paraissait être le genièvre et l’eau sucrée. Sam appela le fruitier : Satané coquin ! et ordonna un bol de punch, deux circonstances qui semblèrent l’élever beaucoup dans l’opinion des domestiques choisis.

« Gentlemen, dit l’homme bleu avec le ton du plus consommé dandy, allons ! à la santé des dames !

— Écoutez ! écoutez ! s’écria Sam, aux jeunes maîtresses. »

À ce mot, de toutes parts on entendit crier : à l’ordre ! Et M. John Smauker, étant le gentleman qui avait introduit Sam dans la société, l’informa que ce mot n’était pas parlementaire.

« Quel mot, monsieur ? demanda Sam.

— Maîtresse, monsieur, répondit M. Smauker avec un froncement de sourcils effrayant. Ici nous ne reconnaissons pas de distinctions semblables.

— Oh ! très-bien alors ; j’amenderai mon observation, et je les appellerai les chères criatures, si Flambant veut bien le permettre. »

Quelques doutes parurent s’élever dans l’esprit du gentleman en culotte verte, sur la question de savoir si le président pouvait être légalement interpellé par le nom de Flambant ; toutefois, comme les assistants semblaient moins soigneux de ses droits que des leurs, l’observation n’eut point de suite. L’homme au chapeau à cornes fit entendre une petite toux courte et regarda longuement Sam ; mais il pensa apparemment qu’il ferait aussi bien de ne rien dire, de peur de s’en trouver plus mal.

Après un instant de silence, un gentleman, dont l’habit brodé descendait jusqu’à ses talons, et dont le gilet, également brodé, tenait au chaud la moitié de ses jambes, remua son genièvre et son eau avec une grande énergie ; et, se levant tout d’un coup sur ses pieds, par un violent effort, annonça qu’il désirait adresser quelques observations à la compagnie. L’homme au chapeau retroussé s’étant hâté de l’assurer que la compagnie serait très-heureuse d’entendre toutes les observations qu’il pourrait avoir à faire, le gentleman au grand habit commença en ces termes :

« Je sens une grande délicatesse à me mettre en avant, gentlemen, ayant l’infortune de n’être qu’un cocher et n’étant admis que comme membre honoraire dans ces agréables soirées ; mais je me sens poussé, gentlemen, l’éperon dans le ventre, si je puis employer cette expression, à vous faire connaître une circonstance affligeante qui est venue à ma connaissance et qui est arrivée, je puis dire, à la portée de mon fouet. Gentlemen, notre ami, M. Whiffers (tout le monde regarda l’individu orange) ; notre ami, M. Whiffers a donné sa démission. »

Un étonnement universel s’empara des auditeurs. Chaque gentleman regardait son voisin et reportait ensuite son œil inquiet sur le cocher, qui continuait à se tenir debout.

« Vous avez bien raison d’être surpris, gentlemen, poursuivit celui-ci. Je ne me permettrai pas de vous frelater les motifs de cette irréparable perte pour le service ; mais je prierai M. Whiffers de les énoncer lui-même, pour l’instruction et l’imitation de ses amis. »

Cette suggestion ayant été hautement applaudie, M. Whiffers s’expliqua. Il dit qu’il aurait certainement désiré de continuer à remplir l’emploi qu’il venait de résigner. L’uniforme était extrêmement riche et coûteux, les dames de la famille très-agréables, et les devoirs de sa place, il était obligé d’en convenir, n’étaient pas trop lourds. Le principal service qu’on exigeait de lui était de passer le plus de temps possible à regarder par la fenêtre, en compagnie d’un autre gentleman, qui avait également donné sa démission. Il aurait désiré épargner à la compagnie les pénibles et dégoûtants détails dans lesquels il allait être obligé d’entrer ; mais, comme une explication lui avait été demandée, il n’avait pas d’autre alternative que de déclarer hardiment et distinctement qu’on avait voulu lui faire manger de la viande froide.

Impossible de concevoir le dégoût qu’éveilla cet aveu dans le sein des auditeurs. Pendant un quart d’heure, au moins, on n’entendit que de violents cris de : Honteux ! Ignoble ! mêlés de sifflets et de grognements.

M. Whiffers ajouta alors qu’il craignait qu’une partie de cet outrage ne pût être justement attribué à ses dispositions obligeantes et accommodantes. Il se souvenait parfaitement d’avoir consenti une fois à manger du beurre salé ; et, dans une occasion où il y avait eu subitement plusieurs malades dans la maison, il s’était oublié au point de monter lui-même un panier de charbon de terre jusqu’au second étage. Il espérait qu’il ne s’était pas abaissé dans la bonne opinion de ses amis par cette franche confession de sa faute ; mais s’il avait eu ce malheur, il se flattait d’y être remonté par la promptitude avec laquelle il avait repoussé le dernier et flétrissant outrage qu’on avait voulu faire subir à ses sentiments d’homme et d’Anglais.

Le discours de M. Whiffers fut accueilli par des cris d’admiration, et l’on but à la santé de l’intéressant martyr, de la manière la plus enthousiaste. Le martyr fit ses remercîments à la société et proposa la santé de leur visiteur, M. Weller, gentleman qu’il n’avait pas le plaisir de connaître intimement, mais qui était l’ami de M. John Smauker, ce qui devait être, partout et toujours, une lettre de recommandation suffisante pour toute société de gentlemen. Par ces considérations, il aurait été disposé à voter la santé de M. Weller avec tous les honneurs, si ses amis avaient bu du vin ; mais comme ils prenaient des spiritueux et qu’il pourrait être dangereux de vider un verre à chaque toast, il proposait que les honneurs fussent sous-entendus.

À la conclusion de ce discours, tous les assistants burent une partie de leur verre en l’honneur de Sam ; et celui-ci, ayant puisé dans le bol et avalé deux verres en l’honneur de lui-même, offrit ses remercîments à l’assemblée dans un élégant discours.

« Bien obligé, mes vieux, dit-il en retournant au bol avec la plus grande désinvolture. Venant d’où ce que ça vient, c’est prodigieusement flatteur. J’avais beaucoup entendu parler de vous ; mais je n’imaginais pas, je dois le dire, que vous eussiez été d’aussi étonnamment jolis hommes que vous êtes. J’espère seulement que vous ferez attention à vous et que vous ne compromettrez en rien votre dignité, qui est une charmante chose à voir, quand on vous rencontre en promenade, et qui m’a toujours fait grand plaisir depuis que je n’étais qu’un moutard, moitié si haut que la canne à pomme de cuivre de mon très-respectable ami Flambant, ici présent. Quant à la victime de l’oppression en habit jaune, tout ce que je puis dire de lui, c’est que j’espère qu’il trouvera une occupation aussi bonne qu’il le mérite, moyennant quoi il sera très-rarement affligé avec des rat-houttes froids. »

Cela dit, Sam se rassit avec un agréable sourire, et son oraison ayant été bruyamment applaudie, la société se sépara bientôt après.

« Par exemple, vieux, vous n’avez pas envie de vous en aller, dit Sam à son ami M. John Smauker ?

— Il le faut, en vérité, répondit celui-ci. J’ai promis à Bantam.

— Oh ! c’est très-bien, reprit Sam, c’est une autre affaire. Peut-être qu’il donnerait sa démission si vous le désappointiez. Mais vous, Flambant, vous ne vous en allez pas ?

— Mon Dieu, si, répliqua l’homme au chapeau à cornes.

— Quoi ! et laisser derrière vous les trois-quarts d’un bol de punch ? Cette bêtise ! rasseyez-vous donc ! »

M. Tuckle ne put résister à une invitation si pressante ; il déposa son chapeau et sa canne et répondit qu’il boirait encore un verre pour faire plaisir à M. Weller.

Comme le gentleman en bleu demeurait du même côté que M. Tuckle, il consentit également à rester. Lorsque le punch fut à moitié bu, Sam fit venir des huîtres de la boutique du fruitier, et leur effet, joint à celui du punch, fut si prodigieux, que M. Tuckle, coiffé de son chapeau à cornes et armé de sa canne à grosse pomme, se mit à danser un pas de matelot sur la table, au milieu des coquilles, tandis que le gentleman en bleu l’accompagnait sur un ingénieux instrument musical, formé d’un peigne et d’un papier à papillotes. À la fin quand le punch fut terminé et que la nuit fut également fort avancée, ils sortirent tous les trois pour chercher leur maison. À peine M. Tuckle se trouva-t-il au grand air qu’il fut saisi d’un soudain désir de se coucher sur le pavé. Sam pensant que ce serait une pitié de le contredire, lui laissa prendre son plaisir où il le trouvait ; mais, de peur que le chapeau à cornes de Flambant ne s’abîmât, dans ces conjonctures, il l’aplatit bravement sur la tête du gentleman en livrée bleue, lui mit la grande canne à la main, l’appuya contre la porte de sa maison, tira pour lui la sonnette et s’en alla tranquillement à son hôtel.

Dans la matinée suivante, M. Pickwick descendit, complètement habillé, beaucoup plus tôt qu’il n’avait l’habitude de le faire, et sonna son fidèle domestique.

Sam ayant répondu exactement à cet appel, le philosophe commença par lui faire fermer soigneusement la porte, et dit ensuite :

« Sam, il est arrivé ici, la nuit dernière, un malheureux accident qui a donné à M. Winkle quelques raisons de redouter la violence de M. Dowler.

— Oui, monsieur, j’ai entendu dire cela à la vieille dame de la maison.

— Et je suis fâché d’ajouter, continua M. Pickwick d’un air intrigué et contrarié, je suis fâché d’ajouter que, dans la crainte de cette violence, M. Winkle est parti.

— Parti !

— Il a quitté la maison ce matin, sans la plus légère communication avec moi, et il est allé je ne sais pas où.

— Il aurait dû rester et se battre, monsieur, dit Sam d’un ton contempteur. Il ne faudrait pas grand’chose pour redresser ce Dowler.

— C’est possible, Sam ; j’ai peut-être aussi quelques doutes sur sa grande valeur, mais, quoi qu’il en soit, M. Winkle est parti. Il faut le trouver, Sam, le trouver et me le ramener.

— Et si il ne veut pas venir, monsieur ?

— Il faudra le lui faire vouloir, Sam.

— Et qui le fera, monsieur ? demanda Sam avec un sourire.

— Vous.

— Très-bien, monsieur. »

À ces mots, Sam quitta la chambre, et bientôt après M. Pickwick l’entendit fermer la porte de la rue. Au bout de deux heures, il revint d’un air aussi calme que s’il avait été dépêché pour le message le plus ordinaire, et rapporta qu’un individu, ressemblant en tous points à M. Winkle, était parti le matin pour Bristol, par la voiture de l’Hôtel royal.

« Sam, dit M. Pickwick en lui serrant la main, vous êtes un garçon précieux, inestimable. Vous allez le poursuivre, Sam.

— Certainement, monsieur.

— Aussitôt que vous le découvrirez, écrivez-moi. S’il essaye de vous échapper, empoignez-le, terrassez-le, enfermez-le. Je vous délègue toute mon autorité, Sam.

— Je ne l’oublierai pas, monsieur.

— Vous lui direz que je suis fort irrité, excessivement indigné de la démarche extraordinaire qu’il lui a plu de faire.

— Oui, monsieur.

— Vous lui direz que, s’il ne revient pas dans cette maison, avec vous, il y reviendra avec moi, car j’irai le chercher.

— Je lui en glisserai deux mots, monsieur.

— Vous pensez pouvoir le trouver ? poursuivit M. Pickwick en regardant Sam d’un air inquiet.

— Je le trouverai s’il est quelque part, répliqua Sam avec confiance.

— Très-bien. Alors plus tôt vous partirez, mieux ce sera. »

M. Pickwick ayant ajouté une somme d’argent à ses instructions, Sam mit quelques objets nécessaires dans un sac de nuit et s’éloigna pour son expédition. Pourtant il s’arrêta au bout du corridor, et, revenant doucement sur ses pas, il entr’ouvrit la porte du parloir, et, ne laissant voir que sa tête :

« Monsieur ? murmura-t-il.

— Eh bien ! Sam.

— J’entends-t-il parfaitement mes instructions, monsieur ?

— Je l’espère.

— C’est-il convenu pour le terrassement, monsieur ?

— Parfaitement. Faites ce que vous jugerez nécessaire. Vous aurez mon approbation. »

Sam fit un signe d’intelligence ; et, retirant sa tête de la porte entre-bâillée, se mit en route pour son pèlerinage le cœur tout à fait léger.