Les Oubliés et les Dédaignés/La Morency

(p. 331-352).

LA MORENCY


Dans une sphère moins brillante que madame Tallien, avec un minois coquet et une vocation littéraire plus que douteuse, la Morency apparaît comme l’expression fidèle de la galanterie sous la Terreur et du mauvais style sous le Directoire. Une chevelure d’un blond cendré, peu d’orthographe, de grands yeux éclatants, une ignorance presque absolue de la grammaire, la bouche chinoise, et la phrase comme la bouche, voilà son portrait en quelques mots. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que ses romans aient obtenu un succès d’une heure : l’aventurière aura prêté de son prestige à la femme de lettres. Quel livre peut sembler mauvais, lorsqu’il est lu par-dessus une jolie épaule ?

La dépravation littéraire qui était entrée chez les hommes ne pouvait manquer de se glisser chez les femmes. À ce point de vue, mon œuvre serait incomplète, si je ne montrais une femme de plume, — qui n’est ni madame de Genlis, ni madame de Staël, ni madame Roland, — et une femme à la mode, qui n’est ni madame Hamelin, ni madame Récamier ; loin de là.

Ainsi que cela arrive pour beaucoup d’auteurs médiocres, la vie de la Morency est cent fois plus curieuse et plus intéressante que sa littérature ; c’est là son meilleur roman. Les feuillets en ont été éparpillés sur tous les grands chemins, partout où soufflait un vent amoureux, aujourd’hui à Paris, demain à Bruxelles, dans les bosquets, dans les camps, dans les boudoirs. La Révolution ne paraît avoir existé pour elle qu’à l’état de décoration, de toile de fond, comme on dit au théâtre ; elle a toujours vécu, sinon en dehors des hommes politiques, du moins des choses politiques.

Suzanne Giroux, — qui se fit appeler plus tard madame de Morency, — naquit dans la rue Saint-Denis, d’une famille de riches négociants. Dès l’âge de quatorze ans, elle annonçait ce qu’elle devait être un jour, et sa coquetterie pressée d’éclore se trahissait déjà dans les plis de sa robe de linon, dans son fourreau blanc, dans le ruban rose qui serrait ses cheveux, et jusque dans ses mules mignonnes à talons bordés. C’était une espiègle et romanesque petite personne, toute fraîche sortie du couvent des Ursulines, et dont le cœur murmurait de confus monologues, en attendant l’heure des dialogues.

Un jour qu’elle se promenait à la campagne, elle aperçut un avocat de Soissons, couché négligemment sur l’herbe fleurie, auprès d’une source ombragée par un tilleul. Quoique cet avocat eût plus de trente ans, il les paraissait à peine, car il était grand et mince ; il avait l’œil superbe, la bouche à l’autrichienne. Dans un élégant costume, il tenait à la main une flûte dont il tirait les sons les plus mélodieux. Suzanne s’arrêta charmée, écoutant et regardant, semblable à une de ces nymphes que l’on représente écartant les branches des bois pour prêter l’oreille aux accords d’un Palémon ou d’un Lysandre.

Cette idylle, où je ne peux m’empêcher de voir quelque préméditation, eut un dénouement plus moral que poétique : après bien des traverses et bien des obstacles de la part de sa famille, Suzanne Giroux épousa son joueur de flûte ; l’églogue s’acheva par-devant notaire. La noce terminée, elle embrassa son père et sa mère, ses deux frères et ses dix sœurs, — car la famille Giroux était nombreuse, — puis elle suivit son mari à Soissons, où il avait un cabinet assez renommé. Ce fut là que la Révolution vint les surprendre.

Il y avait alors à Soissons deux avocats en rivalité de réputation et d’affaires ; tous les deux avaient la même taille, la même tournure et presque le même nom. L’un s’appelait Quillet, c’était le mari de Suzanne ; l’autre s’appelait Quinette. Ce dernier louchait un peu, mais cela ne lui messéyait pas ; il avait de l’esprit, beaucoup d’amabilité, un air sentimental à l’occasion. Il rencontra madame Quillet à un dîner d’apparat, et eut l’honneur de se trouver de moitié avec elle dans un reversis, où il perdit trois paniers, toutes les fois que le quinola gorgea dans ses mains. Cette maladresse était due au trouble que lui avait inspiré la vue de notre héroïne. Celle-ci, de son côté, qui ne se sentait pas le cœur bien défendu, joua également tout de travers. Bref, ce fut l’amour qui gagna la partie ce soir-là, ce fut l’hymen qui la perdit. (Très-joli !)

Lorsque arriva l’époque des assemblées électorales, les deux avocats se trouvèrent inévitablement en présence : tous les deux briguaient la députation ; — au premier tour de scrutin ils se partagèrent les voix, mais au second tour l’amant l’emporta sur l’époux et fut nommé. Ce n’était pas assez pour Nicolas Quinette, en qui s’alliaient des bouffées de plaisir aux bouffées d’ambition ; son triomphe ne lui parut complet que lorsque, par ses lettres brûlantes, il eut décidé la femme de son malheureux concurrent à le suivre à Paris. Ce fut le premier faux pas de Suzanne, qui n’avait point encore vingt ans, et qui était jolie, mais jolie à croquer.

Notre intention n’est pas de suivre Nicolas Quinette à la tribune, où l’on sait qu’il obtint quelques succès, grâce à sa faconde et à un air certain de Caton longtemps étudié. J’aime mieux le suivre dans ce petit appartement de la rue Saint-Honoré, sur le derrière, où elle et lui, Suzanne et Nicolas, s’enivraient des rayons de leur clandestine lune de miel. Les six premières semaines s’écoulèrent pour eux dans une retraite presque absolue : Quinette ne sortait que pour se rendre au Corps législatif ; le reste du temps, ils le passaient ensemble à lire, au coin de leur feu, les lettres admirables de Mirabeau à Sophie. Comme ils n’avaient qu’une seule chambre, Suzanne se blottissait derrière les rideaux du lit quand survenait quelque visite.

On ne connaît pas assez l’histoire secrète de la Révolution ; on ne nous a pas assez fait voir les démocrates dans leur déshabillé. Rendons grâce à la Morency pour les confidences qui nous sont arrivées par elle.

Un matin, le tribun soissonnais amena à déjeuner un de ses collègues, Hérault de Séchelles, le plus beau et le plus séduisant des députés. De la part d’un mari le trait eût été excusable, mais d’un amant c’était plus que maladroit. Suzanne avait fait une toilette assez gentille : une robe à la Coblentz grise et rose, une ceinture blanche, les cheveux coiffés. Hérault de Séchelles, qui avait un cœur inflammable, s’éprit d’elle aussitôt. Pendant le déjeuner, il ne tarit pas en propos galants et fut aux petits soins. Quinette, reconnaissant son imprudence un peu trop tard, essaya de porter la conversation sur madame de Sainte-Amaranthe, qui passait alors pour la maîtresse en titre de Séchelles, mais ce fut vainement ; un lien sympathique s’était déjà établi entre Suzanne et l’aimable roué. À un moment où Quinette se baissait pour arranger le feu, Hérault de Séchelles aperçut un portrait sur la cheminée ; il le prit, le porta à ses lèvres et le glissa dans sa poitrine. « Mon ami, on te vole… » murmura Suzanne ; mais Hérault lui ferma la bouche avec la main, et elle n’eut pas la force de la rouvrir.

Ce nouvel engagement n’eut pas cependant de conclusion trop affligeante pour Quinette : de part et d’autre, on en resta aux termes de l’amour pur. Il est vrai aussi que les événements marchaient avec une rapidité qui absorbait tous les loisirs des représentants du peuple ; peut-être faut-il chercher là-dedans la véritable cause du salut de Nicolas Quinette. Huit jours ne s’étaient point passés, que Suzanne reçut la lettre suivante, précieuse par quelques renseignements sur madame de Sainte-Amaranthe, si diversement jugée par les historiens. Il ne faut pas oublier que Hérault de Séchelles était un lettré, jadis connu à la cour de Marie-Antoinette par de petits vers. Voici sa lettre :

« C’est du comité de salut public, les chevaux mis aux voitures, que je vous écris, chère et belle ; je pars à l’instant pour le mont Blanc, avec une mission secrète et importante. Ce voyage durera trois mois au moins. Ainsi, charmante Suzanne, nous voilà séparés pour longtemps ; j’emporte avec moi votre portrait, que j’ai dans mon portefeuille.

« Vous me dites que vous avez de la propension à la jalousie. Il n’y a pas un être plus affecté de cette maladie que moi, voilà pourquoi je ne puis conserver une maîtresse. Sainte-Amaranthe, que vous trouvez si belle et qui l’est en effet, est la plus perfide des femmes ; et elle est si bien connue pour telle, qu’on ne la nomme que perfide Amaranthe. C’est elle qui a su cependant me conserver le plus longtemps, malgré mes défauts.

« Mais où m’égarai-je ? Adieu, Suzanne. Allez quelquefois à l’Assemblée en mémoire de moi. Adieu. Les chevaux enragent, et l’on me croit nationalement occupé, tandis que je ne le suis qu’amoureusement de ma très-chère Suzanne.

« Séchelles. »

Ce départ rendit pour quelque temps à Quinette le cœur de sa maîtresse, mais ne lui rendit pas la sécurité des jours enfuis. La petite chambre de la rue Saint-Honoré devint sombre comme la plus sombre des chambres maritales, et, tristesse pour tristesse, Suzanne se surprit peut-être à regretter l’intérieur de son ménage de Soissons. Sur ces entrefaites, son amant fut, lui aussi, chargé d’une mission ; il partit, la laissant seule à Paris, sans autres ressources que sa figure agaçante et son esprit lutin, dans un temps où la galanterie française était toute réfugiée aux frontières.

Quinette parti, elle se retourna vers Quillet ; mais Quillet avait perdu toute sa belle humeur d’autrefois : il n’allait plus jouer de la flûte au bord des fontaines. Le pauvre homme, navré de sa déconfiture électorale et de l’abandon de sa femme, noyait dans le vin sa politique et son amour. Il répondit laconiquement à Suzanne qui lui avait écrit une lettre pathétique : « Puisque vous êtes à Paris, restez-y. » Et il retourna boire.

Dans son premier dépit, Suzanne composa de verve une espèce de pétition tendant à faire décréter le divorce, et elle l’adressa à l’Assemblée, où le président en fit lecture, aux applaudissements unanimes. Cette pétition, signée seulement : Une amie zélée de la liberté, se terminait par ce post-scriptum : « Mille femmes ont la même sollicitation à vous faire, la timidité les arrête ; moi, je la brave par l’incognito que je garde dans ce moment. Mais lorsque par vous je serai heureuse, j’irai vous faire mes remerciements ; la reconnaissance est toujours l’apanage d’un jeune cœur sensible ! »

Il lui restait à peine dix-huit louis ; avec cela on ne va pas au bout du monde ; Suzanne se contenta d’aller en Belgique. Eut-elle aussi une mission ? C’est ce que j’ignore. Trois chevaux de poste attelés à un phaéton léger la transportèrent au camp de Menin, où elle commença par s’enquérir du général Biron, pour qui elle avait plusieurs lettres. — Il y a à Versailles un portrait du général duc de Biron ; la tête est bien posée, un peu froide au premier aspect, mais élégante et de grand air ; l’œil et la bouche s’accordent pour exprimer la finesse et la circonspection ; les cheveux sont poudrés. Lorsque Suzanne se présenta devant lui, elle était vêtue d’une amazone de drap bleu à ceinture tricolore ; un chapeau de castor s’inclinait sur son oreille ; elle avait une petite badine à la main. Le duc de Biron n’était pas devenu tellement citoyen qu’il ne sentît encore battre son cœur à la vue d’une jolie femme ; les traditions de l’Œil-de-Bœuf perçaient de temps en temps sous son uniforme de général des armées de la République. Il accueillit Suzanne avec une grâce parfaite, et il poussa même la complaisance jusqu’à se rappeler l’avoir vue demoiselle. Le général était bien fait, spirituel, aimable comme un grand seigneur ; en un mot, il avait tout ce qu’il faut pour plaire, — il plut.

Pauvre Quillet !

Pauvre Quinette !

Pauvre Hérault de Séchelles !

Mais pourquoi faut-il que la guerre soit l’ennemie la plus cruelle de l’amour ? Des rencontres sanglantes venaient souvent distraire le général Biron de sa nouvelle conquête.

Un matin, Suzanne, qui s’était endormie la veille chez les Français, se réveilla chez les Autrichiens ; dans la nuit, le camp avait changé de maîtres. Suzanne eut une peine infinie à se tirer saine et sauve des mains des houlans. Le général Bender, au pouvoir duquel elle était tombée, cherchait tous les moyens de l’attendrir : il lui avait fait faire un charmant uniforme de chasseur tyrolien en drap bleu de ciel, les revers queue de serin, de jolies petites bottes à l’écuyère, et le chapeau avec le panache bleu et jaune. Ce fut sous ce costume, après mille traverses, après avoir été arrêtée et emprisonnée comme espionne, qu’elle parvint enfin à rejoindre l’armée française.

Cet épisode eut pour résultat de la rendre un peu plus prudente ; désormais elle se tint à l’écart du théâtre de la guerre et choisit pour résidence, tantôt Valenciennes, tantôt Lille. Dans cette dernière ville, le Colisée et la Nouvelle Aventure la virent enchaîner à son char une foule d’adorateurs. Mais son triomphe le plus important fut sans contredit la capture de Dumouriez, qu’elle rencontra aux eaux de Saint-Amand par une circonstance tout à fait singulière, — dont j’emprunte le récit à une correspondance adressée par elle à madame de la W.…, femme d’un ancien fermier général, à Paris.

« Je venais de prendre un bain ; couverte d’une grande gaule de linon, mes cheveux relevés avec un peigne, j’étais couchée sur un lit de repos, lorsque j’entendis tout à coup frapper à ma porte. À peine avais-je eu le temps de dire : « Entrez, » que je fus fort étonnée de voir un petit homme brun, l’œil pétillant de feu, le front martial, l’air noble. — Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur ? — C’est à madame Quillet que j’ai l’honneur de parler ? Je restai stupéfaite à cette entrée en matière ; mais mon interlocuteur avait de l’esprit, et les gens d’esprit savent toujours ne vous embarrasser jamais longtemps. Au bout d’un grand quart d’heure, nous étions déjà en conversation assez familière. Il me complimenta sur ma lettre à propos du divorce, qui venait de paraître dans le journal de Carra. Ensuite nous parlâmes de l’armée : il me dit que Biron avait été bien heureux de m’avoir possédée dans son camp ; cela nous amena tout naturellement à parler de Dumouriez. J’en fis le plus pompeux éloge, ajoutant que sur sa seule réputation je serais femme à me prendre de belle passion pour lui, fût-il un magot. Ce monsieur me répondit : « Dumouriez, madame, a eu votre portrait dans ses mains ; de plus, il a beaucoup entendu vanter les charmes de votre esprit, et, en vérité, il vous aime ! Disant cela, l’inconnu m’appliqua un baiser. — Monsieur, de quel droit venez-vous m’insulter ? Sortez, je vous prie ; sortez ! — Madame, je ne sortirai pas que vous ne m’ayez promis de venir dîner au camp chez Dumouriez. — Êtes-vous fou, monsieur ? La belle recommandation que d’être présentée par vous ! »

« Quelques moments plus tard, j’allai me promener dans le jardin des bains : j’aperçus mon écervelé avec deux ou trois généraux ; comme je passais près de lui, je lui fis un petit salut de protection. À quelques pas de là, je rencontrai un officier dont l’âge et l’air d’honnêteté invitaient à la confiance. « Monsieur, lui dis-je en l’abordant, oserai-je vous demander quel est ce militaire aux cheveux plats, en lévite blanche, qui cause avec ces généraux ? — Madame, c’est le conquérant Dumouriez. — Que dites-vous ? Mais Dumouriez doit avoir cinquante ans, et celui-ci a l’air d’un jeune homme ! — Madame, c’est le général Dumouriez lui-même que vous voyez là : il a plus de quarante ans en effet ; mais en chenille et avec son air de vivacité, il est loin de les paraître. »

Il n’y avait plus à douter. Le soir, la voiture de Dumouriez vint la chercher pour la conduire au quartier général. Suzanne fut étincelante, avec une pointe de Sillery dans la tête : le héros la supplia vivement de rester avec lui pendant la campagne ; il lui dit qu’il avait besoin d’une femme d’esprit et de caractère. Elle ne répondit qu’en tendant son verre à une nouvelle rasade, et en riant aux éclats, du grand rire des Célimène. Ce n’était pas que son cœur et sa vanité n’eussent pu la retenir auprès de Dumouriez, mais son sérail lui paraissait déjà trop nombreux ; d’ailleurs, Félicité Fernig était sa sultane favorite, et Suzanne n’était pas femme à s’accommoder d’un rang subalterne. Elle se sépara de lui le lendemain.

Bientôt ce cœur sans boussole revint à Paris ; — le bonheur ne l’y attendait pas. Repoussée de son mari, elle fut obligée de broder au tambour pour subvenir aux besoins de son existence ; mais ce travail était à peine suffisant ; elle se défit de quelques-unes de ses robes, puis elle contracta des dettes. Un hasard miraculeux pouvait seul l’arracher à cette fausse position ; ce hasard se produisit sous la forme d’un nègre, qui lui remit une très-belle boîte d’écaille renfermant cinq cents livres en or. Dans une lettre, accompagnant cette boîte, on lui en promettait autant tous les premiers du mois ; d’ailleurs, pas de signature, pas d’adresse, rien. « Ne cherchez pas à me connaître, disait cette lettre étrange, je ne serai pas assez maladroit pour essuyer un refus, pas même un remerciement. Je suis trop vieux pour être votre amant, vous êtes trop jeune pour être ma femme. Jouissez de tout ce que vous méritez. Je vous vois tous les jours d’Opéra, je vous rencontre aux Champs-Élysées et aux Tuileries ; quand ce n’est pas assez pour moi, je fais le tour de votre maison et je m’en retourne satisfait. Si vous voulez me rendre le plus content possible, faites de temps en temps une révérence en entrant dans votre loge, comme si vous aperceviez quelqu’un de connaissance : j’aurai du moins la certitude que vous vous occupez de moi cinq à six minutes par semaine : cela n’est pas exigeant. »

Qu’on songe que cette lettre, où se retrouvent toute la générosité de sentiments et toute l’élégance du dix-huitième siècle, était écrite en plein 92 !

Ce bonheur délicat dura trop peu : une nuit, ce mystérieux protecteur dont, à force de manœuvres secrètes, elle était parvenue à connaître le nom, fut arrêté et conduit provisoirement à la mairie, où la quantité de victimes entassées le suffoqua à un tel point qu’il expira sur l’heure. Le lendemain matin, Suzanne apprenait la mort du comte de Zimmermann[1].

À cette époque, elle avait déjà commencé à prendre le nom de madame de Morency, — dont elle signa plus tard ses romans. Elle était alors dans tout l’éclat de sa beauté, et lorsqu’elle passait en caraco de satin bordé d’hermine, avec un de ces jolis chapeaux-casques à la mode, il était impossible de ne pas se retourner pour la voir et pour la suivre, — ne fût-ce que des yeux.

La façon dont elle lit la connaissance de Fabre d’Églantine est entièrement due au hasard. Elle traversait le Palais-Royal pour se rendre dans la rue Saint-Thomas du Louvre, lorsqu’elle se vit arrêtée par le convoi de Saint-Fargeau. Désireuse de connaître les députés de la Montagne, elle pria quelqu’un de les lui désigner. Un petit homme, qui faisait justement partie du cortège, et dont l’œil brillait d’expression, vint à l’entendre, et, se tournant vers elle d’un air aimable : « Les voici, madame, lui répondit-il en montrant ses collègues. »

On a pu s’apercevoir que la timidité n’était pas le défaut de Suzanne ; aussi la conversation s’engagea-t-elle sur-le-champ entre elle et le petit homme, lequel eût voulu prolonger l’embarras des voitures qui retardait la marche du cortège. « Hélas ! madame, vous le voyez, nous sommes pressés ; de grâce, dites-moi s’il me sera possible de vous revoir ? — Monsieur ! fit-elle en se récriant. — Je sais, madame, toutes les objections que vous pouvez et même que vous devez me faire ; mais le destin, qui m’a fait vous distinguer de cette foule, ne m’aurait-il servi qu’à demi ? — Monsieur, répondit-elle avec un sourire malicieux, si le destin s’en mêle, il achèvera son ouvrage. »

Le député s’inclina en lui baisant respectueusement la main, la bagarre se dissipa et le convoi reprit la direction.

Le destin fit son métier en conscience. Chez la personne où Suzanne se rendit, on parla beaucoup de Fabre d’Églantine, les uns en bien, les autres en mal. Comme elle ne le connaissait pas, elle était médiocrement préoccupée de la conversation, quand on annonça tout à coup le député, objet de tant de blâmes et de louanges. Sa surprise fut extrême en reconnaissant le petit homme qui lui avait fait un doigt de cour, à l’enterrement de Saint-Fargeau ; la double réputation dont il jouissait comme poëte et comme homme politique tourna la tête de Suzanne, alouette qui se prenait à tous les miroirs !

Cette nouvelle liaison dura deux mois ; tous les jours de beau temps, elle allait chercher Fabre d’Églantine à la Convention, de midi à deux heures, pour se promener avec lui aux Tuileries. Le soir, entre deux pièces, à l’Opéra ou aux Italiens, elle sortait de sa loge, montait en voiture et se rendait au comité de la guerre, d’où elle le ramenait.

Voici ce qui trancha ces amours, que rien ne semblait pouvoir dénouer. Un soir qu’elle prenait l’air sous les ombrages du Palais-Royal, en compagnie de l’auteur de Philinte, un individu passa tout auprès d’elle et lui jeta une rose dans le sein. Suzanne poussa un cri de joie : c’était Hérault de Séchelles ! Voler vers lui et l’accabler des plus tendres questions, ce fut pour elle le temps d’un éclair ; Hérault fut dès lors immédiatement convaincu que l’absence ne lui avait fait perdre aucun de ses droits sur ce cœur à demi consumé. — Ramenez-moi chez nous, lui dit-elle, à la façon de la Lucile du Dépit amoureux, et sans s’inquiéter autrement de son poëte.

Pauvre Biron !

Pauvre Dumouriez !

Pauvre Fabre d’Églantine !

Je suis obligé de sauter bien des feuillets de cette histoire cavalière ; — je tâche cependant de conserver les traits qui caractérisent le mieux un homme ou une époque. Hérault de Séchelles, qui avait de l’influence, fit de la Morency une buraliste de loterie ; il lui donna en outre un délicieux petit pavillon couvert en ardoises[2] et situé à Chaillot, près de Sainte-Périne, dans lequel il s’attacha à ressusciter les mœurs et les plaisirs des petites maisons, aidé de son ami d’Espagnac. Mais au milieu de toutes ces folies, Hérault était souvent triste, agité ; dans ses moments d’abandon, il répétait : « De sinistres pressentiments me menacent ; je veux me hâter de vivre… et, lorsqu’ils m’arracheront la vie, ils croiront tuer un homme de trente-deux ans… j’en aurai quatre-vingts ! car je veux vivre en un jour pour dix années… »

C’est en parlant de ces moments d’ivresse que la Morency écrivait six ans plus tard : « Le bonheur était filtré à travers les craintes. » Du reste, les alarmes de Séchelles n’étaient pas sans motif ; un soir, à souper, un de ses amis lui demanda : « Hérault, êtes-vous bien avec Robespierre ? » Il pâlit à cette question et ne répondit rien. Peut-être était-ce un avertissement, car déjà, la veille, d’Espagnac avait été conduit à l’Abbaye. Le reste du souper ne fut pas gai, et Hérault de Séchelles se retira de bonne heure, en prétextant un rapport à faire pour le lendemain.

Le lendemain, il était incarcéré, et Suzanne était conduite aux Anglaises.

Son écrou portait que l’on avait saisi chez elle une liste de conspirateurs de tous les ordres. Méprise singulière ! cette liste n’était autre que celle de tous ses amants ; un simple badinage allait coûter la vie de l’être qu’elle aimait le mieux au monde. En effet, quelques jours après sa détention, mettant le visage à une petite lucarne qui donnait sur la rue, elle entendit le crieur du journal du soir annoncer la mort de Fabre d’Églantine, de d’Espagnac et d’Hérault de Séchelles. Suzanne était seule et montée sur une mauvaise table ; elle tomba à la renverse et se fracassa la tête. Trois mois s’écoulèrent avant qu’elle pût recouvrer la raison…

Que vous raconterai-je encore de cette existence ? Délivrée de ses fers et ne sachant où aller, elle alla à l’hôpital et y demeura un an. J’ai oublié de dire qu’elle avait divorcé : du côté de son mari, elle n’avait donc aucun espoir de refuge ; d’un autre côté, Quinette était prisonnier en Autriche ; et puis, c’est triste à avouer, les souffrances et la maladie avaient altéré les traits de Suzanne ; il ne lui restait plus qu’un parti à prendre, détestable et désespéré, c’était de se jeter… dans la littérature. Le genre facile des romans d’alors la séduisit : avec ses souvenirs, elle composa plusieurs ouvrage d’une physionomie baroque, écrits dans un style sans nom, pétulant, obscur, sentimental, effronté. Celui qui fit le plus de bruit, c’est-à-dire de scandale, est intitulé : Illyrine ou l’Écueil de l’inexpérience ; elle y a rassemblé les principaux événements de sa vie, et s’y est peinte elle-même sous différents pseudonymes. Ce livre curieux et rempli de délire fut publié dans l’an VII ; il se vendait a à Paris, chez l’auteur, rue Neuve-Saint-Roch, no 111. » En tête était son portrait gravé, avec ce quatrain au-dessous :

Docile enfant de la nature,
L’Amour dirigea ses désirs ;
De ce dieu la douce imposture
Fit ses malheurs et ses plaisirs.

Illyrine fut lu par tous ceux qui connaissaient l’auteur et par tous ceux qui désiraient le connaître, si bien que le surnom d’Illyrine resta à la Morency. Charles Nodier, dans ses notes du Banquet des Girondins, parle d’elle comme d’une femme qu’il fallait avoir à souper.

Sur ces entrefaites, Quinette revint à Paris et fut un peu ministre, comme tout le monde. La Morency ne demeura pas la dernière à aller le voir ; mais il paraîtrait que le ministre n’était plus qu’un tiède amant, à en juger par les nouvelles confidences que cette dangereuse maîtresse crut devoir consigner dans un autre ouvrage : Rosalina ou les Méprises de l’amour et de la nature. Elle s’adresse à une amie : « Quant à mon premier amant, Q……te, qui devint ministre, l’ambition avait captivé toutes ses facultés. Son élévation lui avait tourné la tête ; c’était un grand enfant, que le hochet du costume amusait au point que, m’ayant donné une audience particulière, il était surchargé de tout le harnais ministériel, dont il affecta de me montrer tous les détails. Il me parut, je te l’avoue, superbe sous ce riche accoutrement ; et mon pauvre cœur fut encore sa victime. Il voulut prendre avec moi un air de protection ; mais, un peu remise du trouble que j’avais éprouvé en voyant mon nom obligé de passer successivement par les oreilles et par la bouche des sentinelles, d’un secrétaire et d’un valet de chambre, pour parvenir dans le salon d’audience de sa nouvelle majesté, je repris à mon tour toute ma dignité et je lui fis sentir que j’étais toujours son égale. Il m’entraîna dans son arrière-cabinet, et dès que nous fûmes seuls, oubliant un moment sa grandeur, il me prit la main, daigna la porter à ses lèvres et me balbutia quelques compliments. « Arrêtez, lui dis-je, la scène est bien changée ; vous êtes aujourd’hui un petit souverain, je ne suis qu’une citoyenne obscure ; ce ne sont point des doux propos que maintenant j’attends de vous, mais je rappelle à votre honneur, à votre délicatesse, que c’est à l’amitié à payer les dettes de l’amour. »

« Eh bien, le croiras-tu ? Q……te accueillit toutes mes propositions ; il s’informa avec l’intérêt le plus tendre de ma santé ; il m’inonda d’eau bénite de cour, et je sortis de son palais ivre de satisfaction. Cependant, plusieurs jours s’écoulèrent, je n’entendis plus parler de lui. Je me rappelai à son souvenir. De nouveaux rendez-vous me furent donnés ; souvent je m’y présentais avec humeur, même avec des nuances de dépit ; mais sitôt que je l’apercevais, sa main n’avait pas plus tôt touché la mienne, que je ne pouvais plus lui en vouloir. Ô ma bonne ! je fus complètement sa dupe ; il me leurra de promesses pendant quelques mois, et il finit par être éconduit du ministère sans avoir rien fait pour moi, ni même pour personne… Je ne puis passer sous silence que, dans l’intervalle que nous fûmes bien ensemble, je lui fis cadeau d’un exemplaire en vélin d’Illyrine ou l’Écueil de l’inexpérience, et qu’il n’a pas eu la délicatesse de me payer d’une manière quelconque. Comme cet ouvrage, dans plusieurs endroits, peut flatter sa vanité, il l’a reçu avec plaisir. — J’oubliais de te dire qu’il est époux et père ; il a épousé une adolescente qui lui a donné deux rejetons ; ils habitent ensemble dans un département de la ci-devant Picardie, où le gouvernement a encore eu la générosité de donner à ce grand inutile de France une préfecture, etc., etc. »

Voilà pour son amant.

Son mari a aussi son compte, quelques pages plus loin. « Je sais qu’il habite une petite campagne ; qu’il s’occupe des plaisirs champêtres et qu’il finit par pratiquer les vertus rurales. Irai-je fermer les yeux à cet époux aussi extraordinaire par ses rares qualités que ses nombreux défauts ? Je l’ignore encore. Mon orgueil ne fera pas le premier pas ; il est aussi indestructible que mes sentiments pour lui, qui reprirent toujours une espèce de consistance dans les lacunes que j’ai eues d’une passion à une autre. Sans doute le gage de notre hymen a beaucoup contribué à ces petites réminiscences, et ma Clarisse (cette charmante enfant promet et donne les plus douces espérances) est l’objet des adorations de son père, qui a reporté sur elle la tendresse qu’il avait eue pour sa Suzanne. »

Quel langage ! quelles idées ! Est-il possible de montrer plus de naïveté dans la corruption ?

Avant de fermer Rosalina, je veux citer une phrase qui touche aux derniers confins du grotesque : « La lune était dans son plein et mon cœur dans son vide. »

Les autres romans de la Morency sont d’une valeur moindre comme originalité ; les titres en font connaître le genre. Ce sont : Orphana ou la Fille du hameau, Lise ou les Ermites du Mont-Blanc, Euphémie ou les Suites du siège de Lyon ; d’autres encore, composés à la même époque et presque coup sur coup.

Euphémie (an X) est moitié roman et moitié histoire, ou plutôt est tout ce qu’on voudra, si l’on s’en rapporte à l’auteur, qui s’exprime de la sorte dans la plus étrange des préfaces : « Cet ouvrage est historique, moral, philosophique, badin, profond et austère ; il contient la description de Turin, un abrégé des lois du Piémont, des renseignements sur son commerce, son industrie et la manière dont la police y est exercée. » — On aurait tort de se fier à l’authenticité de certains faits racontés par elle et relatifs aux massacres lyonnais.

Au bout de quelques années, la Morency, dont la plume commençait à sécher dans l’écritoire, parut vouloir revenir à sa première manière, à la manière d’Illyrine. Son dernier roman, mêlé d’une quantité prodigieuse de vers, Zéphyra et Fidgella ou les Débutantes dans le monde (1806), est d’une effervescence que rien n’égale et semble même indiquer un certain dérangement d’esprit.

D’ailleurs, à partir de ce moment et de ce livre, la Morency disparut complètement du monde littéraire. Quelle fut sa fin ? On nous a dit que la mort de ses parents l’avait rendue à l’aisance. C’est une fin comme une autre, et nous n’avons pas cherché davantage. Là où cessait l’écrivain, la courtisane ne pouvait plus nous intéresser.

  1. Suisse, incarcéré après le 10 août.
  2. Ce pavillon, nommé l’Amitié, avait été bâti pour une amie de l’abbesse de Sainte-Périne. Il y avait deux entrées : une par la communauté, et l’autre par le jardin d’un vieux marquis, dont le mur était mitoyen.