Chapitre V


L’EXPANSION DU CAPITALISME COMMERCIAL
ET DU CAPITALISME FINANCIER
AU XVIIIe siècle


Le XVIIIe siècle, — la première moitié du siècle, du moins -, ne marque pas une période nouvelle dans l’histoire du capitalisme : c’est toujours le capitalisme commercial qui est prédominant. Seulement, l’accumulation des capitaux devient si considérable qu’elle prépare des transformations nouvelles.


1. Décadence économique de la Hollande. — C’est maintenant l’Angleterre, qui, au point de vue économique, tient le premier rang ; elle rejette la Hollande au second plait.

La décadence de la Hollande ne s’accomplit que d’une façon progressive et lente ; elle ne se marque très nettement qu’après 1730 et surtout après 1750, bien qu’on en puisse apercevoir les signes avant-coureurs dès le premier tiers du XVIIIe siècle. Les causes de cette décadence méritent d’attirer particulièrement l’attention de l’historien et du sociologue. Sans doute, les guerres de l’époque de Louis XIV ont déjà, dans une certaine mesure, affaibli la grande puissance maritime[1]. Mais la cause essentielle est plus profonde. Il faut considérer que la Hollande ne dispose que d’un territoire restreint, aux produits naturels peu abondants et peu variés, que sa production industrielle ne contribue qu’assez faiblement à alimenter son commerce et qu’elle diminue encore au XVIIIe siècle, car les pays détenteurs de matières premières en défendent de plus en plus l’exportation, dans l’intérêt de leurs propres manufactures. Le commerce hollandais est presque exclusivement un commerce de commission, extrêmement prospère, il est vrai ; mais de grandes puissances aux produits variés, comme l’Angleterre et même, dans une moindre mesure, comme la France, devaient finir par l’emporter sur la Hollande. À la fin du XVIIIe siècle, l’Angleterre combat victorieusement soit activité commerciale, même dans la Baltique. Il est vrai qu’Amsterdam reste encore longtemps le grand marché financier de l’Europe, grâce à son énorme stock monétaire, à sa puissante organisation bancaire ; dans cette ville se négocient les lettres de change, les « papiers » de l’Europe tout entière ; à sa Bourse sont cotées toutes les valeurs mobilières. Cependant, dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, la place de Londres, même au point de vue financier, tend à supplanter Amsterdam[2].


2. Prépondérance maritime et expansion commerciale, de l’Angleterre. — C’est qu’en effet, au cours du XVIIIe siècle s’affirme la Prédominance maritime et coloniale de l’Angleterre. Il n’est pas besoin d’insister longuement sur la lutte victorieuse qu’elle a engagée contre la France en Amérique et dans l’Inde. À ce point de vue, le traité de Paris, de 1763, marque une des dates les plus importantes de l’histoire universelle. Le triomphe de l’Angleterre en Amérique, que la guerre de l’Indépendance va rendre éphémère, a une portée bien moindre que sa mainmise sur l’Hindoustan, qui est la porte de l’Extrême-Orient, l’une des étapes d’un commerce, qui est destiné à un si grand avenir.

L’évolution du capitalisme en Angleterre a été déterminée, non seulement par ses progrès coloniaux, mais aussi par l’importance croissante de son commerce extérieur au cours du XVIIIe siècle. Le tonnage de sortie, qui était de 317 000 tonneaux, en 1700, et de 448 000, en 1714, s’élève à 661 000, en 1751, à 959 000, en 1783, enfin, à 1 958 000, en 1821[3] ; le commerce extérieur, représenté par le chiffre de sept millions et demi de livres sterling en 1700, atteint 14 millions en 1801. Les importations, qui ne figuraient que pour 6 millions de livres sterling, en 1715, s’élèvent à 16 millions, en 1785, et à 30 millions, en 1800. Et, fait significatif, la courbe des exportations est plus forte que celle des importations[4].

On voit bien nettement aussi qu’au XVIIIe siècle, c’est le capitalisme, sous sa forme commerciale, qui joue le rôle prépondérant. M. Mantoux, dans sa Révolution industrielle au XVIIIe siècle, a montré fortement que les exportateurs sont « les excitateurs de l’industrie ». En ce qui concerne l’industrie drapière, l’influence des ports de Bristol, Yarmouth, Hull n’est pas douteuse. Les fabricants de quincaillerie de Birmingham, ne disposant, encore que d’un outillage fort simple, ne semblent pas très actifs ; ce sont les exportateurs qui les stimulent, et qui plus tard (tel, Matthew Boulton, de Soho) dirigeront la production. C’est, d’autre part, l’importation des matières premières de l’Extrême-Orient qui suscitèrent les industries nouvelles du coton et de la s’oie.

Sans aucun doute, c’est à la croissance des centres commerciaux qu’il faut attribuer le développement des centres industriels. Liverpool, qui, avant le XVIIe siècle, n’était qu’un village de pêcheurs, commence à devenir un grand port au XVIIe siècle, « une des merveilles de la Grande-Bretagne », affirme Defoë. Le tonnage du port, de 27 000 tonnes en 1700, s’élève à 140 000 en 1770 ; sa population, de 5 000 habitants en 1700, atteint déjà plus de 34 000 âmes en 1773. Le commerce de Liverpool a grandi, grâce à ses relations avec les colonies, grâce à l’importation des denrées coloniales (sucre, café, coton) et surtout grâce à la traite négrière ; Liverpool est essentiellement un entrepôt (comme Nantes l’est en France), à un moment où l’industrie cotonnière du Lancashire n’est pas encore très développée ; celle-ci doit surtout sa naissance aux progrès du grand port voisin. L’extension des marchés exerce une influence prépondérante sur toute l’activité économique.

L’importance extraordinaire du commerce a frappé les observateurs étrangers, et notamment Voltaire, qui, dans sa Xe Lettre philosophique, a justement remarqué :

« C’est uniquement parce que les Anglais sont devenus négociants que Londres l’emporte sur Paris pour l’étendue de la ville et, le nombre de citoyens ; qu’ils peuvent mettre en mer 200 vaisseaux de guerre et soudoyer des alliés… Tout cela donne un juste orgueil à un marchand anglais et fait qu’il peut se comparer, non sans quelque raison, à un citoyen romain.


3. Épanouissement du capitalisme financier en Angleterre. — Cette expansion si remarquable du grand commerce maritime et colonial a eu pour conséquence naturelle l’épanouissement du capitalisme financier. Il nous est révélé par quelques faits très frappants. La Banque d’Angleterre, dont le capital, fixé primitivement à 1 200 000 livres sterling, et qui, en 1697, s’était élevé à 2 200 000 livres, atteint, en 1710, le chiffre de 5 559 000 livres. La Banque d’Écosse, très florissante, donne 20 % de dividende à ses actionnaires. Il y eut, il est vrai, en 1708, une crise très grave ; trente sociétés par actions ont cependant survécu. Et bientôt, ce fut une nouvelle poussée de spéculations, comme on n’en avait jamais vu jusqu’alors.

C’est ici que se place l’épisode fameux de la South Sea Company, créée en 1711, au capital nominal de 9 millions de livres. Son organisation, très analogue à celle de la Compagnie d’Occident de Law, donna lieu, exactement à la même époque, c’est-à-dire en 1719 et 1720, à des spéculations aussi insensées.

Notons, d’ailleurs, qu’à ce moment même il se crée un grand nombre de sociétés ayant pour objets la pêche, les mines, les travaux des ports, les manufactures, sans compter un grand nombre d’autres entreprises plus ou moins chimériques.

De janvier à mai 1720, les actions de toutes ces sociétés montent dans les proportions suivantes :

Pour la Banque d’Angleterre ………………… de 36 %
Pour la Compagnie des Indes ………………… de 34 %
Pour la South Sea Company ………………… de 225 %
Pour l’African Company ………………… de 300 %

En mai, les actions de la South Sea s’élèvent à 600 %, et, en juin, à 1050 ; ce fut, pour elle, comme pour les autres sociétés, le maximum de l’inflation. Comme il était naturel, ce boom devait aboutir à un rapide effondrement : en septembre 1720, se produisit la panique, à la suite de laquelle toutes les actions des sociétés baissèrent dans une effrayante proportion[5]. Ainsi se termina the South Sea Bubble, l’escroquerie de la mer du Sud. La South Sea fut comme le symbole de toutes ces nouvelles sociétés par actions, de tous les booms qui se produisirent à ce moment. Mais les conséquences de ce krach furent moins désastreuses que celles de la faillite de Law ; au bout de quelques années, en Angleterre, on en revint aux entreprises capitalistes, grâce auxquelles tant de commerces nouveaux et fructueux ont pu être tentés[6].

Ainsi, dès le premier tiers du XVIIIe siècle, en Angleterre, se manifestent tous les caractères du capitalisme moderne : la fièvre des spéculations, des jeux de bourse, les crises succédant à des périodes prospères. La Hollande, dès le XVIIe siècle, avait déjà connu tous ces phénomènes, mais peut-être sur une moins grande échelle[7].

Un fait caractéristique encore, c’est la création des compagnies d’assurances capitalistes. L’assurance maritime existait, depuis bien longtemps (dès le moyen-âge, en Italie), mais c’est seulement dans la période de la South Sea, en Angleterre, qu’aux assureurs individuels vinrent faire concurrence deux compagnies par actions, la London Company et le Royal exchange. Au même moment se développent l’assurance sur la vie et l’assurance contre l’incendie ; en 1706 est créée la Company of London insurers, qui assure non seulement les maisons, mais les marchandises, et, en 1714, est fondée The Union or Double hand fire office. On voit même se créer des assurances sur les mariages. Remarquons, en effet, le lien qui existe entre l’assurance et le jeu, la spéculation ; si l’assurance est une garantie de sécurité pour celui qui la contracte, il y a pour l’assureur, surtout en matière maritime, un « risque », suivant le mot usité à cette époque. Le développement des assurances est l’un des phénomènes qui caractérisent les progrès du capitalisme.

Ainsi, l’on voit comment et pourquoi, en Angleterre, le capitalisme financier prenait une consistance de plus en plus grande. Bientôt, Amsterdam ne sera plus la seule place disposant d’un énorme stock monétaire. L’Angleterre, après le traité de Methuen, de 1703, reçoit du Portugal beaucoup d’or venant du Brésil ; elle se constitue ainsi de grandes réserves de métaux précieux[8] et tend, dans la seconde moitié du siècle, à succéder à Amsterdam comme capitale de la finance internationale[9]. Cependant, l’Angleterre n’a pas une organisation bancaire aussi développée que la Hollande ; jusque vers la fin du XVIIIe siècle, il existe encore peu de banques provinciales ; ce fut même une gêne, pour la grande industrie, à ses débuts. Bien des négociants se livraient encore accessoirement à des opérations de banque.


4. En France, les progrès du capitalisme sont moins intenses et plus lents. — Le développement du capitalisme en France, même au XVIIIe siècle, est bien plus lent qu’en Angleterre. On se l’explique si l’on songe que le commerce extérieur et surtout le commerce maritime et colonial y sont beaucoup moins florissants.

Le commerce avec l’Espagne, surtout avec Cadix, est encore considérable, mais il fléchit dans la seconde moitié du XVIIIe siècle ; Le commerce avec la Hollande n’a plus l’importance qu’il avait connu au XVIIe siècle. Par contre, les transactions avec l’Italie et avec l’Allemagne se développent sensiblement, ainsi que le trafic avec les pays du Nord, mais celui-ci se fait toujours par l’intermédiaire des Hollandais. Le commerce avec l’Angleterre est toujours gêné par les droits de douane, qui seraient presque prohibitifs sans la contrebande. Par contre, le commerce avec le Levant, comme le montre M. Paul Masson, est toujours florissant, quoi qu’on ait prétendu, puisqu’à la veille de la Révolution, l’importation se chiffre par 36 millions de livres, et l’exportation par 28 millions.

En France, comme en Angleterre, c’est le commerce colonial qui, au XVIIIe siècle, se trouve toujours au premier plan. La Compagnie des Indes, reconstituée après la chute du système de Law, en 1723, fait encore un commerce considérable avec l’Inde et le Japon, puisque, dans la période de 1743 à 1756, ses bénéfices s’élevaient à environ 72 millions de livres par au. Mais la guerre de Sept Ans, puis le traité de Paris lui portent un coup mortel : en 1768, ses bénéfices tombent à 18 millions, ce qui explique sa suppression, en 1769[10]. La perte du Canada, encore assez peu développé, fut beaucoup moins sensible.

Mais le commerce avec les Antilles, comme la colonisation de ces îles, ne cesse de se développer au XVIIIe siècle et il est très florissant à la veille de la Révolution ; la consommation des denrées coloniales (du sucre, du café, du tabac et, dans la seconde moitié du siècle, du coton) s’accroît très sensiblement. En 1716, le commerce avec les Antilles, qui, en 1716, ne s’élevait qu’à 26 millions de livres, atteint, en 1788, le chiffre, très considérable pour l’époque, de plus de 260 millions ; la traite négrière seule occupe plus de 2 000 navires. Ainsi s’explique la grande prospérité des ports de l’Atlantique, de Bordeaux, de Nantes, et les progrès si marqués du Havre ; on comprend aussi que Marseille ne se limite plus à la Méditerranée et prenne une importance mondiale.

Si l’on considère encore que le commerce extérieur de la France a quadruplé de 1715 à 1789, qu’en 1788, il dépasse la valeur d’un milliard de livres, on conclura que c’est surtout au grand commerce maritime et colonial que l’on doit l’accumulation des capitaux, qui permettra d’entrevoir l’aube d’une révolution industrielle. Déjà, au cours du XVIIIe siècle, c’est l’importation du coton dans les ports normands qui crée l’industrie cotonnière de la région rouennaise ; à Nantes, c’est le commerce avec les « îles d’Amérique » qui donne naissance aux raffineries et aux manufactures d’indiennes.


5. Le capitalisme financier en France. — Cependant, comme le capitalisme commercial s’est beaucoup moins épanoui en France qu’en Angleterre, le capitalisme financier est loin aussi d’y prendre la même ampleur. Le système de Law a, il est vrai, suscité une fièvre de spéculations analogue à celle dont l’Angleterre a été le théâtre, et précisément au même moment. On vit se produire une hausse excessive des actions de la Société (de plus de 900 %). L’inflation fut aussi énorme, puisque, d’après les relevés du caissier Bourgeois, la Banque de Law émit pour plus de 3 milliards de billets de banque. Enfin, cette inflation a eu pour conséquence une hausse des prix de plus de 100 %, qui a frappé tous les observateurs[11]. Il est certain que la chute du système eut pour effet de retarder les progrès du crédit : on se méfiera, pendant longtemps encore, du « papier », des valeurs mobilières. Toutefois, l’activité de Law, à certains égards, a été bienfaisante ; elle semble avoir donné un coup de fouet au mouvement commercial, comme l’a montré M. Gaston Martin[12] pour le port de Nantes.

Notons aussi que les banques, dont l’histoire est encore mal connue, ne cessent de se développer. Le nombre des banquiers s’accroît sensiblement, surtout à Paris (en 1721, on en compte déjà 51, tandis qu’il n’y en avait que 21 en 1703). Si les banquiers parisiens s’occupent surtout du crédit public, ils traitent aussi les affaires des gros négociants[13]. À Marseille, les maisons de banque se spécialisent dans les opérations commerciales avec le Levant, mais elles ne disposent que de faibles capitaux ; à Bordeaux, à Rouen, la banque a surtout affaire aux armateurs. La banque lyonnaise, qui avait tenu une si grande place au XVIe siècle et encore, dans une moindre mesure, au XVIIe, décline notablement, surtout après la chute du système de Law. Un trait caractéristique, c’est que la banque française, parisienne tout au moins, se trouve en partie entre les mains des Génevois, comme les Thélusson. D’ailleurs, les opérations bancaires ne sont pas encore l’apanage d’hommes d’affaires étroitement spécialisés ; elles constituent une occupation accessoire, non seulement pour bien des négociants, mais pour nombre de gens de finance (fermiers généraux, receveurs généraux, receveurs des États, etc.)[14].

Cependant, en 1776, est créée une institution de crédit de grande envergure, la Caisse d’Escompte, société par actions au capital de 15 millions, porté plus tard à 100 millions. Elle devait avoir pour fonction essentielle d’escompter les effets de commerce et elle rendit de sérieux services au commerce et à l’industrie. Mais, sous le second ministère Necker, à la veille de la Révolution, les prêts qu’elle dut consentir au trésor royal compromirent son existence. N’empêche que cette fondation marque un indice significatif des progrès du capitalisme en France[15].

C’est aussi au XVIIIe siècle, en 1724, que fut fondée la Bourse de Paris. On la soumit à la juridiction du lieutenant général de Paris. Ouverte tous les jours, excepté les dimanches et fêtes, de 10 heures du matin à une heure, elle est accessible « aux négociants, marchands, banquiers, financiers, agents de change et de commerce », etc. Toutes les négociations de lettres de change, billets au porteur ou à ordre, de marchandises et papiers commerçables, doivent se faire à la Bourse ; mais, en ce qui concerne les papiers et effets commerçables, le ministère d’un agent de change est obligatoire[16]. La création de la Bourse eut pour effet de faciliter les transactions de toutes sortes, mais, au XVIIIe siècle, son activité n’est nullement comparable à celle de la Bourse d’Amsterdam. Il convient de noter que la place de Paris est plus importante par ses tractations financières que par ses transactions commerciales.

C’est encore au XVIIIe siècle qu’on voit se créer en France la première grande société d’assurances, par actions, mais seulement en 1750-1753. En 1750, en effet, est fondée la Compagnie d’assurances maritimes ; elle se transforme, dès 1753, en Compagnie d’assurances générales, qui comprend aussi l’assurance contre l’incendie des maisons. En 1750, le capital avait été fixé à 4 500 000 livres, mais fut porté, dès l’année suivante, à 12 millions ; les actions sont de 3 000 livres[17]. Cette compagnie, dont les taux d’assurance étaient très modérés pour l’époque, fit une concurrence dangereuse aux assureurs particuliers, très nombreux dans les ports. Mais, en ce qui concerne les assurances, la France se trouvait aussi en retard sur des puissances économiquement plus actives[18].

Il est intéressant de remarquer que la première compagnie d’assurances contre l’incendie n’assure pas les meubles. La seconde, qui fut créée le 6 novembre 1786 (sous le titre de Compagnie d’assurances contre l’incendie), assura les meubles, mais non les bijoux et les valeurs. L’assurance sur la vie fut très tardive ; ce fut seulement le 3 novembre 1787 que le privilège en fut conféré, pour quinze ans, à la Compagnie d’assurances contre l’incendie, mais il ne fonctionnera que jusqu’en 1793[19]. Bientôt d’ailleurs, le Comité de mendicité de la Constituante allait songer à créer un système d’assurances sociales, en s’inspirant du mathématicien Duvillard, qui avait fait paraître, en 1787, ses Recherches sur les rentes, les emprunts et les remboursements, auxquelles l’Académie des Sciences donna son approbation[20].

D’ailleurs, si l’on veut se rendre un compte exact de l’extension du capitalisme au XVIIIe siècle, il ne faut pas envisager seulement Paris, ni les grands centres industriels ou commerciaux. Dans les villes de second ordre, il y avait encore peu de capitaux et la circulation de l’argent était peu active. Les Souvenirs d’un nonagénaire, d’Yves-Fr. Besnard, nous disent[21] :

« On ne connaissait pas alors [vers 17701 à Angers un seul banquier, ni un seul millionnaire dans le commerce, ni même dans la noblesse. »

Les plus grosses dots n’étaient pas supérieures à 20 000 livres ; celles de 10 000 « faisaient du bruit ». Et les Souvenirs ajoutent :

« On se retirait volontiers des affaires, lorsqu’on était parvenu à jouir de 3 ou 4 000 l. de rente, ce qui passait alors, dans tout le Tiers État, pour une très honnête fortune. »

Dans les petites villes, dans les bourgs et les campagnes, les capitaux étaient encore rares, et cette pénurie de capitaux est précisément l’une des raisons qui expliquent les faibles progrès de l’agriculture.


6. La théorie de W. Sombart. — Pourquoi le capitalisme, sous sa forme commerciale et financière, a-t-il été plus précoce en Hollande et en Angleterre qu’en France ? M. W. Sombart attribue ce phénomène aux Juifs, qui, dès la fin du XVIe siècle, se sont établis en Hollande, et, au cours du XVIIe siècle, en Angleterre. D’autres historiens, comme Weber et Troeltsch, pensent qu’à cet égard, ce sont les calvinistes, les puritains, qui ont joué un rôle décisif[22]. Mais comment faire dériver d’une cause unique des phénomènes de cette ampleur ? Sans doute, aux XVIIeet XVIIIe siècles, en ce qui concerne les Juifs, nous voyons qu’ils occupent une place fort importante, notamment dans le gros négoce maritime[23]. Mais, avant leur établissement à Amsterdam, en 1593, la Hollande n’était-elle pas déjà une grande puissance maritime ? En Angleterre, dès le début du XVIIe siècle, avant l’afflux d’hommes d’affaires juifs, le capitalisme n’était-il pas déjà assez fort pour marquer les destinées future de ce pays[24] ?

Cependant, la thèse de Sombart, Weber et Troeltsch semble contenir une part de vérité. Les Juifs et les puritains ont pu contribuer, dans une mesure qu’il est impossible de déterminer exactement, à faire naître, dans les pays dont il s’agit, une « mentalité capitaliste ». Les uns et les autres, contrairement aux catholiques et même aux luthériens, n’établissent pas de hiérarchie entre le « spirituel » et le « temporel », considèrent comme une occupation louable l’acquisition de richesses, enfin mènent un train de vie assez simple pour amasser des capitaux considérables. Ainsi peut s’expliquer l’influence que les uns et les autres auraient exercée sur l’évolution du capitalisme[25].

En France même, au XVIIIe siècle, les marchands, dans toutes les villes, reprochent aux Juifs de vendre à plus bas prix toutes sortes d’articles, de mauvaise qualité, prétendent-ils, et parviennent, notamment de 1730 à 1740, à les faire expulser de nombre de localités. Mais les Juifs conservent le droit de vendre dans les foires ; plus actifs, plus entreprenants, plus laborieux surtout, ils l’emportent souvent sur leurs confrères chrétiens. Malgré leur situation précaire, on voit certains d’entre eux (tels, les Dalpuget, de Bordeaux) créer un peu partout de véritables succursales ; il y avait là une idée féconde, qui doit s’épanouir au siècle suivant. On trouvera, à cet égard, des données bien précieuses dans l’ouvrage de Cirot, La situation morale et sociale des Juifs de Bordeaux[26].


7. La mobilisation de la vie économique. La spéculation et la publicité. — La cause à laquelle le professeur W. Sombart attribue les phénomènes nouveaux, qui contribueront à assurer le triomphe du capitalisme, peut être hypothétique. Il n’en a pas moins décrit avec beaucoup de force[27] ce qu’il appelle la « commercialisation » ou plus justement la « mobilisation » de la vie économique, qui fait les plus grands progrès au cours du XVIIIe siècle. Il montre très justement que les relations économiques tendent à devenir « impersonnelles », grâce au développement du « papiervaleur », qu’il s’agisse de la lettre de change « endossée », c’est-à-dire payable au porteur, d’actions et d’obligations, jetées sur le marché par des sociétés commerciales et industrielles ou par des emprunts d’États, ou enfin de billets de banque. Un fait très intéressant, que Sombart met en valeur, c’est la création, en Hollande, au XVIIIe siècle, du crédit hypothécaire en faveur des colons de Surinam ; leurs plantations constituaient le gage des sommes qu’ils empruntaient aux banques hypothécaires[28].

M. Sombart montre aussi les grands progrès de la spéculation sur les valeurs que l’on peut constater, au XVIIIe siècle, dans les bourses d’Amsterdam, de Hambourg et de Londres. Ces progrès sont d’ailleurs en relation avec le développement des affaires commerciales. Voilà pourquoi les spéculations sur les valeurs ne deviennent fréquentes à Paris que vers la fin de l’ancien régime. Ce sont ces spéculations qui provoquèrent, en France, les arrêts du Conseil des 7 août et 2 octobre 1785, confirmés par l’arrêt du 21 septembre 1786, qui déclarent « nuls les marchés et compromis d’effets royaux et autres quelconques, qui seraient à terme, sans livraison desdits effets ou sans le dépôt réel d’iceux » ; mais ce dernier arrêt fait allusion aux tractations qui « rendent fort difficile de découvrir la trame de ces négociations »[29].

D’ailleurs, pendant la plus grande partie du XVIIIe siècle, la spéculation à termesur les fonds est fort mal vue, même dans les milieux capitalistes. À la Chambre des Communes, en 1733, on s’éleva violemment contre « l’infâme pratique de l’agiotage en Bourse ». Pour Postlethwayt, l’auteur de l’Universal dictionary of commerce and trade, l’agiotage est un véritable scandale public[30]. David Hume et Adam Smith condamnent tout aussi vigoureusement les péculations de bourse. Seul, à ce moment, le Traité du crédit et de la circulation, de Josef de Pinto (publié en 1771), décrit avec grande précision et avec éloge le commerce des « valeurs », ainsi que la spéculation sur les fonds.

Un signe des temps nouveaux, ce sont encore la naissance et les progrès de la publicité au XVIIIe siècle. M. Sombart montre aussi avec beaucoup de force à quel point la publicité était contraire aux anciennes mœurs économiques. Dans les corporations, on s’efforçait d’assurer à tous les maîtres les moyens de vivre, notamment en leur procurant la main-d’œuvre nécessaire. La conception de la concurrence est tout à fait antipathique aux artisans et marchands de l’époque. Le maître doit attendre tranquillement les clients dans sa boutique ; telle est encore l’idée de De Foe dans son Complete english tradesman, au début du XVIIIe siècle. L’annonce commerciale, la réclame, semble un procédé de concurrence déloyale. Cependant l’annonce commerciale commence à être pratiquée en Hollande dans le troisième tiers du XVIIe siècle, en Angleterre, à la fin du même siècle. À ce point de vue-là, la France est aussi en retard, car dans le Dictionnaire du commerce, de Savary des Brulons, le mot réclame est indiqué comme étant un terme d’imprimerie et l’affiche a encore le sens général de « placard ». C’est seulement en 1751 que furent fondées à Paris les Petites Affiches, dans lesquelles les annonces commerciales ne se multiplièrent qu’assez tard. Une ordonnance de 1761 considère encore comme une chose condamnable le fait que des marchands de Paris ont « répandu dans le public des billets », pour annoncer la vente des marchandises à un prix inférieur au prix ordinaire[31]. La publicité, en France, ne fait de sérieux progrès que dans les années qui ont précédé la Révolution, c’est-à-dire au moment même où se manifeste une grande activité économique[32]. L’histoire de la publicité et surtout de ses origines, n’est, d’ailleurs, encore qu’ébauchée, et elle mériterait des recherches précises[33].

En un mot, toutes ces nouvelles pratiques financières et commerciales annoncent le triomphe prochain du capitalisme, sous toutes ses formes.


8. La hausse des prix. — La hausse des prix, qui s’est produite au XVIIIe siècle, et surtout dans la seconde moitié de ce siècle, n’est-elle pas en relation avec l’expansion du capitalisme ? Il est vrai que cette hausse touche surtout les denrées agricoles (blé, viande, œufs, etc.), les fermages, qui parfois s’élèvent de 100 %, et, par conséquent, le prix des terres[34]. Mais, si les objets manufacturés ont légèrement baissé de prix, cela fut surtout un effet des progrès industriels. Arthur Young, dans ses Voyages en France, a attribué la hausse des prix à l’accroissement de la population. Mais n’est-elle pas plutôt le résultat de l’augmentation des capitaux, d’où procède, en général, la baisse de la valeur de l’argent ? Cette difficile question n’a pas encore été étudiée d’une façon bien scientifique, et, pour le moment, on ne peut que formuler des hypothèses.

Ouvrages à consulter.


Outre, les ouvrages déjà cités de Cunningham, Germain Martin, Scott, Sombart :

Georges d’Avenel, Histoire économique de la propriété, des salaires, des denrées et des prix de l’an 1200 à l’an 1800, 5 vol., in-8o, 1894-1909.

Georges Cirot, Les Juifs à Bordeaux, leur situation morale et sociale de 1550 à 1789, Bordeaux, 1920 (extr. de la Revue historique de Bordeaux).

Alph. Courtois, Histoire des banques en France, Paris, 1881.

Emile Levasseur, Recherches historiques sur le système de Law, 1854.

Luzac, La richesse de la Hollande, 1778.

Paul Mantoux, La Révolution industrielle au xviiie siècle, Paris, 1905 (thèse de doctorat ès-lettres).

Savary des Brulons, Dictionnaire universel de commerce, éd. de 1738 et de 1759, 5 vol. in-folio.

Henri Sée, L’évolution commerciale et industrielle de la France sous l’Ancien Régime, Paris, 1925 ; — Le commerce maritime de la Bretagne au xviiie siècle (Mémoires et documents pour servir à l’histoire de l’industrie et du commerce, de J. Hayem, 9e série, 1925) ; — La France économique et sociale au xviiie siècle (coll. Armand Colin), 1925.

W. Sombart, Der Bourgeois, Leipzig, 1913 ; trad. fr., 1926 ; — Les Juifs et la vie économique, 1911 ; trad. fr., 1923.

Marcelin Vigne, La banque à Lyon du xve au xviiie siècle, 1902 (thèse de droit).


  1. Clark, The anglo-dutch alliance and the war against french trade, Manchester, 1023.
  2. Voy. P. J. Blok, van Dillen, ouv. cités.
  3. Remarquons que le tonnage des bateaux reste très faible, de 100 tonneaux en moyenne.
  4. En 1710, les importations ne représentent encore que la quinzième partie des objets consommés ; cf. Hobson, The evolution of modern capitalism, Londres, 1894.
  5. Comme le montre le tableau suivant :
    Banque d’Angleterre Compagnie des Indes South Sea Cy African Cy
    Juin-août 265 449 1 020 200
    Décembre 132 145 121 45
  6. Sur tout ce qui précède, voy. Scott, ouv. cité, t. I.
  7. Voy. W. Sombart, Les Juifs et la vie économique, 1re partie.
  8. Daniel de Foe, (A tour through the Great Britain, éd. Cassell, 1898, p. 145 et suiv.) note, qu’on service de paquebots, qui vient de s’établir entre les ports de Cornouaille et Lisbonne, transporte beaucoup d’or à destination de Londres. Cf, aussi Bento Carqueja, O capitalismo moderno e as suas origens em Portugal, 1908.
  9. Sur ce qui précède Cf. J. G. van Dillen, ouv. cité.
  10. Voy. Henri Weber, La Compagnie des Indes, 1904.
  11. Voy. par exemple, les lettres de l’abbé Tamisier au cardinal Gualterio, en 1719 et 1720, publiées dans les Mémoires de Saint-Simon, éd. A. de Boislisle, t. 37 (1925), p. 486.
  12. Le système de Law et la prospérité du port de Nantes (Revue d’Histoire économique, 1925).
  13. Voy. quelques données précises dans H. Sée, Le commerce de Saint-Malo au XVIIIe siècle.
  14. Voy. Marcelin Vigne, La banque à Lyon du XVe au XVIIIe siècle, Lyon, 1902 ; Germain Martin, L’histoire du crédit en France sous le règne de Louis XIV, Paris, 1913, p. 172 et suiv., 189 et suiv.
  15. Voy. Necker, L’administration des finances, 1784, t. III, p. 236 et suiv.
  16. Voyez l’édit de création dans IL Ehrenberg, Das Zeitalter der Fugger, t. II, p. 352 et suiv. ; ses dispositions ont été reproduites par le Wiener Boerser patent, de 1771.
  17. Voy. Savary des Brulons, Dictionnaire universel de commerce, éd. de Copenhague, 1759 1765, t. V, col. 1697 et suiv.
  18. Notons que, dès 1720, fut créée à Hambourg une Compagnie d’assurances maritimes ; cf. Amsinck, Die erste hamburgische Assecuranz-Compagnie und der Actionhandel in 1720 (Zeitschrift des Vereins für hamburgische Geschichte, t. IX, p. 465 et suiv.).
  19. Remarquons que cette Compagnie donnait au Roi un quart de son profil pour l’entretien d’un corps de pompiers à Paris.
  20. Voy. Edgard Blum, Les assurances terrestres en France (Revue d’Histoire économique, an. 1920, p. 95 et suiv.) ; Hamon, Histoire générale des assurances ; C. Bloch et Tuetey, Procès verbaux du Comité de mendicité ; H. Sée, Notes sur les assurances maritimes en France, et particulièrement à Nantes, au XVIIIe siècle (Revue historique du droit, 1926).
  21. Ed. Célestin Port, t. I, p. 129.
  22. Voy. les ouvrages cités plus haut.
  23. Voy., par exemple, mon étude sur Le commerce de Saint-Malo. Cf. Malvezin, Histoire des Juifs de Bordeaux, 1875 ; Cirot, Recherches sur les juifs portugais et espagnols de Bordeaux, Bordeaux, 1908 (extr. du Bulletin hispanique), et Les Juifs de Bordeaux, leur situation morale et sociale de 1550 à 1789, 1920 (extr. de la Revue historique de Bordeaux).
  24. M. H. Wætjen montre que Sombart a singulièrement exagéré le rôle que les Juifs auraient joué dans la colonisation, exception faite pour le Brésil (Das Judentum und die Anfaenge der Kolonisation, dans la Vierteljahrschrift für Social-and Wirthschaftsgeschichte, an. 1913).
  25. Pour la critique de la théorie de Sombart, voy. L, Brentano, Die Anfaenge des modernen Kapitalismus, 1916.
  26. Voy. aussi H. Sée, Note sur le commerce des Juifs en Bretagne au XVIIIe siècle (Revue des Études juives, 1925).
  27. Dans Der moderne Kapitalismus et dans Les Juifs et la vie économique, 1911 (trad. fr. 1923).
  28. Voy. Luzac, La richesse de la Hollande, t. II, p. 200.
  29. Isambert, Anciennes lois françaises, t. XXVIII, pp. 246-248. C’est aussi une Déclaration du 19 mars 1786, qui ordonne que toutes les commissions des agents de Paris seront transformées en offices (au nombre de 60) ; cette mesure est provoquée par « l’étendue du commerce et l’importance des négociations qui se font maintenant dans notre capitale » (Ibid., t. XXVIII, pp. 151-156).
  30. Articles Paper credit et Moneyed interest.
  31. Germain Martin, La grande industrie sous le règne de Louis XV, p. 164 et suiv.
  32. Dans les principales villes de province, sont créées des Affiches hebdomadaires (tel est le cas des Affiches de Rennes, depuis 1784), mais elles ne contiennent que peu d’annonces commerciales.
  33. Cf. P. Datz, Histoire de la publicité, 1894 ; Henry Sampson, A history of advertising, 1875.
  34. Voy. Zolla, Les variations du revenu et du prix des terres aux XVIIe et XVIIIe siècles (Annales de l’École des Sciences politiques, années 1893 et 1894).