Les Oubliés et les Dédaignés/Dorvigny

(p. 309-330).

DORVIGNY


« Dorvigny enfante des volumes par jour. Veut-il déjeuner ? il écrit. Veut-il dîner ? il écrit. Veut-il souper ? il écrit. Veut-il boire ? ce qui lui arrive assez souvent, il écrit. Encore le public serait-il plus heureux si Dorvigny avait moins soif. »

Tel est le portrait médiocrement flatteur qu’on trouve dans le Dictionnaire des grands hommes du jour, de floréal an VIII.

Ouel est donc ce Dorvigny, cet auteur si fécond, dont le nom et les volumes tiennent aujourd’hui si peu de place dans notre mémoire ? Hélas ! c’est un écrivain dramatique et un romancier, qui fut célèbre cinquante ans environ. Qu’en reste-t-il à l’heure qu’il est ? Bien ou peu de chose. Voyez plutôt les biographies : prénoms en blanc, lieu de naissance en blanc, lieu de décès en blanc.

Il s’appelait Dorvigny[1] tout court, et il était né en 1734, à Paris ou ailleurs, cela ne l’inquiétait guère. C’était un poëte à la façon de Dufresny, dissipateur et bon vivant, un panier percé, selon l’expression des commères. La vérité est qu’il y a beaucoup de rapport entre Dufresny et Dorvigny ; d’abord, même nombre de lettres dans le nom, avec même consonnance ; — ensuite Dufresny avait du sang d’Henri IV dans les veines, et la tradition veut que Louis XV soit le père de Dorvigny ; enfin, Dufresny et Dorvigny sont morts tous deux au même âge et de la même maladie : la pauvreté.

Dorvigny commença par être acteur chez Nicolet : je n’ai jamais rencontré personne qui pût me dire quelle sorte d’acteur cela faisait, car il est impossible d’admettre comme une autorité le pamphlet immonde de Mayeur : le Chroniqueur désœuvré ou l’Espion du boulevard du Temple (1782). Voici comment Dorvigny y est traité : « Je ne vous dirai pas que Dorvigny soit le plus grand fripon, il n’en a pas l’esprit, car il faut encore une certaine adresse au boulevard, pour tromper les marchands qui croient être tous sur leurs gardes ; Bordier, Ribié et Paul, sont actuellement les seuls capables de donner des préceptes sur ce talent si recherché. Dorvigny se borne à boire et boit beaucoup ; sale, dégoûtant même, il n’est pas une seule pièce où, comme acteur, il n’ait forcé le public de reconnaître une espèce de charretier. Nicolet vient d’en faire l’acquisition, comme comédien et comme auteur destiné à orner son théâtre de charmantes productions. »

Dorvigny jouait alors avec Volange, Beaulieu et Bordier, trio illustre, dont le souvenir n’est pas encore effacé, et qui ont attaché leurs noms au joyeux et si original répertoire des Variétés-Amusantes.

L’idée d’écrire lui vint probablement en jouant ou en voyageant, car il courut longtemps la province et l’étranger. Comme ce n’était pas un écrivain de mainmorte, il sema ses œuvres sur tous les lieux de son passage : parades, impromptus, prologues, opéras-comiques, vaudevilles, comédies en vers et en prose. C’est ainsi que, de 1773 à 1779, on trouve de ses pièces :

À la Haye, pour la fête de la princesse d’Orange ;

À Lunéville, pour messieurs de la gendarmerie ;

À Lyon, pour le passage de Madame ;

Au Raincy, chez monseigneur le duc d’Orléans ;

À Versailles, à Fontainebleau, à Compiègne, à Nemours, aux petits appartements ; — car Dorvigny débuta dans la carrière littéraire par la poésie officielle ; ce fut un écrivain de cour : il griffonna tour à tour des à-propos pour l’inoculation de Sa Majesté, pour le mariage du comte d’Artois, pour la grossesse de la reine, pour l’arrivée de l’empereur. Rien ne lui coûtait : un coup de canif à sa plume, et le reste allait tout seul.

Heureusement, il se dégoûta bientôt de ce métier humiliant pour un fils de roi, et stupide pour un homme de talent. Après s’être essayé aux Italiens dans quelques parodies et à l’Ambigu-Comique dans deux ou trois vaudevilles, Dorvigny se résolut à mettre bas son habit brodé, et à suivre sa vocation pour le genre populaire. Ce fut alors qu’il fit jouer aux Variétés les Battus payent l’amende, farce qui fit le tour de l’Europe et du monde, et dont le principal personnage, Janot, est devenu un des types français les plus caractérisés. Il n’y a pas d’exemple d’une vogue semblable, vogue d’autant plus singulière qu’elle s’abattait sur un petit théâtre, sur un petit auteur et sur des comédiens jusqu’alors inaperçus.

Cette vogue fut telle que d’abord on crut que Dorvigny n’était qu’un prête-nom. Plus d’un auteur célèbre se laissa faire compliment sur cet ouvrage. Le premier ministre lui-même, M. de Maurepas, souffrait volontiers qu’on lui attribuât les Battus payent l’amende.

La critique se mit de la partie, et Mayeur, qui paraît avoir été l’ennemi intime de Dorvigny, ne fut pas des derniers à dire son mot : « Cette parade, qui lui fait tant d’honneur, écrit-il, n’est autre chose que quelques scènes volées à Musson, peintre et bouffon de société. Son proverbe de On fait ce que l’on peut est aussi composé des scènes que Patrat, Musson et Duché jouent aux soupers où ils sont invités ; et la plupart de ses pièces doivent leur existence à de vieux bouquins qu’on ne lit plus, et qu’en récompense il lit beaucoup. Sa scène des Perruques est prise mot à mot dans les Réjouissances de la paix, ancienne pièce imprimée et dont l’auteur est mort. La pièce qu’il a donnée aux Italiens ayant pour titre : la Comédie à l’impromptu, se trouve tout entière dans le Pédant joué, farce de Cyrano de Bergerac, etc., etc., etc. Il est bien facile de se faire ainsi la réputation d’auteur ; mais il est bien difficile que les gens éclairés ne s’aperçoivent pas que vous n’êtes qu’un sot. »

Voici une des scènes des Battus payent l’amende ; c’est un aperçu de ce langage équivoque qui consiste dans l’inversion des différents membres de la phrase :

« janot. — Bonsoir donc, mam’zelle Suzon… Si ça dure, j’aurons une belle journée cette nuit. Y-fera beau demain pour la promenade. Si vous voulez, j’irons déjeuner comme j’avons été dimanche dernier, à Saint-Cloud ; vous en souvenez-ti ?

« suzon. — Pardine ! si je m’en souviens ? témoin j’y ai t’oublie mon p’tit couteau que vous m’aviez donné, où ce que j’en ai t’eu bien du chagrin, allez.

« janot. — Comment ! st’ustache que je vous avais t’ait présent ? Ah ben I voyez comme c’est un sort ! Mais c’est égal, je vous en donnerai un aute, un véritable couteau de Langue, tous ce qu’il y a pus meilleur ; vous n’en verrez pas la fin de celui-là. Il m’a déjà usé deux manches et trois lames, c’est toujours le même !

« suzon. — C’est ben honnête à vous, monsieur Janot ; faut pas vous défaire de vos meubles comme ça pour moi.

« janot. — Ah ! pardonnez-moi, mam’zelle, c’est rien que ça. En parlant de couteau, c’est feu mon père qui en avait un beau, devant Dieu soit son âme, pendu à sa ceinture, dans une gaine, avec quoi il faisait la cuisine…

« suzon. — À quelle heure vous vienrez me prendre, pour que je me tienne prête ?

« janot. — À huit heures. Mais dites donc, faut pas aller avec ce guernadier de l’autre jour. C’est de la mauvaise compagnie, ça, et vous savez ben le proverbe : Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu fréquentes. Vaut ben mieux n’être que moi et vous, voilà tout, et pis vot’ petite sœur, et mon p’tit frère et ma cousine ; ça fera cinq, nous jouerons aux quatre coins. Pas vrai, mam’zelle Suzon ?

« suzon. — Tout ce qui vous fera plaisir, monsieur Janot ; mais faudra revenir de bonne heure, nous goûterons en chemin.

« janot. — Oui, je passerons par Sèves, j’y mangerons des petits gâteaux de Nanterre, comme j’en avons mangé l’aute jour, tout le long de la rivière, avec du beurre dessus.

« suzon. — Et vous souvenez-vous des cerises que j’avons mangées aussi ?

« janot. — Pardine ! je le crois ben, de c’te petite marchande qui était si jolie, à trois sous la livre…[2]. »

C’est une création vraiment nationale que ce Janot, qui espère toujours gagner à la loterie, quoiqu’il n’y mette jamais ; « mais l’hasard est si grand ! » dit-il. C’est un type résolument burlesque que ce valet qui demande à son maître douze sous pour acheter une bouteille à quinze, et qui, n’ayant plus d’argent, attend qu’il fasse jour pour aller s’installer dans une auberge, « parce que, dans les cabarets, on ne paye qu’en sortant, et moi je ne sortirai pas. »

Janot devait tout naturellement trouver place dans le Tableau de Paris de Mercier. On l’y rencontre en effet au commencement du huitième volume, dans un article intitulé : Voltaire et Janot, dont j’extrais ces quelques lignes :

« Janot fut le vrai successeur de Voltaire ; trois mois après le triomphe de Voltaire, le Parisien, oubliant les trente-neuf académiciens qui restaient, accueillit ce Janot avec le même enthousiasme. Il jouait dans une farce qui, plus heureuse qu’Irène, eut cinq cents représentations. L’idiome de la dernière classe du peuple s’y trouvait exprimé au naturel ; et le jeu naïf de l’acteur, son accent sûr formaient un tableau qui, dans sa bassesse, avait un mérite extrêmement rare sur la bcène française, la parfaite vérité. »

Mais tout le mond’  chez nous était en proie
À la douleur de ce funeste jour ;
Moi, qu’avais faim, j’m’en fus chercher notre oie
Chez l’pâtissier, qu’ j’avais fait cuire au four.

Mais, en rentrant, ma mère était rev’nue.
Et tout le mond’  commençait à s’asseoir ;
Nous mangeâm’  l’oie, avec de la morue,
En compagni’, qu’était bouilli’  du soir.

Mais v’là-t-y pas qu’pour prouver mon adresse,
Je renversai les assiett’  et les plats ;
Je fis un’  tache à ma veste, de graisse,
Sur ma culotte et mes jambes, de drap ;

Et sur les bas que mon grand-pèr’ , de laine,
M’avait donnés avant d’inourir, violets ;
L’pauvre cher homme est mort d’une migraine
En t’nant un’  cuiss’, dans sa bouch’, de poulet.

Il n’y eut pas jusqu’au sévère Linguet qui n’ouvrit les pages de ses Annales à une dissertation sur l’envahissement et les progrès du janotisme. Mais lui ne jugeait pas avec autant de bienveillance que Mercier.

Ajoutons que Janot fut modelé en porcelaine, comme Voltaire, et placé sur la cheminée du cabinet de Louis XV. Le sieur Curtius s’empressa également de l’admettre parmi ses mannequins enluminés, à côté de Desrues, du comte d’Estaing, et de la famille royale assise à un banquet artificiel. Il fut fait un envoi en Russie d’une armée de Janots en biscuits de Sèvres, qui coûta plus de 28,000 livres.

Ces petites statuettes se trouvent encore. Il y en a une à la Comédie française. Janot est représenté long, menu, en veste, une lanterne à la main et coiffé d’un bonnet. Le travail est joli et intelligent.

Tout était à la Janot alors, les modes, les coiffures. Il y eut un potage à la Janot, qui était le plus simple des potages. Puis Janot eut une postérité : Janot chez le dégraisseur, Jeannette ou Tous les battus ne payent pas l’amende, Janot bohémien (par Martainville).

Dans Tout ce qui reluit n’est pas or, Janot est devenu riche ; il a une belle veste neuve depuis qu’il est au service d’une comtesse ; cependant il annonce à son ami Dodinet qu’il va mettre la comtesse sur le pavé. « Sus le pavé ! — Oui, j’y vas rendre sa condition et l’y dire qu’elle en cherche une autre. — Et quéque tu vas devenir après, toi ? — Moi ? je me ferai grand seigneur. — Grand seigneur ? — Tu seras mon intendant, je ne te donnerai pas de gages, mais ce que tu prendras sera pour toi. — Oh ben ! laisse faire, va, je ne serai pas le plus mal partagé, s’écrie Dodinet. — Oui-dà, mais à condition que, quand tu m’auras ruiné, tu me prendras pour intendant à ton tour… »

Comme on le voit, ces plaisanteries sont devenues classiques, et la plupart même ont passé dans le langage usuel.

Ce n’est pas tout : la province ne se contenta pas des Janots que Paris lui envoyait, elle se mit à en composer, elle aussi. J’ai sous les yeux la Nuit de Janot ou le Triomphe de mon frère, comédie-parade représentée pour la première et dernière fois à Chartres en Beauce, le dimanche 4 mars 1780. Ainsi que le titre l’indique, il s’agit de l’apothéose de Janot, que tout le monde s’attache à combler de bienfaits, à qui le savetier Simon donne sa fille en mariage, à qui M. Ragot fait présent de son fonds de boutique, à qui le commissaire fait restituer sa garde-robe et son écu de six livres. La pièce n’eut pas de bonheur, malgré ce point de vue nouveau, et quoique l’auteur eût présenté son personnage comme un symbole, presque comme une figure révolutionnaire. « En effet, dit-il dans une post-face, sans avoir consulté le créateur de Janot, je suis certain que son but principal, en formant son héros, a été de placer sous les yeux du public les scènes et les injustices journalières qu’on exerce envers ce que nous appelons le vulgaire et que M. Dorvigny a désigné sous le nom de Janot. » Diable ! voilà un auteur qui voit loin !

Christophe Lerond fut le deuxième succès de Dorvigny.

Quand on imprima la pièce, il la lit précéder de quelques lignes de préface : « Ah ! de la morale, a-t-on dit la première l’ois que l’on a entendu cette pièce ; ah ! la belle idée ! et surtout comme c’est bien placé sur un théâtre de foire, aux Variétés ! Et pourquoi pas ? N’avons-nous pas donné jadis de la janoterie ? C’était trop bas alors, trop trivial, disait-on. La critique est si subtile, si éveillée ! Rien ne lui échappe. Tout en y venant, tout en s’y disputant les places, on criait haro sur l’auteur et sur l’ouvrage. On y vient encore et l’on y crie encore de même. Or, pour faire diversion, pour contenter ces difficiles, on a imaginé un autre genre. Eh bien, a-t-on désarmé la critique ? a-t-on apaisé la malignité ? Non. Le premier ton était trop bas ; le deuxième, dit-on, est trop relevé. Une chose me console. Dans ma première pièce, j’ai écrit pour les gens gais, il y en a beaucoup. Dans ma deuxième, j’ai écrit pour les gens honnêtes, il n’y en a pas moins ; et ces deux classes estimables me dédommagent des criailleries de la troisième, c’est-à-dire la satirique. » Christophe Lerond est une pièce très-bien faite, et qui a pu donner à Collin d’Harleville l’idée de son Optimiste. Dorvigny lui-même y jouait le principal rôle.

En 1780, l’auteur de Janot força les portes de la Comédie française et y lit représenter, le premier janvier, une pièce de bonne année sous le titre des Étrennes de l’Amitié, de l’Amour et de la Nature, comédie en un acte et en vers. Cette fois, au lieu d’être joué par Volange et Bordier, il eut pour interprètes Dugazon, Préville, Fleury et mademoiselle Contat. Avec ce brillant entourage, j’ignore comment la pièce fut accueillie, mais, j’ai le regret de le dire, elle est tout à fait médiocre, les vers sont absolument dépourvus de relief. Cependant les Étrennes furent représentées quelques jours ensuite à la cour, devant Leurs Majestés.

Une fois entré à la Comédie française, Dorvigny s’y trouva bien, car très-peu de temps après, dans la même année, il y donna les Noces houzardes, comédie en quatre actes et en prose. « Cette pièce, disent les Annales dramatiques de Babault, eut un succès équivoque à la première représentation, mais l’auteur y fit des retranchements qui redonnèrent du nerf à l’action et qui la firent applaudir dans la suite. D’ailleurs, il ne faut pas être si sévère pour un ouvrage que tout annonce avoir été composé à l’occasion du carnaval. » Les Noces houzardes sont demeurées assez longtemps au répertoire.

Après le 9 thermidor, Dorvigny fut cause que l’on ferma le Théâtre-Français (alors rue Feydeau) pendant un mois et plus. Il est vrai de dire que depuis quelque temps les comédiens ordinaires du peuple indisposaient considérablement le Directoire exécutif, qui les accusait de mal jouer à dessein les personnages républicains de leurs pièces, et de remplir au contraire les rôles royalistes avec beaucoup d’incivisme et de talent. Sur ces entrefaites, Dorvigny fit représenter un à-propos politique intitulé : les Réclamations contre l’emprunt forcé. La chute de cette œuvre, qui, d’après Étienne dans son Histoire du Théâtre-Français, fut à peine entendue au milieu des sifflets, acheva d’aigrir l’autorité ; et le Directoire, par un arrêté en date du 8 ventôse an IV, ordonna en même temps la clôture d’un club d’anarchistes, d’une maison de jeu, d’un cabaret, de l’église Saint-André et du théâtre de la rue Feydeau. Vainement les gens de lettres, les comédiens et plusieurs représentants du peuple réclamèrent contre cet acte vexatoire ; ce ne fut que le 13 germinal suivant qu’on permit aux acteurs de reprendre le cours de leurs représentations.

Ce fut vers ce temps-là que Dorvigny fit succéder la série des Jocrisses à la série des Janots.

Il donna successivement à divers théâtres : Jocrisse changé de condition (1795), le Désespoir de Jocrisse (1802), Jocrisse congédié (1803), Jocrisse jaloux (1804), Jocrisse au bal de l’Opéra (1808), Jocrisse seul, etc. — Le Désespoir de Jocrisse a seul survécu.

On se tromperait beaucoup si l’on était tenté de confondre les deux types de Jocrisse et de Janot ; sans doute ils sont parents à la façon de tous les imbéciles, mais ils ne sont pas frères. Jocrisse est en grand progrès sur Janot : c’est la bêtise convaincue et résolue, arrivée à son apogée d’aisance et de bien-vivre, la bêtise heureuse, grasse, bien logée, qui a un bon maître et une belle veste. Au contraire, Janot est un bouffon piteux, Janot est grelottant et mal habillé ; on le rosse et on ne le nourrit pas, il est maigre ; sa vie n’est qu’une lamentation perpétuelle au milieu du ruisseau. Janot me navre et je me surprends à lui souhaiter un sort meilleur, tandis que Jocrisse m’égaie sans arrière-pensée[3].

Alissan de Chazet et compagnie ayant composé pour Brunet un vaudeville intitulé Jocrisse autre part, Dorvigny se mit fort en colère, et écrivit, dans le Journal des Spectacles, du 8 thermidor an VIII, qu’il était le seul père des Jocrisses. « J’ai fait quelquefois, dit-il, de mauvais couplets, mais jamais de méchants. »

Cependant Dorvigny ne s’était pas toujours montré aussi délicat sur le chapitre de la propriété littéraire. Lors de la vogue de Madame Angot, il n’avait pu résister à l’envie de marcher sur les talons des deux citoyens Maillot et Joseph Aude, qui se disputaient cette fantasque création, et il avait composé à son tour, sous le titre du Père Angot, une comédie en deux actes qui fut représentée, l’an V, sur le théâtre d’Émulation.

Las des vaudevilles, Dorvigny continua sa carrière par des romans.

Ses romans ont les mêmes qualités et les mêmes défauts que ses pièces. C’est un homme entier qui procède par types, par figures bien en vue[4]. Une joie immense et profonde circule à travers les événements un peu vulgaires qu’il met en jeu, tels que scènes bachiques, aventures de coche, voleurs pour rire et revenants. Ma tante Geneviève ou Je l’ai échappé belle (4 vol. an IX) passe généralement pour son chef-d’œuvre. C’est écrit dans le grand style de la nature par quelqu’un qui n’a jamais rien eu à démêler avec l’Académie française.

Dorvigny n’a guère fait autre chose que des romans d’aventures, dans lesquels il déplace la scène à chaque minute et fait graviter autour de deux ou trois héros seulement une nuée de personnages populaires, mariniers, apothicaires, blanchisseuses, laquais et clercs de procureur. J’ai assez de sympathie pour cette manière, qui reflète plus visiblement que toute autre le train de la vie ordinaire ; et je ne voudrais supprimer dans Ma tante Geneviève que quelques gravelures qui tendent dès l’abord à faire ressembler Dorvigny à Pigault-Lebrun, bien qu’il n’ait ni l’irréligion de ce dernier, ni son érudition de pacotille. Le caractère de la tante, soutenu depuis le commencement jusqu’à la fin, est admirable de coloris et de gaieté.

La manière de Dorvigny sera rendue plus sensible par les sommaires de quelques chapitres :

Chapitre XIII. — Monsieur de Lafleur me conduit chez un peintre. — Je sers de modèle pour sainte Suzanne.

Chapitre XX. — Grand embarras de ma tante. — Un boulanger lui donne l’hospitalité.

Chapitre XXIX. — Suite de l’histoire de ma tante. — Elle retrouve son directeur de comédie. — Elle est mariée. — Elle devient veuve.

Chapitre XXXIX. — Nous sommes volés sur le chemin. — Désespoir de ma tante. — Rencontre imprévue d’un voyageur.

Chapitre XL. — Qui était ce voyageur. — Intérêt qu’il prend à ma tante ; etc., etc.

Après cela, on peut citer le Nouveau roman comique, qui a de l’allure ; Madelon Friquet et Colin Tampon ou les Amants du faubourg Saint-Martin, remuante goguette ; ensuite le Ménage diabolique, la Femme à projets, Madame Botte, les Jeux, caprices et bizarreries de la nature, les Quatre cousins, les Mille et un guignons, et peut-être quelques autres encore, car il n’avait pas l’habitude de signer toujours : c’était tantôt D…y ou bien D…gny, quelquefois rien du tout.

Son dernier roman, dont il n’est fait mention nulle part, est les Mystifications d’Innocentin Poulot, petit-fils de M. de Pourceaugnac, par l’auteur des Janots et des Jocrisses. (Chaumerot, libraire ; 4 vol. 1809.)

Parlons de ses mœurs, à présent.

Voici ce que dit de lui Brazier, dans son Histoire des Petits théâtres de Paris : « Ce pauvre Dorvigny allait composer ses romans et ses comédies à la guinguette de Ramponneau, et plus d’un artisan qui buvait avec lui était loin de se douter qu’il trinquait avec le fils d’un roi[5] ! En ce temps-là, les auteurs n’avaient pas de voiture, ils ne gagnaient pas vingt, trente, quarante mille francs par an. Une pièce se payait vingt écus, c’était un prix fait comme un habit ; je dirais comme des petits pâtés si je ne craignais pas d’être un peu trivial. On jouait les pièces cent fois, deux cents fois, trois cents fois, on les jouait toujours ; Audinot et Nicolet faisaient fortune, les auteurs mouraient à l’hôpital, et tout allait bien. »

Plus loin, Brazier raconte cette anecdote : « Dorvigny, qui se trouvait souvent dans la gêne, portait quelquefois à Barré (alors directeur du Vaudeville), de vieux canevas composés dans sa jeunesse, et qui n’étaient pas jouables. Barré, devinant le motif qui guidait Dorvigny, lui disait avec sa brusquerie accoutumée : « Ta pièce est détestable, elle est bête comme toi ! mais, tiens, voici un ouvrage que tu peux arranger, travaille ! » Et en disant cela, il lui mettait un vieux manuscrit et cent francs dans la main, et jamais ne lui reparlait de la pièce. »

« Dorvigny, ajoute à son tour mademoiselle Flore dans ses Mémoires, mémoires charmants, bien qu’un peu abandonnés de forme, — Dorvigny portait un costume fort négligé et souvent brodé en paillettes de crotte ; il se pavanait fièrement au milieu des jeunes auteurs, qui étaient tous habillés en muscadins, comme on disait alors. Il empruntait à Brunet un ou deux petits écus, à compte sur une pièce qu’il lui promettait, et allait s’établir dans un cabaret où il travaillait. »

Selon M. Lepeintre, déjà cité, c’est un hospice de province qui aurait reçu le dernier soupir ou le dernier hoquet de Dorvigny, le 6 janvier 1812, « à la suite d’un excès bachique, dit-on. » Ce fait n’est pas absolument prouvé, quoiqu’il n’aurait eu malheureusement rien d’étonnant. Le passage suivant des Souvenirs de J.-N. Barba (Paris, 1840) donne une autre version : « Dorvigny est mort dans une petite rue des Vertus, près l’ancien marché Saint-Martin ; la bienfaisance publique l’a fait enterrer. Ribié, directeur de la Gaieté, apprend sa mort, envoie de suite mon ami Gougibus aîné, le meilleur mime que j’aie vu, beau-père du digne Leménil, acteur du Palais-Royal, qui dit à Ribié que le malheureux Dorvigny a resté quatre jours dans son taudis après avoir rendu l’âme, sans être enterré. — Je n’étais pas riche, dit-il, j’avais six enfants ; malgré cela, je me reproche ma conduite envers ce digne et excellent homme. Tous ces détails sont connus de la fille à Dabin qui vend des livres au bout du pont des Arts, vis-à-vis le Louvre. »

Ne faisons pas attention au style, qui est bien bizarre. Mais il me semble qu’on ne saurait hésiter entre la version de M. Lepeintre et celle du libraire Barba, marquée au coin de la certitude et accompagnée de tant d’indications et de témoins à l’appui.

Dorvigny avait soixante-dix-huit ans à l’heure de sa mort.

Soixante-dix-huit ans ! C’est encore un bel âge pour un homme de désordre et d’ivresse, pour un gueux aux vêtements sordides, tel qu’il fut. Soixante dix-huit ans ! malgré la vie des halles et le mauvais vin des bouchons, en dépit des soirées sans feu et des matinées sans pain ! En littérature, n’atteint pas qui veut à cet âge vénérable.

Personne ne parla de lui.

L’année suivante, il se trouva pourtant un homme qui vint répandre quelques vers sur sa tombe, aussi inconnue que son berceau. Cet homme, un de ceux qui avaient le plus trinqué avec lui, c’était Dorat-Cubières, l’homme du panégyrique par excellence, qui avait composé tour à tour les éloges de Marc-Aurèle, de Colardeau, de Marat, de La Tour d’Auvergne, d’Olympe de Gouges, de Fontenelle, de Rétif de la Bretonne, et qui devait finir par l’éloge de l’auteur de Jocrisse. La brochure de Dorat-Gubières a pour titre : Épître aux mânes de Dorvigni (sic) ou Apologie des Buveurs, — car, lui aussi, Dorat-Cubières, était un buveur solide[6].

« Qu’on juge de mon étonnement et de mon indignation, dit-il dans une sorte de préface, lorsque j’ai vu Dorvigny grossièrement insulté par les journalistes cinq ou six mois après sa mort ! A-t-on jamais vu, depuis que la France existe, traiter avec cette indécence et cette barbarie la cendre encore fumante d’un homme honnête et d’un auteur dramatique fort distingué de son temps ? » Les vers de cette épître sont, comme tous les vers de Cubières, tantôt naïfs et tantôt emphatiques. Il s’arrête à l’origine royale de Dorvigny :

 
Ce Louis
On dit qu’il fut ton pèreprospère.
Ce Louis dont le règne eut un cours si prospère.


Et il ajoute en note : « Il y avait autrefois au Parc-aux-Cerfs, à Versailles, une quantité de jeunes et jolies demoiselles que le bon roi Louis XV allait visiter en bonne fortune, mais en tout bien tout honneur, car il dotait toutes celles auxquelles il faisait des enfants. On prétend que le bon Dorvigny naquit d’une de ces demoiselles ; je l’ai vu donner pour un fait incontestable dans quelques recueils et mémoires imprimés, et entre autres les Mémoires secrets de Bachaumont. Ce qu’il y a de certain, c’est que Dorvigny avait quelques traits de la belle physionomie de Louis XV, et qu’il ressemblait comme deux gouttes d’eau à un écu de six livres au millésime de 1726 à 1750. »

Vers la fin, Dorat-Cubières gâte un peu son épître par la plus extraordinaire sortie, — contre qui ? — contre M. de Chateaubriand !

Au siècle où nous vivons, aisément tout s’oublie ;
Chez nous tout est caprice ou mode ou fantaisie ;
Monsieur Chateaubriand un moment a brillé,
Mais tout Paris s’en moque, et dûment étrillé,
Pour avoir à Chénier refusé son suffrage,
De sa Jérusalem il poursuit le voyage.
Monsieur Chateaubriand a pourtant des vertus ;
Il fait des vers en prose aussi bien qu’Ennius ;
De la religion il est le digne apôtre,
Mais un fou chasse un fou, comme un clou chasse l’autre.

Nodier écrivait ceci : « En général, l’homme qui donne un proverbe au peuple a fait preuve de génie. Une pareille sympathie d’esprit avec une nation entière n’est jamais du fait d’un écrivain médiocre. Je ne parle pas ici du trait bien exprimé qui se grave dans la mémoire des gens d’esprit, et qui ne prouve quelquefois que de l’esprit. Gresset, qui n’avait pas autre chose, abonde en proverbes de ce genre ; mais celui qui passe de famille en famille et de génération en génération, toujours clair et toujours présent, émane d’une sorte de puissance. »

Nodier écrivait ces lignes à propos de Cyrano de Bergerac et de son immortel proverbe : Que diable allait-il faire dans cette galère ?

À ce compte, et s’il fallait prendre au pied de la lettre cette citation de l’auteur de l’Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux, Dorvigny serait mieux qu’un faiseur de parades et de romans grivois, car personne plus que lui n’a doté son pays de proverbes et de dictons populaires. Nous en avons ramassé quelques-uns le long de cet article.

Rivarol ne lui consacre que cette seule ligne ironique dans son Petit Almanach : « Un de ceux qui ont le plus contribué à faire oublier Molière. » Cette raillerie est injuste. L’auteur de Sganarelle et de Pourceaugnac n’eût certainement pas dédaigné de tendre la main à l’auteur des Battus payent l’amende.

La collection de l’œuvre entière de Dorvigny est des plus rares. J’évalue le nombre de ses pièces de théâtre à plus de trois cents, mais sur ces trois cents il faut en retrancher un bon tiers qui n’a pas été imprimé. — Je ne connais pas de portrait de Dorvigny.

NOTES

Je possède une grande et très-belle gravure du temps, intitulée : le Triomphe de Janot. C’est toute une composition avec de nombreux personnages. Janot y est représenté debout sur un char, traîné par des petits-Amours en casque, en soutane, en perruque, etc. Il tient en l’air sa lanterne, qui répand une vive clarté. La Folie l’escorte, marotte en main. Un héraut marche à sa gauche, portant majestueusement un dindon au bout d’une broche, et menaçant avec un couteau de cuisine Melpomene, Thalie et Terpsichore, qui forment un groupe désolé. Derrière Janot se presse une populace enthousiaste ; tandis qu’au-dessus de sa tête, un homme du peuple fait flotter un drapeau, où est représenté un pot de chambre se renversant, avec l’inscription : C’en est. Il y a beaucoup de mouvement et de verve dans cette caricature. On lit au bas ces deux quatrains :

Gloire à Janot, il a tout pour nous plaire ;
C’est le pendant des plus jolis magots ;
Momus l’a fait de l’un de ses grelots ;
Pour nos plaisirs il ne pouvait mieux faire.

Si le bon goût n’existait plus en France,
Janot n’eût pas été tant applaudi.
En le voyant, on dit : C’en est, c’est lui !
Voilà le goût, le goût par excellence.

Dans ces dernières années, on avait fait pour l’acteur Lassagne un Janot chez les sauvages, représenté au théâtre des Variétés.

Enfin, dans ses Mémoires posthumes, Paul de Kock a raconté quelques traits de Dorvigny.

  1. D’après M. Lepeintre, dans une notice de son Répertoire du Théâtre-Français Dorvigny n’était qu’un nom de guerre ; il s’appelait Archambault.
  2. La plupart de ces formules ont été résumées dans une chanson populaire que nous transcrivons ici comme le meilleur modèle de janotisme :

    Je suis Janot ; mes actions comiques
    Ont fait de moi rire depuis longtemps,
    Et de mon pèr’ je suis le fils unique,
    Quoiqu’cependant nous étions douze enfants.

    Un jour, la nuit, j’entendis l’ver mon père ;
    Il vint à moi et m’dit comm’ ça : — Janot !
    Va-t’en chercher du beurre pour ta mère,
    Qu’est bien malad’, dedans un petit pot.

    J’entre en passant chez mon oncle Licorne,
    J’lui dis com’ça : — Tonton, dépèchez-vous
    D’met’ voir’ chapeau sur vot’ tête, à trois cornes,
    Et, après ça, d’faire un saut d’plus chez nous.

    Il trouva mal cette pauvre Jeannette ;
    C’était mon pèr’  qui l’avait trop bourrée
    Avec un gros com’  moi morceau d’galette,
    Qui v’nait d’mon frèr’ qui l’avait trop beurrée.

  3. « Depuis celui qui a dit : Tu seras Jocrisse ! personne dans les pelits théâtres n’a eu de génie viable. » Lettres aux écrivains français du dix-neuvième siècle, par M. de Balzac ; livraison de la Revue de Paris du 2 novembre 1834.
  4. Voici quelques autres types de son répertoire : Hurluberlu ou Tout de travers, Blaise le Hargneux, Nitouche et Guignolet, le Niais de Sologne, Carmagnole et Guillot-Gorju, le Père Duchesne, les Noces du Père Duchesne, etc.
  5. Les Mémoires de Fleury révoquent en doute celle parenté. « Voici, rapportent-ils, le fait qui avait accrédité cette erreur aussi singulière que la singulière histoire à laquelle elle tenait. Dorvigny, par la plus étrange coïncidence, demeurait près de la Vieille rue du Temple, dans une maison ou à côté d’une maison appartenant à un M. Dorvigny, ancien fabricant de glaces, mais ne faisant plus de commerce ; or, quand on venait demander l’un ou l’autre homonyme dans la petite rue, cela donnait assez souvent lieu à des quiproquos. En conséquence, les gens du quartier les désignaient ainsi : l’un élait naturellement Dorvigny l’auteur, et l’autre Dorvigny-le-Dauphin ; et, en effet, cet homme était le fils de Louis XV. »
    Nous donnons cette interprétation pour ce qu’elle vaut ; je ne tiens pas essentiellement à ce que Dorvigny soit fils de roi ; mais la version de Fleury ne m’a pas convaincu. Tous les contemporains semblent d’accord : « On le dit bâtard de Louis XV, et cela n’est pas si étonnant, » écrit Mayeur.
  6. Épître aux mânes de Dorvigni ou l’Apologie des Buveurs, par un auteur du boulevard du Temple, président de la société littéraire du Pré-Saint-Gervais, membre de l’Athénée de Montmartre, de Ménilmontant, elc, membre correspondant de ceux de Gonesse, d’Aubervilliers, et, secrétaire perpétuel de l’Académie du la Courtille. Res est sacra miser. À Paris, chez Nicolas Vaucluse, imprimeur-libraire, rue Neuve-Saint-Augustin, no 5. 1813.