Chapitre IV


LE CAPITALISME COMMERCIAL ET FINANCIER
AU XVIIe siècle


1. Destruction progressive du monopole commercial de l’Espagne en Amérique. — L’un des faits les plus significatifs qui marquent l’évolution du capitalisme au XVIIe siècle, c’est que, de plus en plus, les profits du commerce du Nouveau Monde échappent à l’espagne pour tomber entre les mains de puissances plus actives, de la Hollande, de l’Angleterre, de la France ; le monopole commercial de l’Espagne dans ses colonies s’effondre progressivement.

Si Amsterdam devient, au XVIIe siècle, le grand marché monétaire de l’Europe, c’est, en grande partie, la conséquence du grand commerce que les Hollandais font avec l’Espagne et surtout avec Cadix. Il avait été déjà actif pendant la guerre ; il le fut bien davantage encore après 1648 ; il l’emporte de beaucoup alors sur le commerce anglais et français. À la fin du siècle, 30 ou 50 bateaux hollandais font le transport des métaux précieux et espèces monnayées, et enlèvent plus de la moitié des stocks qui arrivent à Cadix ; depuis la guerre de Hollande, ils ont, dans une forte mesure, supplanté, le commerce français. C’est ce qu’indique très nettement fluet, l’évêque d’Avranches, dans ses ' Mémoires sur le commerce des Hollandais (édition de 1717, p. 105) :

« Les Espagnols ont beaucoup favorisé le commerce des Hollandais, autant qu’ils l’ont pu, particulièrement depuis l’année 1667, en vue de diminuer le nôtre, en quoi ils n’ont pas trop mal réussi. Mais le trafic des Hollandais n’a jamais été si florissant que depuis la guerre de Hollande de 1672 jusqu’au commencement de celle d’aujourd’hui [de la succession d’Espagne], car ils leur fournissaient une bonne partie des marchandises, que nous avions accoutumé d’y porter et en tiraient quantité des leurs, qu’ils avaient accoutumé de venir prendre en France avant cette guerre de 1672 et celle de 1690 ».

Le stock monétaire de la Hollande devient si considérable qu’elle peut exporter des métaux et des espèces monnayées, non seulement dans l’Inde, pour son trafic, mais dans divers pays de l’Europe, contrairement aux règles du système mercantile.

D’ailleurs, en dehors du commerce de Cadix, les Hollandais, les Anglais et les Français font, dans l’Amérique espagnole, dès le XVIe siècle, un commerce interlope, qui se développe encore au XVIIe et surtout dans la seconde moitié de ce siècle. On se l’explique si l’on songe, à l’étendue des côtes et à la vénalité des gouverneurs espagnols. Lorsque les Français, Anglais et Hollandais (après 1650) se furent établis dans les Antilles, voisines de l’Amérique, à la Martinique, à la Guadeloupe, à la Jamaïque, à Curaçao, le commerce de contrebande devint encore plus intense ; les Anglais et les Hollandais ont, d’ailleurs, à cet égard devancé les Français. En 1662, les galions espagnols trouvent les marchés de la, « terre ferme » de l’Amérique si bien pourvus qu’ils doivent remporter, sans l’avoir écoulée, la plus grande partie de leur chargement[1]. Les étrangers arrivent en vue d’un port américain, demandent à y réparer leurs vaisseaux, séduisent par leurs présents le gouverneur, et le tour est joué. C’est ce qu’indique Huet, dans le même ouvrage (p. 112) :

« Les Hollandais ont même trouvé le moyen d’y trafiquer secrètement [en Amérique], ou, pour mieux dire, directement par le moyen de l’isle de Curaçao, qui n’est pas fort éloignée de la ville de Carthagène ; les marchands de cette fameuse ville et ceux de quelques autres de la côte maritime s’entendent avec les Hollandais, auxquels ils apportent leurs marchandises jusques dans leurs vaisseaux, pendant qu’ils sont à l’ancre en quelques endroits commode ; des côtes, dont ils font échange avec les marchandises de l’Europe ».

Puis, vers la fin du XVIIe siècle, ce sont les mers du Sud, c’est-à-dire les côtes du Pacifique, qui attirent les convoitises des étrangers, et notamment des Français, surtout des Malouins, qui y font des bénéfices superbes, qui, en quelques années, en rapportent plus de 200 millions de livres[2]. Enfin, le commerce des Philippines, qui procure d’énormes profits (montant parfois à 600 %), échappe aussi en partie à la métropole.

Ainsi, le monopole commercial que l’Espagne prétendait s’arroger dans ses colonies est à peu près ruiné, surtout au XVIIIe siècle, lorsque les Anglais, au traité d’Utrecht, se sont fait donner l’asiento, c’est-à-dire le privilège de la traite des noirs, ainsi que le droit d’entretenir un vaisseau de permission[3].

D’ailleurs, si les Espagnols ont laissé couler entre leurs doigts ce Pactole, s’ils n’ont pas su profiter pour eux-mêmes ou, du moins, s’ils n’ont profité que dans une très faible mesure des ressources immenses de leur magnifique empire colonial, ce ne fut pas uniquement le résultat de leur incurie, de leur incapacité économique, de la corruption de leurs administrateurs, grands ou petits. Sans doute, il faut tenir compte aussi de la nature même de la péninsule hispanique, plus africaine qu’européenne, en partie infertile, divisée en compartiments naturels, entre lesquels les communications sont singulièrement difficiles. M. Jean Brunhes ne dit-il pas, dans sa thèse sur l’Irrigation dans la péninsule hispanique, que « les conditions géographiques condamnent l’Espagne, en une partie de sa surface, à une presque irrémédiable pauvreté agricole » ? Ce n’est pas seulement la psychologie du peuple espagnol, enclin à la paresse, adonné surtout, à la suite d’une longue croisade contre les Musulmans, au métier des armes, ce n’est pas seulement non plus l’expulsion des Maures et des Juifs qui expliquent son incapacité à mettre en valeur les immenses colonies qu’il avait conquises. Est-il absolument juste de parler de la décadence économique de l’Espagne ? Sa valeur économique n’a-t-elle pas toujours été faible ? Les productions du sol étant, dans l’ensemble, peu abondantes, l’industrie n’ayant pu que faiblement se développer, l’Espagne, même mieux gouvernée, n’aurait pas eu les moyens d’échange suffisants pour conserver la maîtrise de soit commerce avec les pays d’outre-mer. Quoi qu’il en soit, l’afflux des métaux précieux, qu’elle ne pouvait conserver et faire Servir à des fins économiques, lui a été, fatalement funeste.


2. La politique mercantile. — L’afflux des métaux précieux en Europe a eu pour conséquence de développer la politique mercantile, ou du moins a contribué à le faire. Cette politique triomphe partout au XVIIe siècle. C’est pour attirer le plus d’argent possible dans le royaume et empêcher le numéraire de s’écouler hors de France que Colbert institue si fortement soit système protecteur, qu’il lutte avec tant d’acharnement contre la prépondérance commerciale de la Hollande, qu’il s’applique avec tant d’énergie et de persévérance à créer des manufactures[4]. Il le dit avec une parfaite netteté[5] :

« Les manufactures produiront des retours en argent, ce qui est le seul but du commerce et le seul moyen d’augmenter la grandeur et la puissance de l’État. »

L’Angleterre avait d’ailleurs devancé la France, car ses Actes de navigation, de 1651 et de 1660, sont bien antérieurs aux fameux tarifs protecteurs de 1664 et de 1667. Colbert non plus n’a pas été le seul à vouloir faire diminuer le prix de la main- d’œuvre. En Angleterre comme en France, on s’efforce de faire baisser le taux de l’intérêt.

C’est que l’afflux du numéraire est considéré partout, non seulement comme une source de prospérité pour les particuliers, mais comme la condition essentielle de la puissance de l’État. L’Anglais Thomas Mun, dans sort England’s treasure by foreign trade, publié en 1664, déclare que c’est aux trésors des Indes qu’il faut attribuer la puissance énorme des rois d’Espagne et de la maison d’Autriche ; Colbert ne pense pas autrement[6].

Cette conception mercantiliste, qui sera si vivement combattue au XVIIIe siècle par l’école libérale, avait, il faut bien le reconnaître, sa raison d’être au moment où le capitalisme commercial et financier en était encore à sa période adolescente, où les échanges commerciaux entre les puissances européennes étaient encore assez peu développés, où chaque État vivait encore, en quelque sorte, replié sur soi-même. Les progrès du commerce et du capitalisme auront précisément pour effet de ruiner ce système.


3. Prépondérance commerciale et financière de la Hollande. — Un autre trait caractéristique du XVIIe siècle, c’est que l’activité économique se déplace de plus en plus vers le Nord-Ouest.

La Hollande a été la première à se substituer aux anciennes grandes puissances maritimes, à l’Espagne et au Portugal, héritant surtout de l’empire colonial de ce dernier pays. Pendant tout le XVIIe siècle, elle exercera une véritable prépondérance commerciale. Elle symbolisera, en quelque sorte, le capitalisme commercial et financier, car l’agriculture et même l’industrie ne jouent qu’un rôle de second plan dans l’activité économique des Hollandais.

Grâce à la lutte contre la monarchie espagnole, ils ont acquis, aux dépens du Portugal, d’importants comptoirs dans l’Inde, puis les îles de la Solide et les Moluques.

La Hollande va donc cueillir directement dans les îles de l’Océan Indien les épices, si recherchées, et notamment le poivre, dont elle a le monopole. Seule, elle a pu avoir un établissement au Japon et elle a capté aussi une partie du commerce de la Chine, bien que le Céleste Empire ne se soit pas encore directement ouvert au commerce européen. Ses ports, et notamment Amsterdam, sont, pour les produits de l’Orient, les entrepôts où doit s’alimenter tout le commerce du monde.

En outre, malgré les efforts de l’Angleterre, la Hollande a, pour ainsi dire, le monopole du commerce de la Baltique, et notamment du commerce si important des blés, dont elle transporte la plus grande partie dans les pays du midi de l’Europe et même en France, aux époques de cherté. Elle est, pour le trafic français avec les pays du Nord, l’intermédiaire dont on ne peut se passer. Avec la France, l’Espagne, le Levant, son chiffre d’affaires est très considérable. Si la conquête du Brésil lui a échappé, elle a acquis, en Guyane, la colonie de Surinam, et la possession de l’île de Curaçao lui assure un poste nécessaire pour le commerce de contrebande en Amérique.

La supériorité de sa flotte, le trafic universel auquel elle se livre permettent à la Hollande d’avoir le fret le moins coûteux de l’époque. Puis, elle peut, avec ses propres ressources, établir un intense mouvement de circulation entre l’Extrême-Orient et tout le monde occidental ; il ne lui a manqué, que de s’implanter fortement en Amérique, pour défier, pendant longtemps, toute, concurrence. Ainsi s’explique l’étonnant succès de son commerce de commission, contre lequel Colbert a tenté de lutter, mais sans grand succès. Seules, les guerres de la fin du règne de Louis XIV commenceront à l’ébranler[7].


4. La Compagnie hollandaise des Indes Orientales et la Banque d’Amsterdam. — Cette grande puissance commerciale, jointe au stock monétaire qu’elle a accumulé, fait aussi de la Hollande la plus grande puissance financière de l’Europe. Il nous faut, à cet égard, considérer deux institutions fondamentales : la Compagnie des Indes Orientales et la Banque d’Amsterdam.

La première[8], fondée en 1602, avait reçu, pour dix-neuf ans, le monopole du commerce dans les Indes Orientales, monopole qui fut renouvelé régulièrement dans la suite. C’était bien le type de la société par actions. Son fonds primitif de 600 000 florins fut peu à peu grossi jusqu’à 6 300 000 florins. Les 2 100 actions, de 3 000 florins, valaient, en 1699, 16 950 florins, et les dividendes s’élevaient souvent à 15 ou même 25 %. La valeur des actions haussait suivant les fluctuations du commerce et les événements politiques. Ces actions donnaient lieu à des spéculations continuelles ; on les achetait non seulement au comptant, mais à terme, de sorte que, comme le dit le Mémoire touchant le négoce et la navigation, des Hollandais, de 1699, « sans avoir d’actions, ni même envie d’en acquérir, l’on en peut faire un grand négoce, et effectivement il n’y en a jamais eu de plus fort ». Et on peut le faire d’autant plus sûrement qu’au moyen de primes les risques deviennent presque insignifiants, se réduisant à 2 % : « il y a, ajoute le Mémoire, une infinité d’autres subtilités… Ceux qui s’en mêlent sont gens vifs et ardents, dont la plus grande obligation est d’alambiquer des nouvelles et inventer Mille moyens pour arriver à leur but ». Les fausses nouvelles sont déjà jeux de bourse fort en usage[9]. Enfin, la Compagnie a émis aussi des obligations, pour une somme de 12 600 000 florins, et dont l’intérêt est de 3 1/2 %. Son administration est, pour ainsi dire, une administration d’État avec ses directeurs, son Assemblée des Dix-sept, son général des Indes, qui dirige sur place les affaires, et sa masse de fonctionnaires, grassement rétribués, ce qui ne les empêche pas souvent de commettre bien des malversations. En un mot, toute cette organisation de la Compagnie des Indes Orientales a servi de modèle à la plupart des compagnies de commerce privilégiées, créées dans les autres pays aux XVIIeet XVIIIe siècles.

Non moins caractéristique nous apparaît l’organisation de la Banque d’Amsterdam, fondée en 1608 par le Conseil de Ville et dont le siège se trouve à l’hôtel de ville ; elle a, par conséquent, le caractère d’une véritable institution d’État. C’est, en effet, sous l’autorité des magistrats municipaux qu’elle est régie par des officiers assermentés (gardes du Trésor, teneurs de livres, caissiers, etc.). Elle devait prendre la place des changeurs particuliers, dont les agissements étaient considérés comme nuisibles.

Le premier fonds de la Banque, dont on ignore, la valeur, a été constitué par de l’argent de banque, plus fort de 5 % que les espèces courantes, et dont les variations de valeur déterminent ce qu’on appelle l’agio. La Banque reçoit aussi en dépôt des espèces monnayées, que, d’ailleurs, elle ne garde pas toutes dans « sa cave », mais qu’elle fait fructifier ; elle tire profit aussi de son lombard, sorte de mont-de-piété, auquel les gagistes donnent de 6 à 20 % de la valeur des objets engagés.

Tous les négociants ont de l’argent en dépôt, un « compte en banque » ; il y eut presque toujours plus de 2 000 déposants : « Quand un particulier, dit le Mémoire touchant le négoce, veut payer à compte de son fonds quelque partie à quelqu’un, il doit porter un billet lui-même ou porter procuration par-devant les teneurs de livres à celui dont il veut se servir pour porter son billet ». Les lettres de change des pays étrangers sur Amsterdam et d’Amsterdam sur les pays étrangers se paient en banque ; de même, les transactions de la Compagnie des Indes Orientales ; et l’on remarque qu’une marchandise est vendue meilleur marché, quand le règlement se fait en banque.

La Banque d’Amsterdam n’émet pas de billets. Elle n’est pas non plus, à proprement parler, une banque de crédit, bien que, presque dès le début, elle ait fait de fortes avances à la Compagnie des Indes Orientales et même à la ville d’Amsterdam. On peut juger de sa puissance financière, si l’on considère que, dès la fin du XVIIe siècleet pendant presque tout le XVIII, son encaisse a dépassé 20 millions clé florins. À plusieurs reprises, elle a drainé une grande partie du numéraire de la France, notamment lors de l’inflation de 1720 et pendant la crise commerciale de 1763.

On s’explique alors le rôle énorme joué par la Banque d’Amsterdam dans les transactions commerciales : « Pour avoir du crédit, déclare le Mémoire touchant le négoce, il faut avoir un compte en banque, et payer ou recevoir de cette façon, si l’on veut se faire conserver un crédit ». En un mot, « cette banque est sans contredit la plus considérable qui ait jamais été, et il n’y a guère de particuliers en Europe, pour peu que son commerce s’étende vers ces provinces, qui n’y soit intéressé directement ou indirectement, souvent sans le savoir ».

On comprend donc qu’Amsterdam soit devenu, au XVIIe siècle, et doive, encore rester, pendant une bonne partie du XVIIIe siècle, le, grand marché, financier du monde. C’est, là que, se négocient le plus grand nombre de, papiers ; c’est là que s’établit le, cours des changes. Tous les commerçants ont toujours les yeux fixés sur la Hollande. Comme le dit W. Sombart, dans son ouvrage sur Les Juifs et la vie économique, c’est la Hollande qui a le plus contribué à « commercialiser » la vie économique, à rendre le crédit « impersonnel », condition indispensable pour l’extension et le triomphe du capitalisme, ainsi que pour la formation de la « mentalité » capitaliste.

L’exemple de la Hollande montre aussi l’étroite relation qui existe entre l’expansion du grand commerce maritime et l’apparition des phénomènes les plus caractéristiques du capitalisme : sociétés par actions, spéculations sur les valeurs de bourse, achat à terme, etc.[10].


5. Rôle de l’Angleterre. Son expansion maritime et coloniale. — L’Angleterre est loin d’être, comme la Hollande, une puissance exclusivement commerciale. L’industrie, et notamment l’industrie drapière, on l’a déjà vu, y tient une très grande place. Mais, à cette époque, l’industrie contribue beaucoup moins à l’extension du capitalisme que le grand commerce maritime et colonial.

L’Angleterre, dès le début du XVIIe siècle, commence à devenir une puissance coloniale. C’est aux dépens de l’Espagne que sont acquises les premières colonies anglaises des Antilles : on occupe les Barbades, en 1605, les Bermudes, en 1612, Saint-Christophe, en 1622-1624, possessions que complètera plus tard l’occupation de la Jamaïque. Et, en même temps, comme il est naturel, s’organise la traite négrière ; c’est en 1618 qu’est fondée, à cet effet, la Compagnie de Guinée. Il est vrai que les Anglais n’ont pu fonder de colonies dans l’Amérique du Sud, mais, dans l’Amérique du Nord, dès les dernières années du XVIe siècle, ils se sont implantés en Virginie, en attendant qu’ils s’établissent dans la Nouvelle-Angleterre et qu’ils se fassent céder par la Hollande, en 1667, New Amsterdam, qui deviendra New York. Dès 1606, sont fondées les Compagnies de Londres et de Plymouth.

Dans la première moitié du XVIIe siècle, les Anglais poussent aussi une pointe vigoureuse vers les Indes Orientales : en 1600, est fondée la première Compagnie des Indes Orientales, qui, dès 1622, se transforme en société par actions. Plusieurs comptoirs sont fondés dans l’Inde : Surate, en 1609 ; Madras, en 1639 ; Hougly, en 1650 ; Bombay, en 1665. Mais, dans les îles de la Sonde et dans les Moluques, ils se heurtent aux Hollandais, qu’ils ne parviennent pas à supplanter.

Il est vrai que, sous le règne de Charles 1er, puis à l’époque de la République, les troubles politiques ont eu pour effet de briser un peu l’élan de l’expansion maritime et coloniale de l’Angleterre, et la Hollande profite de ce fléchissement pour imposer au monde sa domination commerciale.

Mais la restauration des Stuarts marque une reprise de l’activité commerciale de l’Angleterre. Si les actes de navigation (Pacte de 1660 plus encore que celui de 1651) ont été plutôt défavorables aux colonies anglaises des Indes occidentales, ils ont, par contre, permis à l’Angleterre de se défendre contre la suprématie hollandaise. Sa grande rivale est, dans une certaine mesure, affaiblie par les guerres de l’époque dé Louis XIV, par la guerre de la Ligue d’Augsbourg, puis, surtout, par la guerre, de la Succession d’Espagne. Le traité d’Utrecht marque bien le début de la prééminence commerciale et maritime de l’Angleterre, l’annonce tout au moins. Déjà, en 1708, Chamberlayne, dans sa Magnae Britanniae notitia, disait, non sans quelque exagération : « notre commerce est le plus considérable du monde entier ». Rappelons qu’à Utrecht l’Angleterre obtenait le privilège de l’asiento et du vaisseau de permission, qui lui permirent de capter une grande partie du commerce de l’Amérique du Sud, au moment même où la France fut obligée de renoncer au commerce interlope sur la côte du Pacifique[11].


6. Progrès de son capitalisme financier.. — La grande expansion maritime de l’Angleterre, à la fin du XVIe siècle et au XVIIe, donne un nouveau coup de fouet au capitalisme financier. Les compagnies de commerce privilégiées, dont il a été parlé plus haut, affectant toutes la forme capitaliste, sont organisées en sociétés par actions : tel est le cas de la Moscovy Company, des Compagnies de l’Est, de l’Afrique, etc. Mais c’est surtout la Compagnie des Indes Orientales, fondée au début du XVIIe siècle (presque, au même moment que la Compagnie hollandaise), qui fait faire de grands progrès à l’organisation capitaliste. Les parts de cette grande société par actions sont désignées par le terme de capitaux et non par celui de stock[12], comme c’était le cas chez les merchant adventurers. Ses dividendes, dès le début, sont fort élevés, dépassent 30 %. Les ventes des actions de la Compagnie des Indes, en Angleterre — comme en Hollande — donnent lieu à d’importantes spéculations. Les Compagnies fondées pour la mise en valeur des colonies américaines sont aussi de grandes sociétés par actions, dont le capital, en 1624, s’élève à 300 000 livres sterling (la Compagnie de Virginie, seule, représente 200 000 livres).

Ensuite, on remarque, dans l’évolution du capitalisme financier, un temps d’arrêt déterminé par la guerre, civile et par la dépression commerciale, qui en est la conséquence. Mais, avec la Restauration, commence, pour le commerce comme pour l’industrie, une période de renaissance et d’expansion, qui a sa répercussion financière. Le crédit se développe au point que, vers 1678-1680, le taux de l’intérêt s’abaisse à 5 et même à 4 %. Les grandes compagnies commerciales (d’Afrique, de la Baie d’Hudson) font des profits très considérables, et plus encore, la Compagnie des Indes Orientales, dont les dividendes s’élèvent à 380 %[13].

La guerre de la Ligue d’Augsbourg cause, il est vrai, de grandes pertes au commerce. Cependant, on voit naître, à la fin du XVIIe siècle, un grand nombre de compagnies nouvelles, dans l’industrie métallurgique, l’industrie textile, la fabrication du papier, etc. Puis, il y a un fait d’une importance capitale, et très significatif, la fondation d’une banque d’État, la Banque d’Angleterre, en 1694, création qui va assurer le crédit de l’État issu de la Révolution de 1688[14].

Au total, à la fin du XVIIe siècle, en Angleterre et en Écosse, on compte 140 sociétés par actions, dont le capital global s’élève à 4 250 000 livres sterling. Sur cette somme, 3 232 000 livres appartiennent à six entreprises : les Compagnies des Indes Orientales, d’Afrique, de la Baie d’Hudson, de New Rivier, la Banque d’Angleterre et la Million. Bank. — Fait très important : on observe une grande fluctuation dans le prix des actions : celles de la Compagnie des Indes Orientales, de 200 livres sterling, en 1692, descendent à 37, en 1697 ; pour la même période, les actions de la Compagnie d’Afrique tombent de 52 à 13 livres sterling, et de la Baie d’Hudson, de 260 à 80. Tel est l’effet de crises et surtout de spéculations de plus en plus intenses ; il est impossible d’y remédier, et même la condamnation d’un certain nombre de courtiers de bourse (stock jobbers) ne produit aucun effet.


7. Rôle relativement secondaire de la France. — En France, on assiste à des phénomènes analogues, mais d’une bien moins grande amplitude qu’en Angleterre. Toutefois, le capitalisme commence à se manifester même dans le commerce intérieur : on voit clairement les progrès accomplis par le commerce en gros, qui est entrepris par les « grossiers », les merciers et les drapiers. Jacques Savary, dans son Parfait négociant, se préoccupe surtout de ce commerce, en montre l’importance, insiste sur les difficultés et les risques qu’il comporte.

Les négociants qui ont pu se faire inscrire sur les tableaux des juridictions consulaires sont affranchis de toutes les charges pesant sur les communautés de métiers ; ils forment vraiment une classe nouvelle ; ils peuvent accéder à la noblesse :

En France, dit Jacques Savary, non seulement Louis XIII, par son ordonnance du mois de janvier 1627, permet aux marchands grossiers de prendre la qualité de nobles, mais encore Louis XIV… les déclare capables, sans quitter le commerce, d’être revêtus des charges de secrétaire du roi qui donnent la noblesse à ceux qui les possèdent actuellement ou qui les ont possédées vingt années, aussi bien qu’à toute leur ligne directe[15].

Ce sont ces marchands en gros, — et surtout les merciers —, qui amassent des capitaux considérables et tendent à sortir des cadres de l’organisation corporative. C’est dans leur classe que se recrutera, en partie, le personnel des compagnies de commerce privilégiées, des directeurs de manufactures. Rien d’étonnant qu’ils aient pris une grande part à la fondation de la Compagnie des Indes, que les souscriptions qu’ils aient données, en cette occasion, aient été fort importantes. Les merciers, qui vendent toutes sortes de marchandises (des toiles, des fils, des rubans, des galons, des ceintures, des broderies), se trouvent sans cesse en conflit avec d’autres corps de métiers, par exemple, avec les drapiers et les libraires, qui leur contestent le droit de vendre des alphabets et des almanachs ; ils seront aussi les premiers, plus tard, à fonder les magasins de nouveautés. Merciers et drapiers constituent l’aristocratie de la classe marchande ; à Dijon, dit M. Roupnel, « à cause de leur fortune, ils constituent, plus encore que les gens de profession libérale, le véritable lien entre la classe des privilégiés et celle des artisans »[16].

Le progrès du commerce se marque encore par le développement de l’esprit, d’aventure. Savary remarque qu’on est trop pressé, de s’établir à son compte, et souvent d’une façon imprudente :

Anciennement, l’on servait des douze ou quinze ou même vingt ans auparavant de reprendre le commerce pour son compte particulier ; aussi voyait-on moins de banqueroutes et de faillites en ce temps-là qu’en celui-ci, et l’on peut dire, sans exagération, qu’il s’est fait plus de faillites et de banqueroutes depuis trente ou quarante ans qu’il ne s’en était fait cent ans auparavant.

Et Savary insiste sur l’utilité d’un long apprentissage.

Le capitalisme ne joue cependant qu’un rôle secondaire dans le commerce intérieur. Dans les transactions qui s’accomplissent sur le territoire même du royaume, les denrées agricoles tiennent la première place, et surtout les céréales. Ainsi, en Languedoc, elles donnent lieu à un trafic d’environ 1 200 000 livres ; les vins jouent un rôle moins considérable qu’aujourd’hui ; on ne vend guère hors de la province que les vins de qualité supérieure et les eaux-de-vie. A noter aussi qu’au XVIIe siècle on n’accumule pas de stocks, comme on le fera plus tard[17]. Enfin, remarquons que la plupart des villes, même des capitales de provinces, comme Dijon et Rennes, restent des marchés purement locaux.


8. Cependant, expansion du commerce maritime et colonial de la France. — C’est surtout dans le commerce extérieur que se manifestent les progrès du capitalisme, car ce commerce s’est notablement développé au XVIIe siècle, bien que, dans une certaine mesure, il ait été entravé par le système mercantile, antérieur à Colbert, mais que le grand ministre devait singulièrement accentuer.

Il est, d’ailleurs, un fait qui, à première vue, nous révèlerait l’importance croissante du commerce extérieur : c’est la place qu’il tient de plus en plus dans les relations internationales. Depuis 1670, les grandes guerres — non seulement la guerre de Hollande, mais aussi la guerre de la Ligue d’Augsbourg[18] — ont été, en grande partie, provoquées par des rivalités économiques, et les clauses commerciales des traités de paix prennent une ampleur de plus en plus considérable.

Il faut le reconnaître, le commerce avec les puissances européennes profite plus à ces puissances qu’à la France

Le commerce avec l’Angleterre était très difficile à cause des vexations que les Anglais infligeaient à nos commerçants :

Il n’y a point de nation dans l’Europe, dit Savary, où les Français trouvent plus de difficultés à faire leur commerce et où ils soient plus maltraités qu’en Angleterre, et il n’y en a point aussi qui reçoivent et traitent plus favorablement les Anglais que les Français.

Le gouvernement anglais, pour protéger les manufactures de ses nationaux, frappait de droits prohibitifs les produits manufacturés français, de sorte que les Français ne pouvaient guère y exporter que leurs produits agricoles, et encore étaient-ce des bateaux anglais qui venaient charger à Bordeaux, La Rochelle ou Nantes le blé, le vin et les eaux-de-vie de notre pays. Le commerce avec la Hollande était sans doute très important, mais il se faisait presque uniquement par des bateaux hollandais. Le commerce avec les villes hanséatiques, relativement prospère, le commerce avec la Moscovie se faisaient aussi par l’intermédiaire des Hollandais. Bien que Colbert eût créé, en 1669, une Compagnie du Nord, qui devait faire ce trafic, les commerçants français continuaient à confier leurs marchandises aux étrangers[19], et on ne parvint même pas à établir des relations directes avec le Brandebourg.

Le commerce avec l’Espagne (l’un des meilleurs clients de la France) se trouvait aussi, en grande partie, entre les mains des Hollandais ; cependant des vaisseaux nantais et malouins, en assez grand nombre, se rendaient en Espagne, surtout à Bilbao et à Cadix.

Le commerce du Levant paraît avoir été plus favorable aux négociants français, du moins dans la seconde moitié du siècle, car il y avait eu, jusqu’en 1660, une profonde décadence. Colbert contribua à son relèvement en établissant la franchise du port de Marseille. Il est vrai que la création de la Compagnie du Levant ne donna pas les résultats que le ministre en attendait ; mais le commerce libre, se développa beaucoup à la fin du siècle. Si les Anglais restent au premier rang, les Français l’emportent sur les Hollandais ; en 1713, les marchandises du Levant débarquées à Marseille représentent 11 millions de livres ; près de 300 navires font ce trafic et partout, dans les ports de l’Empire Ottoman, on trouve des marchands et des consuls français[20].

C’est encore le commerce maritime et colonial qui procure les plus grands profits. Et c’est pour ce trafic que l’on recourt, pour la première fois, à de grandes compagnies par actions. On pensait, en effet, — et non sans raison, étant donnée la situation économique et politique de l’Europe —, que, seules, des compagnies de cette sorte pouvaient l’entreprendre. On songeait au succès des Compagnies des Indes anglaise et hollandaise, aux dividendes qu’elles distribuaient. Puis, pour des expéditions coûteuses, et qui comportaient de grands risques, on estimait que les capitaux individuels seraient insuffisants.

C’est pourquoi Colbert, dès 1664, s’efforce de créer les Compagnies des Indes Orientales et des Indes Occidentales, mais il ne parvient que difficilement à recueillir les capitaux nécessaires. Si la Compagnie des Indes Orientales, malgré de grandes difficultés, donna des résultats appréciables, la Compagnie des Indes Occidentales réussit si peu qu’en 1674 on dut livrer les Indes Occidentales (le Canada, l’Acadie) au commerce libre. La Compagnie du Sénégal, créée en 1673, malgré le trafic des nègres, ne fit que de très médiocres affaires. En somme, les négociants préféraient la liberté du commerce, comme le montrent les déclarations des députés du commerce en 1701, et les colons partageaient leurs sentiments[21]. La concentration commerciale ne pouvait s’établir que malaisément en France.

La politique commerciale de Colbert a, en grande partie, échoué ; on n’est pas parvenu à supplanter les Hollandais, comme le montrent, par exemple, les tentatives infructueuses faites par le ministre pour enlever la suprématie qu’ils possédaient dans le commerce du sucre. Cependant, c’est au commerce colonial que vont de préférence les capitaux dont peuvent disposer les négociants. On se l’explique aisément : ce commerce procure les denrées tropicales si recherchées (sucre, épices, tabac, café) et sert de débouché aux produits de la métropole. Savary a exprimé très nettement les conceptions, non seulement de Colbert, mais de beaucoup de ses contemporains, lorsqu’il a écrit[22] :

Il est certain que ce commerce est plus avantageux aux négociants, au public et à l’État, que pas un de ceux qui se font sur nier par des voyages au long cours, en ce qu’on porte dans tous ces pays, chaque année, pour plus de 4 millions de livres de marchandises et denrées superflues en ce royaume, par la trop grande abondance qu’il y en a, et que l’on rapporte en France pour plus de 6 millions de livres, qui augmentent le revenu de l’État par les droits d’entrée et qui sont vendues et distribuées au public à la moitié moins de ce que les étrangers les vendaient avant l’établissement de la Compagnie d’Occident…. toutes lesquelles marchandises ne font aucun tort à pas une des manufactures du royaume. Et, ce qui est digne d’une grande réflexion, c’est que l’on n’envoie pas d’argent ou très peu dans lesdits pays, au lieu que, pour faire le commerce dans le Nord, sur la Baltique, en Moscovie et dans les Indes Orientales, il en faut nécessairement porter ; autrement l’on n’y pourrait réussir.

Les Antilles françaises (Saint-Domingue, la Martinique, la Guadeloupe), qui se sont rapidement développées dans la seconde moitié du XVIIe siècle, donnent lieu à un trafic fort important : on y envoie des vins, des eaux-de-vie, de la viande salée, des morues, des harengs, de l’huile, du fromage, du fer, des étoffes de laine, des toiles, de la mercerie ; on en rapporte du sucre, du tabac, du café, , du coton. Ce commerce, auquel il faut joindre le plus lucratif, la traite des nègres, commence à enrichir les négociants de Bordeaux, de la Rochelle, de Rouen, de Nantes et même de Saint-Malo. Ces marchands veulent se réserver le monopole du commerce des « îles d’Amérique », mais, malgré, tous les efforts de Colbert, les Anglais et les Hollandais, — les Anglais surtout, qui peuvent difficilement se passer des produits des Antilles françaises —, parviennent à déjouer toutes les mesures prises par le gouvernement français[23].

D’ailleurs, — et il n’y a pas de meilleure preuve des progrès du capitalisme commercial, — le moment est veau où les monopoles commerciaux sont partout menacés. Après s’être adressée à des entrepreneurs anglais et hollandais, l’Espagne livre le privilège de la traite négrière à la Compagnie, française de Guinée, en 1701[24].

À la fin du XVIIe siècle, c’est le marché du Pacifique qui tente tes armateurs étrangers, et surtout les Malouins. Ceux-ci essaient de s’emparer de ce marché si important, où ils pourront écouler, avec des profits de 40 à 50 % au minimum, les toiles de Normandie et de Bretagne, les draps, les soieries de Lyon et de Touraine, les dentelles, les chapeaux de castor, les bas de laine et de soie, la mercerie, la quincaillerie, le papier. C’est alors qu’on voit des hommes d’affaires, comme Jourdan de Grouée, des armateurs, comme Noël Danycan, armer des vaisseaux pour les côtes du Pacifique : en 1706, trois bateaux de Danycan réalisent 350 % de bénéfices. Bien qu’au traité d’Utrecht le privilège de l’asiento ait été donné à l’Angleterre, les armateurs français, les Malouins surtout, continuent dans les colonies espagnoles, pendant quelques années, le commerce interlope, qui leur rapportait de si beaux bénéfices[25]. On va voir, à Saint-Malo, Magon de la Balue, faire le trafic, le plus lucratif avec les colonies espagnoles. Il reçoit en dépôt l’argent de bien des particuliers, — et notamment d’un président du Parlement de Dijon —, qu’il fait fructifier dans ses entreprises d’armement. La place de Nantes ne se développe pas moins. En 1664, le port ne comptait encore qu’une quarantaine de bateaux à deux ponts, presque exclusivement occupés à la pêche de la morue, et une centaine de barques à un pont, faisant le commerce en Espagne, en Angleterre, en Hollande. En 1715, Nantes se livre, déjà à un énorme trafic en Guinée, dans les îles d’Amérique, et beaucoup de ses armateurs Sont devenus puissamment riches[26].

C’est cette classe des armateurs qui, dès maintenant, compte au premier rang des capitalistes de l’époque. Au siècle suivant, on les verra participer souvent à de grandes entreprises industrielles, concurremment avec des gens de finance ; tel, ce Noël Danycan, dont nous venons de parler, qui se fera donner le privilège des mines de Bretagne et de Bourbonnais[27].

9. Faiblesse de l’organisation financière.. — Il apparaît nettement que l’évolution du capitalisme a été bien moins rapide en France qu’en Hollande et en Angleterre. En veut-on une autre preuve ? Les sociétés par actions sont moins nombreuses et moins fortement constituées. Celles que l’on a fondées dans la seconde moitié du XVIIe siècle ont été créées, d’une façon artificielle, par Colbert. Aussi n’est-il pas étonnant que Jacques Savary recommande surtout la formation de sociétés en commandite, grâce auxquelles les entreprises commerciales pourront se procurer des capitaux considérables[28]. Des sociétés en nom collectif semblent aussi s’être constituées ; Savary déclare, en effet :

« Dans les lieux où il y a des manufactures considérables, comme à Paris, Lyon, Saint- Chamond, Tours, Sedan, Amiens, Châlons, Reims, Rouen, Laval et autres villes du royaume, il y a plusieurs négociants associés qui font le commerce des matières premières qui y sont nécessaires, qu’ils vendent aux ouvriers, et qui achètent d’eux des marchandises qu’ils ont manufacturées pour les vendre ensuite à ceux des autres villes qui les vont acheter sur les lieux, ou qui leur en donnent la commission. »

Autre fait significatif : la faiblesse du régime bancaire. Seule, la place de Lyon reste encore un grand marché de capitaux (bien que relativement moins important qu’au XVIe siècle), ce qui facilite les relations avec l’Italie. Les banquiers de Lyon s’occupent tout à la fois du change des monnaies, du commerce des métaux précieux, servent d’intermédiaires pour les paiements, reçoivent des dépôts, font l’escompte.

À Lyon, les règlements de compte, les « virements de partie » s’opèrent toujours, comme au XVIe siècle. Le Mémoire de l’intendant d’Herbigny, de 1697[29], nous les décrit d’une façon très précise :

« Les quinze premiers jours après l’ouverture des paiements se passent à concerter entre les créanciers et les débiteurs, ou directement les uns avec les autres, ou par l’entremise des courtiers de change, la manière du paiement, c’est-à-dire si l’on continuera le billet, ou s’il se paiera soit en écriture, soit en argent comptant. Les derniers quinze jours, les paiements se font en écritures, par virements de partie, c’est-à-dire par compensation. Pour cela, tous les marchands et autres portant bilan se trouvent dans la loge du change depuis dix heures du matin jusqu’à midi, et par la confrontation des bilans, voyant réciproquement leurs débiteurs et leurs créanciers, ils ajustent si bien les compensations qui se rencontrent à faire des uns aux autres, qu’il y a tel paiement où il se solde pour 20 millions d’affaires et où il ne se débourse pas 100 000 écus comptant.

Mais, partout ailleurs, l’organisation bancaire reste très défectueuse ; on ne peut guère envoyer directement de traites qu’en Angleterre. Pour les autres pays, on est obligé, de s’adresser à la Banque de Hambourg et surtout à celle d’Amsterdam, qui a, nous le savons, une primauté incontestée. Voilà l’une des raisons qui nous expliquent que, suivant la remarque de M. Henri Hauser, pendant tout le règne de Louis XIV, « le change français ait été constamment un change déprécié ». Cette constatation éclaire singulièrement la condition économique de la France au XVIIe siècle[30].

Notons encore, qu’au XVIIe siècle les bourses sont peu nombreuses. La Bourse de Paris n’existe pas encore. Lyon, où, dès la première moitié du XVIe siècle, les négociants et banquiers avaient obtenu le droit de régler leurs affaires sur la place du Change, a édifié un bâtiment spécial pour sa bourse, de 1630 à 1653, et, au cours du XVIIe siècle, plusieurs règlements, notamment le règlement de 1667, fixent le mode de régler les paiements, donnant ainsi le modèle, qui sera suivi par le Clearing House de Londres.


10. Aspect particulier du capitalisme en France : les gens de finance et leurs tractations.. — Si le capitalisme joue en France un rôle bien moins important qu’en Hollande et qu’en Angleterre, ne faut-il pas, en grande partie, en chercher la raison dans la place que tiennent en notre pays les gens de finance, (font l’activité consiste surtout à profiter des embarras du Trésor royal et à s’engraisser à ses dépens ?

Cette classe des gens de finance est fort nombreuse. Il faut y comprendre les trésoriers royaux, qui vraiment abondent, car il y a multiplicité de caisses, que Necker s’efforcera, le premier, de réduire, en 1778 et 1779. Puis, ce sont les trésoriers despays d’États, notamment de Bretagne, et de, Languedoc, véritables banquiers de leur province, et aussi du Roi, grands manieurs d’argent, comme les Harouys et les Creissel, et qui parfois font de retentissantes faillites.

Non moins nombreux sont les receveurs, de toute catégorie : receveur général dans chaque généralité ; receveurs des tailles, dans chaque élection ; receveurs desdécimes, des pays d’États, de la ferme générale, des consignations, etc. Nombreux encore les payeurs de rentes (car chaque espèce de rentes a les siens), les payeurs de gages des Cours souveraines. Que l’on étudie une ville, en particulier, et l’on voit combien abondent les officiers de finance, qui y résident ; ils comptent parmi les habitants dont le taux de capitation est le plus élevé ; tel est le cas à Rennes, au XVIIIe siècle : agents des domaines, receveurs des fouages, directeur des vivres, employés des devoirs, officiers de la monnaie ont tous des cotes très élevées, et le receveur des domaines est même taxé à 600 livres[31].

Tous ces officiers de finance, auxquels il faut joindre les fermiers généraux, dont l’importance ne cesse de croître, ne se contentent pas de remplir leurs fonctions ; ils s’occupent d’affaires, ils trafiquent avec les deniers de l’État.

Ils rentrent, en un mot, dans la classe, aussi opulente que honnie, de ceux qu’on appelle les traitants ou partisans, qui, moyennant des avances au Trésor royal, se font donner le droit de percevoir tel ou tel impôt, ou de trouver des titulaires pour les nombreux offices de toutes sortes, que crée le pouvoir royal, notamment dans la dernière partie du règne de Louis XIV.

Tous ces traitants s’occupent, comme l’on dit, des affaires extraordinaires, dont le gouvernement royal ne saurait se passer, car les anciens impôts ne suffisent plus à ses besoins. Les bénéfices qu’ils réalisent aux dépens du Trésor sont énormes. Même à l’époque de Colbert, sur une aliénation de 14 420 000 livres, les traitants se font accorder 1 320 000 livres, sans compter la remise d’un sixième, soit 2 333 000 livres ; au total, près d’un sixième. À en croire Boulainvilliers, de 1689 à 1709, sur des traités d’un milliard, 266 millions restèrent entre leurs mains ; ici, c’est le quart, mais c’est que leurs exigences croissaient avec les embarras des finances publiques, En 1694, après cinq ans de guerre, Vauban estimait que les partisans avaient gagné environ cent millions.

C’est que l’on ne pouvait se passer de l’entremise de gens qui détenaient de forts capitaux. Et, il faut bien le dire, des financiers, comme Samuel Bernard, comme les Crozat, ou encore comme Le Gendre, ont rendu de grands services, aux moments les plus critiques de la Guerre de la Succession d’Espagne ; Samuel Bernard risqua plusieurs fois une ruine complète.

D’ailleurs, les munitionnaires et les trésoriers de guerre sont encore plus âpres au gain, s’il est possible, et spéculent trop souvent sur la famine. N’oublions pas que c’est grâce aux fournitures de guerre qu’ont commencé à édifier leur fortune les frères Pâris, qui seront peut-être les plus gros capitalistes du XVIIIe siècle.

Fait significatif : la plupart des banquiers de l’époque, — parmi lesquels on peut citer de Meuves, Hoggers, Samuel Bernard lui-même —, se sont beaucoup plus occupés de crédit public que de transactions commerciales[32].

Sans doute, comme le montrent MM. Germain Martin et M. Bezançon dans leur remarquable ouvrage sur l’Histoire du crédit en France sous le règne de Louis XIV, nombre de ces financiers ont sombré, au cours de leur carrière, ont connu de cruelles déconfitures ; parfois aussi (rarement), on leur « a fait rendre gorge ». Mais plus nombreux encore sont ceux qui ont fait souche de nobles familles, comme ce Béchameil, dont le fils, Béchamel de Nointel a été ambassadeur de Constantinople et intendant de Bretagne.

Dans quelle mesure ces capitaux accumulés par les gens de finance ont-ils servi l’expansion du capitalisme commercial et industriel ? C’est ce qu’il est malaisé de voir avec précision. Sans doute, on trouve des financiers parmi les commanditaires des armateurs, comme les Magon de Saint-Malo, ou parmi les actionnaires des premières grandes entreprises industrielles, notamment des compagnies minières ou des exploitations houillères ; Pâris-Duverney, par exemple, a donné beaucoup d’argent pour l’exploitation de la mine de plomb argentifère de Pontpéan.

Cependant, beaucoup de ces richesses, si rapidement acquises, ou bien se sont dissipées en dépenses de luxe[33], ou bien ont servi à l’acquisition de propriétés foncières ou de seigneuries.

Beaucoup de capitaux aussi se sont, en quelque sorte, immobilisés dans les charges parlementaires, si coûteuses au XVIIe siècle, ou dans les innombrables offices créés par le pouvoir royal.

D’autres capitaux échappent à la circulation de la vie économique ; ce sont les rentes, qui vont en s’accroissant sans cesse depuis le XVIe siècle. Déjà, en 1589, on compte 3 428 000 livres de rentes sur l’Hôtel de Ville. Le pouvoir royal ne cesse d’en créer de nouvelles, quitte à opérer des réductions ruineuses pour les rentiers, sans compter les « retranchements de quartiers ». Colbert se vantait des réductions qu’il avait opérées : en 1670, il avait ainsi diminué les rentes d’un tiers. Mais, après lui, ce furent d’incessants emprunts et aussi de constants manquements de parole aux dépens des malheureux rentiers. En 1789, on comptait 62 millions de rentes perpétuelles sur le Trésor royal ; mais les rentes sur le clergé (beaucoup plus sûres que les rentes sur l’État) se chiffraient par 149 millions, et il y avait aussi des rentes sur les États provinciaux, au taux modéré de 4 à 5 %, parce qu’elles offraient assez de sécurité.

De ce qui précède, on peut conclure que l’extension des « affaires de finance », le nombre des charges et offices, la quantité des rentes ont contribué à retarder, en France, l’expansion du capitalisme commercial et industriel.

Ouvrages à consulter.


Outre tes ouvrages déjà cités de Cunningham, Haring, Scott, H. Sée, van Dillen ; Zimmermann :

Blok (P. J.), Geschichte der Niederlande, trad. all. (coll. Heeren et Ukert), 6 vol. in-8o ; — Mémoire touchant le négoce et la navigation des Hollandais, d’Izaak Loysen, 1699 (Bijdragen van het historisch genootschap, fasc. 24).

E. W. Dahlgren, Les relations commerciales et maritimes entre la France et les côtes de l’Océan Pacifique, Paris, 1909.

Forbonnais, Recherches et considérations sur les finances de la France, 1758, 2 vol. in-4o.

Huet (P. D.), Mémoires sur le commerce des Hollandais, éd. de 1717 et de 1718.

M. Marion, Dictionnaire des institutions de la France aux xviie et xviiie siècles, Paris, 1923, art. ferme générale, receveurs généraux, rentes, traitants, trésoriers.

Germain Martin et M. Bezançon, L’histoire du crédit de la France sous le règne de Louis XIV, Paris, 1913.

Jacques Savary, Le Parfait négociant, 1675.

Georges Scelle, Histoire politique de la traite négrière aux Indes de Castille, Paris, 1906, 2 vol. in-8o (thèse de doctorat, en droit).

Henri Sée, L’activité commerciale de la Hollande à la fin du xviie siècle (Revue d’Histoire économique, 1926).

Pringsheim, Beitraege zur wirthschaftlichen Entwickclungsgeschichte der Vereinigten Niederlande in den XVII ten und XVIII ten Jahrhunderte, 1890 (Forschungen, de Scnmoller).

Thirion, Vie privée des financiers au xviiie siècle, Paris, 1895.

J.G. van Dillen, Bronnen tot de geschiedenis der wisselbanken (Amsterdam, Middelburg, Delft, Rotterdam), La Haye, 2 vol. in-4o (Publ. historiques du royaume).


  1. Voy. Haring, op. cit., p. 111 et suiv., et The Buccancers in the West Indies in the XVIIth century, Londres, 1910.
  2. Voy. Dahlgren, Les relations commerciales et maritimes, entre la France et les côtes de l’océan Pacifique, Paris, 1909 ; Léon Vignols, Le commerce interlope français à la mer du Sud (Revue d’Histoire économique, 1925).
  3. Cf. Georges Scelle, La traite négrière aux Indes de Castille, Paris, 1904.
  4. Voy. H. Sée, Que faut-il penser de l’œuvre économique de Colbert ? (Revue historique, an. 1926) ; Auguste Deschamps, Le métallisme et la politique mercantile (Revue d’Histoire économique, an. 1920, p. 7 et suiv.).
  5. Lettres, instructions et mémoires de Colbert, publ. par Pierre Clément, t. II, p. 268.
  6. Colbert, Mémoires sur les affaires de France, publié par P. Clément, Histoire de la vie et de l’administration de Colbert, p. 427.
  7. Voy. Huet, Mémoires sur le commerce des Hollandais, 1718 ; Mémoire touchant le commerce et la navigation des Hollandais, 1699, publié par P. J. Blok ; H. Sée, L’activité commerciale de la Hollande à la fin du XVIIe siècle ; P. J. Blok, Geschichte der Niederlande (coll. Heeren et Ukert), t. V.
  8. Voy. le Mémoire touchant le négoce et la navigation des Hollandais, loc. cit. ; S. Van Brakel, De Hollandsche Handelscompagnieen der XVIIe eeuw ; Ehrenberg, Die Amsterdamer Aktienspekulation im 17 Jahrhundert (Iahrbücher für Nationalaekonomie und Statistik, 3e série, t. III).
  9. Un curieux mémoire anonyme de 1698 attribue ces spéculations surtout aux Juifs ; voy. Léon Vignols, Le commerce hollandais et les congrégations juives à la fin du XVIIe siècle (Revue historique, 1890, t. XLIV, pp. 327-330).
  10. Sur tout ce qui précède, voy. aussi le Mémoire sur le négoce et la navigation des Hollandais, de Loysen, publié par P. J. Blok, loc. cit., p. 307 et suiv., et surtout la grande publication de documents de J.-G. van Dillen sur les banques hollandaises. Cf. C. Mees, Proeve eener geschiedenis van het bankwezen in Nerderland gerudende den tijd der Republik, Rotterdam, 1836.
  11. L. Vignols et H. Sée, La fin du commerce interlope des Français (Revue d’Histoire économique, 1925).
  12. Stock implique encore l’idée d’une marchandise ; le capital est une valeur financière.
  13. Au même moment, les dividendes de la Compagnie hollandaise ne sont que de 166 %, mais son capital est de cinq fois supérieur à celui de la Compagnie anglaise. Le tant pour cent s’applique naturellement au capital primitif des actions.
  14. Voy. Philoppovitch, Die Bank von England im Dienste der Finanzverwaltung des Staates, Wien, 1885 ; John Sinclair, History of the public revenue of the British Empire.
  15. Par l’édit du 5 décembre 1664, Colbert permet aux gentilshommes de faire le commerce de mer sans déroger ; l’édit d’août 1669 déclare : « voulons que tous gentilshommes puissent entrer en société et prendre part dans Les vaisseaux à marchandises, pourvu qu’il ne vendent pas en détail ».
  16. Gaston Roupnel, La ville et la campagne au XVIIe siècle ; étude sur les populations du pays dijonnais, Paris, 1922, pp. 142-143.
  17. Voy. P. Boisonnade, La production et le commerce des céréales, des vins et des eaux-de-vie en Languedoc, dans la seconde moitié du XVIIe siècle (Annales du Midi, 1905, t. XVII, pp. 329 360).
  18. Les Hollandais se proposaient surtout d’anéantir le commerce français ; voy. G. N. Clark, The dutch alliance and the war against french trade (1688-1697), Manchester, 1923.
  19. Voy. de Dainville, Les relations commerciales de Bordeaux avec les pays hanséatiques (Hayem, Mémoires et documents sur l’Histoire du commerce…, 3e série, p. 211 et suiv.).
  20. Voy. Paul Masson, Histoire du commerce français dans le Levant au XVIIe siècle, 1906.
  21. Cf. Ph. Sagnac, L’Histoire économique de la France de 1683 à 1714 (Revue d’Histoire moderne, t. IV, pp. 89-97).
  22. 2e partie, I-II, chap. X, t. I, pp. 537-538.
  23. Voy. l’excellent ouvrage de L. Mins, Colbert’s West India policy (Yale historical studies), Newhaven, 1912.
  24. Voy. Georges Scelle, Histoire politique de la traite négrière aux Indes de Castille, 1906, 2 vol., in-8°.
  25. Voy. Dahlgren, Les relations commerciales et maritimes entre la France et les côtes de l’Océan Pacifique, Paris, 1909.
  26. Voy. Gabory, La marine et le commerce de Nantes au XVIIe et au commencement du XVIIIe siècle (Annales de Bretagne, 1902, t. XVII).
  27. Voy. H. Sée, Les origines de la Société minière de Pontpéan (Mémoires de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Bretagne, 1924). Cf. aussi H. Sée, Le commerce de Saint-Malo au XVIIIe siècle.
  28. Cf. J. Savary, op. cit., 2e partie, I. I, chap. I, t. I, p. 242 et suiv.
  29. Revue d’Histoire de Lyon, an. 1902, p. 331.
  30. Voy. Henri Hauser, Le « Parfait négociant » de Jacques Savary (Revue d’Histoire économique, 1925).
  31. Voy. H. Sée, La population et la vie économique de Rennes au XVIIIe siècle (Mémoires de la Société d’Histoire de Bretagne, t. IV, 1923).
  32. Voy. Ph. Sagnac, Le crédit de l’État et les banquiers à la fin du XVIIe et au commencement du XVIIIe(Revue d’Histoire moderne, t. X, 1908).
  33. Voy. Thirion, La vie privée des financiers d’autrefois, 1895.