Éditions Prima (Collection Gauloise ; no 190p. 27-29).

VIII

Surprise

Le secrétaire du marchand d’oranges en faïence était un homme de bureau absolument remarquable. Il tenait les comptabilités en partie double, quadruple et octuple comme un maître de la profession. Il avait une magnifique écriture, disons une calligraphie sans égale dans la rue du Sentier, rue d’Hauteville et même avenue d’Antin. Il additionnait comme une machine, avec une exactitude mathématique, et vous retrouvait, le temps de dire ouf, une erreur de trois millimes dans quinze cents bordereaux.

Bref, c’était le modèle des secrétaires en premier.

Mais, comme amoureux, il était beaucoup moins costaud.

Cela venait de son éducation.

Comme beaucoup de gens élevés dans l’amour, il n’y connaissait absolument rien…

Car la malchance avait voulu que sa mère, veuve, jeune et pleine d’ardeurs insatisfaites, eût des amants à la grosse et ne se gênât jamais avec son fils.

Au demeurant elle y avait gagné quelque fortune, ce qui est excellent, car, quoiqu’en dise le proverbe, la ceinture dorée a depuis longtemps le pas sur la bonne renommée…

Elle ne s’était pas qu’enrichie à ce jeu, elle y conservait sa fraîcheur, et c’est encore un imbécile préjugé de dire que l’amour fane et détériore le corps…

Il le fait beaucoup moins que la chasteté.

De telle façon que cette excellente femme était restée jolie, riche et heureuse, ce qui est autant de choses excellentes.

Mais son fils restait, lui, timide comme une bobine de Ruhmkorf. Il n’avait jamais osé jusque là prendre une femme ailleurs que dans les établissements spéciaux, où elles vous épargnent tous les risques de la vaine séduction.

Et il ignorait, en somme, comment faire avec Margot.

Excellente Margot, elle n’aurait pas demandé mieux que de faciliter les premiers pas dans l’amour libre de cet apprenti, mais il la gênait et elle était inquiète sur les suites.

Car le patron, s’il entrait et surprenait son secrétaire avec sa dactylo, en train de se livrer chez lui à des ébats galants, ne manquerait pas de les mettre tous deux à la porte.

Et cela ne tarderait certainement pas.

L’oreille tendue, l’œil fixé sur la porte qui pouvait s’ouvrir devant le danger, Margot n’était vraiment pas dans de bonnes conditions pour réaliser l’amour avec art, finesse, soin et science.

On la comprendra certainement et on l’excusera.

Cependant, les travaux d’approche du secrétaire continuaient, comme les sièges du temps jadis, à tourner autour des murs, sans rien tenter contre la place centrale.

Et Margot croyait entendre parler derrière la porte.

Elle dit :

— Écoute, mon petit chéri, laisse-moi, j’ai peur !

— De quoi ? fit ce quintuple sot, qui, dans son enthousiasme, oubliait totalement le lieu où il se trouvait.

— J’ai peur du singe.

— Il vient plus tard.

— Pas toujours.

Le secrétaire était si plein d’ardeur qu’il fit alors :

— Je m’en f…

— Ah ! mais non ! dit Margot.

Elle avait le plus grand désir de mener à sa conclusion logique et passionnelle, une aventure après laquelle elle courait depuis son réveil. Mais, tout de même, se trouver, en pleine crise, jetée sur le pavé, quand, à cette heure, elle gagnait ses quinze cents francs par mois, c’était là une chose à éviter.

Elle fit :

— Mon chéri, dis, laisse-moi, ce sera pour tout à l’heure.

— Mais non !

Et tout en disant : « Mais non ! » le pauvre diable ne faisait aucun progrès et se perdait en explorations vaines.

Margot voulut se dégager.

— Reste ! fit-il.

— Je te dis que le singe va nous surprendre.

— Il ne vient qu’à neuf.

— Il est neuf heures moins cinq.

Margot, incapable de se débarrasser de son amoureux, allait consentir à tous risques, pour en être libérée quand… Eh oui !

Car la porte, une fois de plus, s’ouvrit et…