Chapitre VI


L’AFFAIBLISSMENT DU PACTE COLONIAL,
INDICE ET CONSÉQUENCE DES PROGRÈS
DU CAPITALISME


1. Le pacte colonial de l’Espagne au XVIIIe siècle. — Il nous reste à considérer encore l’un des indices les plus significatifs des progrès du capitalisme : nous voulons dire l’affaiblissement du pacte colonial.

En ce qui concerne l’Espagne, les bénéfices du trafic avec ses colonies de l’Amérique lui échappent de plus en plus. C’est que le régime absurde auquel elle soumet ce commerce a pour résultat d’encourager la fraude et la contrebande.

Au XVIIIe siècle, les étrangers, et surtout les Français, se plaignent de plus en plus amèrement des conditions qui régissent le commerce de Cadix, qui devient de plus en plus incertain et irrégulier. Il faut dire que la politique française, de 1715 à


1725, a singulièrement desservi nos intérêts commerciaux en Espagne. La suppression des galions et des flottes, en 1735. leur remplacement par des registros (navires particuliers, qui reçoivent la permission de faire le commerce) ne font qu’aggraver la situation, si bien qu’en 1755 on salue avec joie le rétablissement des flottes. Cependant, le désordre ne cesse pas, et Charles III sacrifie, dans une certaine mesure, au principe de la liberté du commerce par son ordenanza del comercio libre, de 1778, qui supprime le monopole de Cadix, tandis qu’il s’efforce, d’autre part, au moyen de droits prohibitifs, de libérer l’industrie espagnole de la concurrence étrangère[1]. Le moment n’était pas éloigné où les colonies espagnoles de l’Amérique, pour des raisons économiques surtout, allaient réclamer leur indépendance. Voilà où aboutissait le fameux monopole commercial de l’Espagne.

En somme, on l’a déjà vu, ce furent les autres puissances maritimes qui profitèrent surtout du commerce avec l’Amérique espagnole et portugaise : la Hollande, l’Angleterre et, dans une moindre, mais assez forte mesure, la France. Au XVIIIe siècle, l’Angleterre se place au premier plan, car, grâce à sa domination sur le Portugal, grâce au traité de Methuen, de 1703, elle parvint à capter l’or du Brésil, comme le montre

M. van Dillen, sans compter que le développement de ses manufactures lui donne des moyens d’échange supérieurs à ceux des autres nations. Remarquons encore que le grand commerce maritime, particulièrement le trafic légal ou interlope avec l’Amérique, permet aux puissances de l’Atlantique d’accumuler une grande masse de capitaux. Cet afflux d’espèces monnayées et de métaux précieux devient d’autant plus intense dans la seconde moitié du XVIIe siècle et au XVIIIe que le développement des colonies espagnoles accroît le besoin qu’elles ont des produits manufacturés de l’Europe, et qu’en même temps l’industrie fait de grands progrès en Angleterre et, aussi, mais dans une moindre mesure, en France. Il n’est pas inutile non plus de porter notre attention sur les énormes, bénéfices du commerce de contrebande, du commerce interlope, qui, par ses procédés, se rapproche singulièrement de la piraterie. Ce commerce, comme la course maritime, est bien une sorte de brigandage. Le Raub, selon l’expression de Sombart, semble l’une des sources du capitalisme moderne[2].


2. Le pacte colonial de l’Angleterre dans l’Amérique du Nord. — Cependant, la question du monopole commercial va se poser pour l’Angleterre elle-même. Des colonies anglaises, depuis le début du XVIIe siècle, se sont établies dans l’Amérique du Nord. Quels seront avec elles les rapports de la métropole 1 Le développement économique du monde ne va-t-il pas aussi provoquer l’indépendance de ces colonies, bien que le système anglais soit sensiblement plus habile, moins étroit et plus souple que le système espagnol ?

Les colons anglais de l’Amérique du Nord ont été, pendant un siècle au moins, beaucoup moins bien partagés que les colons espagnols de l’Amérique du Sud. Les aventuriers anglais du XVIe siècle venaient chercher dans le Nouveau Monde des métaux précieux, des produits tropicaux et surtout le fameux passage qui leur permettrait, pensaient-ils, d’atteindre l’Inde. Leurs espérances furent, en grande partie, déçues. Cependant la Virginie, la première région qui fut mise en valeur, offrait certaines ressources ; bientôt, on vit se créer un type nouveau de colonie, la colonie de peuplement, au sens moderne du mot. Dans la Nouvelle-Angleterre, située sous un climat plus rude, ce caractère s’accentua encore. La Couronne ou les Compagnies avaient surtout à gagner à l’établissement de nombreux colons, qui feraient monter le prix des terres. La conséquence, c’est que les colonies anglaises de l’Amérique du Nord ne furent pas soumises à un régime purement mercantile. En outre, peuplées en partie par des réfugiés, des dissidents politiques ou religieux, elles aspiraient à se rendre plus ou moins indépendantes de la métropole[3].

Mais voici que le capitalisme, — du moins le capitalisme commercial —, fait de grands progrès, dès la première moitié du XVIIe siècle, et surtout vers le milieu du siècle. Ainsi s’explique le triomphe du système mercantile. Balance du commerce, réglementation des importations et des exportations, monopole commercial réservé aux négociants de la métropole : tels sont les principes essentiels de ce régime. En ce qui concerne les colonies, Postlethwayt, dans son Britain’s Commercial Interest explained[4], publié en 1747, marque le véritable caractère du monopole exercé par la mère-patrie :

« Les colonies ne doivent jamais oublier ce qu’elles doivent à la mère-patrie pour la prospérité dont elles jouissent. La gratitude qu’elles lui doivent les oblige à rester sous sa dépendance immédiate et à subordonner leurs intérêts aux siens. Elles doivent, en conséquence :

« 1° Donner à la métropole un plus grand débouché pour ses produits ; « 2° Donner de l’occupation à un plus grand nombre de ses manufacturiers, artisans, marins ; « 3° Lui fournir une plus grande quantité des objets dont elle a besoin. »

En conséquence, les colonies ne doivent pas se livrer aux métiers et aux cultures, pour lesquels elles se trouveraient en rivalité avec la métropole. Elles ne doivent, ni consommer des marchandises étrangères, ni acheter aux étrangers des marchandises que la mère-patrie peut leur fournir. Les colonies ne doivent se livrer qu’à l’agriculture, et le transport de leurs productions sera réservé à la métropole. On estimait, d’ailleurs, que ce régime devait être aussi avantageux aux colons qu’à l’Angleterre elle-même.


3. Politique commerciale de l’Angleterre. — On comprend alors le caractère qu’affecte la politique commerciale et coloniale de l’Angleterre. Déjà en 1621, une ordonnance royale avait interdit à la Virginie d’exporter ses produits à l’étranger sans les avoir préalablement débarqués en Angleterre ; mais elle resta à peu près lettre morte, grâce au trafic des Hollandais, qui emportaient dans leur pays une partie du tabac de la Virginie et la fournissaient, en retour, de marchandises européennes.

Bien plus important et plus général est l’Acte de navigation, de 1651. Il établit en substance : 1° les marchandises provenant d’Asie, d’Afrique ou d’Amérique ne pourront être transportées en Angleterre que par des vaisseaux appartenant à des Anglais et dont l’équipage sera en majorité anglais ; 2° les marchandises provenant de l’Europe ne pourront être transportées en Angleterre ou dans ses dépendances que par des vaisseaux anglais ou appartenant au pays producteur.

La loi de 1660 fut beaucoup plus intransigeante encore, puisque, d’après elle, tous les transports entre la métropole et ses colonies étaient réservés aux vaisseaux anglais, c’est-à-dire appartenant à des Anglais, à des Irlandais ou à des colons anglais, et dont les trois quarts de l’équipage seraient anglais ; c’était écarter les étrangers des colonies. Toutefois, la loi ne fut gênante que pour la Virginie et le Maryland, qui se passaient difficilement du commerce hollandais ; en ce qui concerne la Nouvelle-Angleterre, elle n’eut pour effet que de développer ses constructions navales.

La loi de 1660 énumérait aussi un certain nombre de produits coloniaux, qui ne pourraient être transportés qu’en Angleterre ou dans d’autres colonies anglaises : c’étaient le sucre, le gingembre, le tabac, le coton, l’indigo, les bois de teinture. La liste des marchandises énumérées fut, étendue en 1706 et en 1722 : elle comprit la mélasse, le riz, les fournitures pour les constructions navales, le cuivre, les pelleteries. En outre, la loi de 1663 décida qu’aucune marchandise européenne ne pourrait être introduite dans les colonies, sans avoir passé par l’Angleterre.

Cependant ces trade acts, pendant longtemps, ne furent pas extrêmement gênants pour les colonies anglaises. La Virginie avait intérêt à vendre son tabac à l’Angleterre  ; et, quant à la Nouvelle-Angleterre, elle trafiquait surtout, avec les Indes Occidentales. Puis, ces colonies étaient trop éloignées, trop vastes, avaient une vie économique trop indépendante pour qu’on pût leur appliquer d’une façon rigoureuse le système mercantile ; grâce à leur self government, et aussi à la fraude, elles échappaient, en grande partie, aux lois anglaises.

Les colonies américaines, dans la période de 1660 à 1700, se développèrent normalement, assez lentement d’ailleurs, sans que la métropole ait exercé une grande influence sur leur vie économique. La population totale ne dépassait pas 250 000 ou 300 000 habitants ; elle était surtout anglaise, excepté à New York, où les Hollandais, avaient la majorité, et en Pensylvanie, où s’établirent de nombreux Hollandais, Allemands, Suédois. L’agriculture était toujours la principale forme d’activité économique.

La Nouvelle-Angleterre est le pays des petites exploitations, cultivées par leurs propriétaires ; dans les colonies du centre, dominent les fermes d’étendue moyenne, souvent louées par leurs propriétaires ; dans le Sud, ce sont de grandes plantations, produisant surtout du riz et du tabac. Le commerce des fourrures joue encore un grand rôle. Dans la Nouvelle-Angleterre, l’industrie commence à se développer. On y construit (surtout dans le Massachussets) beaucoup de bateaux, et à meilleur compte qu’en Angleterre, de sorte que les deux tiers de la flotte commerciale de la métropole en proviennent. Le rhum, fabriqué avec le sucre des Antilles, est aussi une industrie importante.

Cependant, c’est le commerce qui est déjà la principale ressource de la Nouvelle-Angleterre ; elle exporte dans la mère-patrie clés poissons, des produits forestiers, du rhum, des bateaux, mais des droits sur les grains (cornlaws) l’empêchent d’y envoyer ses blés. En même temps, son trafic avec les Indes Occidentales, c’est-à-dire avec les Antilles, ne cesse de s’accroître : elle va y chercher la mélasse dont elle a besoin pour la fabrication du rhum et elle y transporte les salaisons, les céréales, les bois de construction et aussi les noirs, car elle est le grand centre de la traite négrière. La colonie de New York se livre à peu près au même commerce, mais sur une plus petite échelle. En somme, le commerce total des colonies est une fois et demie ou deux fois plus considérable que leur trafic particulier avec la métropole, qui, en 1700, s’élève à 344 000 livres sterling pour l’exportation, et 395 000 pour l’importation. La Révolution de 1688 lui a été très favorable, car elle l’a affranchi de la politique tracassière de la Restauration. On voit donc, en fin de compte, qu’à la fin du XVIIe siècle, le monopole commercial de la métropole ne s’exerce plus pleinement, en dépit de tous les trade acts.

4. Les causes économiques de la guerre de l’Indépendance. — Au XVIIIe siècle, c’est toujours surtout grâce à leurs propres efforts que se développent les colonies anglaises de l’Amérique du Nord, sans que la métropole ait eu une grande part à leurs progrès. La population, en 1760, s’élève à 1 600 000 habitants. L’agriculture continue à jouer un rôle considérable, surtout dans les colonies du centre, qui produisent les céréales, et dans les colonies du Sud, qu’enrichit la culture du tabac, du riz et de l’indigo (celui-ci introduit dans la Caroline du Sud, en 1741).

L’industrie n’a qu’une importance secondaire. C’est en partie, — mais dans une assez faible mesure -, la conséquence du système colonial. La métropole, qui veut se réserver le monopole, en Amérique, de ses produits industriels, édicte des mesures tendant à empêcher la création dans ses colonies de manufactures de drap, de chapeaux, d’acier. Cependant, il s’y crée des manufactures, encouragées par les gouvernements coloniaux. Mais l’un des grands obstacles, c’est le manque de capitaux ; ceux-ci, en progrès au XVIIIe siècle, sont plutôt attirés vers les entreprises commerciales ; le taux élevé de l’intérêt (6 ou 8 %) est défavorable aux progrès de l’industrie ; la rareté de la monnaie ne l’est pas moins. Une difficulté tout aussi grande, c’est le manque de main-d’œuvre : les émigrants sont attirés par d’autres champs d’activité plus avantageux. C’est la raison pour laquelle la métallurgie ne s’est développée que si lentement dans le New Hampshire. Un fait caractéristique, c’est que les salaires sont plus élevés qu’en Europe (de 50 % plus considérables qu’en Angleterre dans la filature).

Partout, c’est donc encore le régime de la petite industrie, la dispersion des établissements industriels. Toutefois, dans la seconde moitié du siècle, il y a une petite tendance vers la concentration. En 1775, est créée à Philadelphie The United Company of Philadelphia for promoting American Manufactures. On voit aussi se former quelques bourgs industriels : Germantown, Haverhill, Lancaster, Bethlehem. En 1750, une manufacture de toile avait été créée à Boston ; après 1760 et surtout 1770, la concentration industrielle fait quelque progrès dans la filature. Les jennies apparaissent à Philadelphie et à Beverley (dans le Massachussetts), mais les colonies sont, à cet égard, très en retard sur l’Angleterre ; celle-ci avait défendu l’exportation des machines en Amérique[5]. Cependant, il est bien visible que le faible développement industriel des colonies anglaises a été déterminé moins par le système mercantile que par les conditions générales de leur évolution économique.

C’est donc le commerce qui est l’une des grandes ressources des colonies anglaises. Il s’est énormément accru de 1700 à 1774 (il aurait même décuplé, au dire de Burke).

La métropole s’efforce d’en tirer le plus grand bénéfice, de se le réserver le plus complètement possible. Mais elle n’y parvient pas, puisque 40 % des importations et 45 % des exportations se font avec d’autres pays que l’Angleterre, c’est-à-dire avec les Indes Occidentales, la Nouvelle-Écosse, Terre-Neuve, l’Europe et l’Asie.

Le tableau suivant, pour l’année 1769, est bien significatif[6] :

Grande-Bretagne Europe méridle Indes occidles Afrique Total
Importations 1 604 000 76 000 789 000 151 000 2 623 000
Exportations 1 531 000 552 000 747 000 20 278 2 852 000

Ce tableau met aussi en lumière la grande importance du commerce avec les Indes Occidentales. Les colonies ont des rapports de plus en plus considérables avec les Antilles françaises, où elles trouvent le sucre et les mélasses à meilleur marché. On s’explique alors que les planteurs des Antilles anglaises aient obtenu du Parlement le Sugar Act, de 1733, qui établit des droits de 9 pence par gallon sur le rhum, 6 sur les mélasses et 5 sh. par cent livres sur le sucre importé.

Cet Act, s’il avait été observé, aurait causé un grand préjudice aux colons ; mais il resta lettre morte. Le commerce avec les Antilles françaises continua comme par le passé ; il ne fut même pas interrompu par la Guerre de Sept Ans. En effet, on se servait pour ce trafic de ports neutres, hollandais ou espagnols ; en 1759, Monte Christi, port espagnol de la côte nord de Saint-Domingue, reçoit plus de cent vaisseaux de l’Amérique du Nord.

Le Sugar Act de 1764 semblait devoir être plus efficace : il interdisait l’importation du rhum des colonies étrangères, portait à 1 1. 7 sh. le droit de 5 sh. sur le sucre, tout en réduisant de 6 pence à 3 par gallon le droit sur les mélasses (transformé, deux ans après, en un droit d’un penny, quelle que fût la provenance). Mais la contrebande rendit, en fait, inefficace ce nouveau Sugar Act.

Ce qui donnait une si grande importance au commerce avec les Antilles, c’est qu’il était lié à la traite négrière : pour l’achat des mélasses, les distillateurs de la Nouvelle-Angleterre avaient recours au trafic des nègres. Grâce à l’asiento, de 1713 à 1733, on transporta 15 000 nègres par an, et les deux tiers en étaient réservés aux colonies anglaises. Le nombre des nègres s’éleva donc rapidement, de 59 000 en 1714, à 193 000 en 1754, et à 697 000, en 1790. Il se faisait aussi aux Antilles un grand commerce de salaisons ; c’est que la Nouvelle-Angleterre avait des pêcheries très importantes. La pêche de la morue, qui entretenait une rivalité constante avec les Français, employait 360 vaisseaux (d’un port de 33 000 tonneaux), sur lesquels 300 appartenaient à des armateurs du Massachussets.

Cependant, le conflit allait devenir aigu entre la métropole et les colonies. C’est que, des deux parts, les tendances anciennes s’exagéraient. La métropole, par intérêt et aussi par esprit conservateur, voulait rendre plus stricte la dépendance économique des colonies, et, d’autre part, le principe de la liberté économique, qui s’affirmait partout, fortifiait encore les revendications des colons.

Grenville, le ministre anglais, ne se contentait pas d’accroître le nombre des articles énumérés qui ne pouvaient être exportés qu’en Angleterre ; il décida, en 1766, que toute marchandise provenant des colonies ne pourrait être transportée qu’en Angleterre.

Bientôt, la métropole essaya d’instituer un régime de taxes, qui posait d’une façon plus vive la question de la subordination des colonies. Ce fut d’abord la taxe sur le, timbre (Stamp Act), de 1765, qui souleva l’opposition de tous les colons ; ce furent ensuite les droits sur le papier, le verre, le plomb, le thé, à leur entrée en Amérique, établis par Townshend, en 1767.

Ces diverses mesures posaient une question de principe les colons ne voulaient pas se soumettre à des droits nouveaux, qu’ils n’avaient pas consentis, puisqu’ils n’étaient pas représentés au Parlement anglais. Ainsi la question de la taxation joua un rôle peut-être plus considérable encore que la question de la liberté commerciale dans les événements qui ont donné naissance à la Révolution américaine. Cependant, c’est la législation commerciale qui est peut-être la cause la plus profonde de la révolte. Plus le commerce était prospère, plus on jugeait insupportables toute entrave, toute immixtion de la métropole. Les colonies avaient donc besoin de la complète indépendance pour leur futur développement économique[7].


5. Le relâchement du monopole en France. — Le même problème se pose pour les colonies de toutes les puissances maritimes, mais il doit se résoudre de façon différente, suivant la nature des empires coloniaux.

Tandis que les habitants des colonies espagnoles, comprenant surtout (si l’on en excepte les travailleurs serviles ou semi-serviles) des fonctionnaire, du gouvernement ou des propriétaires nobles, possédant d’immenses domaines, sollicitaient, mais d’une façon assez passive, le droit de nouer clés relations commerciales avec les étrangers, les colons anglais de l’Amérique du Nord, agriculteurs, fabricants ou commerçants, sentaient directement le besoin d’échapper au monopole de la métropole. Dotés de constitutions libres, en grande partie autonomes, férus d’indépendance économique, politique et religieuse, ils n’avaient cessé de lutter pour défendre ce qu’ils considéraient comme leurs droits. C’est pourquoi ils ont été les premiers à s’émanciper, et, par la guerre de l’Indépendance, ils sont devenus une nation nouvelle.

Les coloris français des Antilles, moins indépendants que les Anglais, étaient cependant moins passifs que les créoles espagnols. Ils réclamaient avec assez d’énergie le droit de trafiquer librement avec les étrangers et notamment avec les Colonies anglaises de l’Amérique du Nord. Ils avaient un grand avantage à écouler leur sucre et leurs mélasses en ce pays et ils éprouvaient également le besoin d’être approvisionnés en bois, en farines, en poissons, qu’ils trouvaient à meilleur compte sur le continent voisin qu’en France. Ainsi s’explique déjà l’échec de la politique commerciale de Colbert[8]. La perte du Canada et de la Louisiane donne, plus d’acuité encore à leurs revendications. Aussi la contrebande vient-elle parer aux inconvénients de la législation existante. Puis, le gouvernement est obligé de céder peu à peu : Choiseul, après 1763, malgré les réclamations des armateurs français, autorise les Anglais à importer la morue dans les Antilles françaises, moyennant un droit de 8 livres par quintal. Puis, l’arrêt du Conseil de 1784 permet aux navires étrangers d’aborder dans plusieurs ports des colonies françaises, au grand mécontentement des armateurs de la mère-patrie, pour lesquels le commerce avec les « îles d’Amérique » était la grande source de richesses.

En un mot, tous les colons des deux Amériques étaient unanimes à ne plus vouloir de l’ancien pacte colonial, tandis que les négociants du vieux monde, dans chaque pays, s’ils prétendaient conserver leur monopole particulier, s’efforçaient de détruire celui de leurs rivaux. Ainsi s’explique l’affranchissement des colonies anglaises et espagnoles, qui donnera naissance à de jeunes républiques pleines d’avenir.

Ce grand fait, qui se prépare depuis un siècle et demi, et qui est l’un des événements les plus importants de l’histoire universelle, a été déterminé par toute l’évolution économique des peuples civilisés, par les progrès du capitalisme, auxquels a précisément donné naissance le grand commerce maritime. C’est le capitalisme, sous sa forme commerciale, qui est à l’origine du système colonial, adopté depuis le XVIe siècle, avec plus ou moins de rigueur, par toutes les puissances maritimes. Toutes étaient avides de se procurer les denrées tropicales et surtout les métaux précieux, que l’on considérait comme la source même de la richesse.

Et, en fait, l’afflux des métaux précieux, l’accroissement du stock monétaire ont eu une énorme influence sur la formation du capitalisme moderne ; ainsi s’explique l’importance mondiale des places de Cadix, où arrivaient l’or et l’argent du Nouveau-Monde, d’Amsterdam, qui en devint le principal marché au XVIIe siècle, puis de Londres, qui succéda à Amsterdam, dans la Seconde moitié du XVIIIe siècle.

Mais voici que le développement même de ce capitalisme tendait de plus en plus à la ruine de l’ancien système, qui devenait une entrave à toute l’expansion économique. L’Espagne, qui poussa à l’extrême, pour ne pas dire à l’absurde, le système mercantile et le principe du monopole métropolitain, paya son aveuglement de sa ruine. L’Angleterre, qui avait laissé plus de liberté à ses colonies, souffrit moins du régime, mais dut cependant finir par l’abandonner. Quant à la France, si elle subit la perte de ses Antilles, qui, au XVIIIe siècle, avaient fait la richesse de son commerce maritime, ce ne fut qu’une conséquence indirecte du système colonial ; il est vrai que les guerres de l’époque révolutionnaire dérivent, en partie, de la rivalité maritime et coloniale, qui, depuis un siècle, la mettait aux prises avec l’Angleterre.


6. Les causes profondes de l’émancipation des colonies. — Considérons encore que l’émancipation de l’Amérique anglaise, — et plus tard à un moindre degré de l’Amérique espagnole —, vont ouvrir de nouveaux champs d’action au capitalisme. Pas immédiatement, sans doute ; mais, en ces pays neufs, les possibilités de développement sont immenses ; on le verra plus tard aux États-Unis. L’évolution y sera plus lente, plus tardive, mais le capitalisme finira par y triompher plus complètement que dans la vieille Europe. Après avoir contribué à enrichir les métropoles de l’ancien continent, les pays du nouveau monde entreront en concurrence avec elles.

On peut se rendre compte des causes profondes de, la grande transformation qui s’est produite. Pendant deux siècles, on a considéré — et non tout à fait sans raison — que la richesse dépendait surtout, pour une nation, de la possession d’un important stock monétaire ; grâce à elle, la Hollande a pu jouer le rôle prépondérant que l’on sait. Mais, n’ayant relativement que peu d’industries, un territoire exigu qui restreignait la quantité et la variété de ses productions naturelles, ne pouvant guère se livrer qu’au commerce de commission, elle devait finalement céder le pas à des pays, comme la France et surtout comme l’Angleterre, qui, produisant — et de plus en plus — des objets manufacturés pour l’exportation, finirent par l’emporter sur beaucoup de marchés.

Désormais, c’est la production industrielle qui va passer au premier plan. On voit ce phénomène s’annoncer, d’abord en Angleterre, vers le milieu du XVIIIe siècle, et c’est en ce pays que se produira ce qu’on a pu appeler plus ou moins justement la révolution industrielle. En France, le mouvement est plus tardif, mais des symptômes caractéristiques s’en manifestent dès la fin de l’Ancien Régime ; et il est juste de reconnaître que Colbert, en s’efforçant avec tant d’énergie de développer son système de manufactures, avait eu, en un sens, l’intuition de l’avenir.

On s’explique fort bien que la chute du « pacte colonial », du monopole exclusif des métropoles, soit en liaison étroite avec l’avènement de la grande industrie, ou, si l’on aime mieux, du capitalisme industriel, qui, né du capitalisme commercial, va devenir le grand phénomène économique de la société moderne. Tandis que, dans les deux siècles précédents, — mille faits le prouveraient —, le régime industriel se trouvait étroitement subordonné à l’activité commerciale, c’est maintenant l’industrie qui va régler et dominer, dans une très forte mesure, toutes les relations commerciales.

En dernière analyse, c’est l’expansion maritime et coloniale des puissances européennes qui semble avoir été le facteur le plus important dans la genèse du capitalisme moderne. Un fait significatif, c’est qu’elle donne naissance aux phénomènes les plus caractéristiques de la société capitaliste, — telle qu’elle s’épanouira au XIXe siècle —, c’est-à-dire aux sociétés par actions, au jeu et aux spéculations sur les valeurs mobilières. À peine la Compagnie hollandaise des Indes Orientales était-elle fondée, au début du XVIIe siècle, que ses actions devinrent l’objet de spéculations à terme, de véritables jeux de bourse et même du procédé frauduleux des fausses nouvelles. En Angleterre aussi, mais plus tard, — car son expansion maritime a été moins précoce -, les sociétés par actions, créées pour le commerce colonial, donnent lieu à des spéculations de même sorte, et qui deviennent particulièrement scandaleuses, vers 1720, c’est-à-dire au moment même où, en France, le système de Law, basé également sur le commerce colonial, produit les mêmes aberrations. On peut noter encore que c’est pour favoriser les plantations coloniales que furent créées (en Hollande également) les premières banques hypothécaires. Enfin, n’est-ce pas un fait bien significatif que l’organisation bancaire se soit perfectionnée d’abord en Hollande, où a été fondée la première grande banque d’État, la Banque d’Amsterdam, qui devance de près d’un siècle la Banque de Londres ?

Remarquons encore que la première source directe du capitalisme industriel semble dériver du commerce maritime et colonial. Ce sont, en effet, les fabrications des étoffes de soie et surtout des cotonnades et indiennes, qui, les premières, ont connu le régime de la grande industrie, du factory system. C’est vraiment d’une façon prophétique que l’auteur anglais anonyme des Considérations sur le commerce des Indes Orientales montrait, dès 1701, comment l’importation des marchandises, provenant des Indes, devait transformer profondément l’industrie :

« Le commerce des Indes Orientales, disait-il, en nous apportant des articles fournis à plus bas prix que les nôtres, aura très probablement pour effet de nous obliger à inventer des procédés et des machines, qui nous permettront de produire avec une main-d’œuvre moindre et à moins de frais et, par là, d’abaisser le prix des objets manufacturés. »


  1. Voy. Albert Girard, Une négociation commerciale entre l’Espagne et la France (Revue historique, 1912, t. CXI, p. 291 et suiv.).
  2. Voy. Dahlgren, ouv. cité ; et Léon Vignols, Le commerce interlope français à la mer du Sud (Revue d’Histoire économique, an. 1925).
  3. Voy. D. Pasquet, Histoire du peuple américain, 1924, t. I.
  4. T, I, pp. 107-108. — Sur tout ce qui suit, voy. Emory R. Johnson, History of Domestic and Foreign Commerce of the United States, 1915 (Public. de l’Institut Carnegie), t. I, p. 36 et suiv. Cf. Herbert L. Osgood, American Colonies in the XVIIth century ; George L. Beer, Commercial Policy of England towards the American Colonies (Studies in Historical, Economic and Public Law, Columbia College, 1893) ; C. L. Becker, Beginnings of the American People, Boston, 1914.
  5. Sur ce qui précède, voy. Victor S. Clark, History of the Manufactures in the United States, Washington, 1916, et C.-D. Wright, L’évolution industrielle des États-Unis, trad. fr., 1901.
  6. Les chiffres représentent des livres sterling.
  7. Voy. Arthur M. Schlesinger, The Colonial Merchants and the American Revolution (Columbia University, Studies in History, 1918) ; C. H. van Tyne, The Causes of the War of Independance, 1922 ; H. E. Egerton, The Causes and Character of the American Revolution, 1923 ; Herbert L. Osgood, The American Colonies in the XVIIIth century, New-York, 19241925, 4 Vol. ; H. Hauser, De quelques aspects de la Révolution américaine (La Révolution française, 1921, t. 74).
  8. L. Mims, Colbert’s West India Policy, Newhaven, 1912.