Calmann-Lévy (p. 275-281).


XXI

LA JUSTICE (Suite)


Mon bon maître, se tournant vers moi, reprit de la sorte :

— Je n’ai rapporté l’histoire de l’ange et de l’ermite que pour montrer l’abîme qui sépare le temporel du spirituel. Or, c’est seulement dans le temporel que la justice humaine s’exerce, et c’est un lieu bas où les grands principes ne sont point de mise. La plus cruelle offense qu’on ait pu faire à Notre-Seigneur Jésus-Christ est de mettre son image dans les prétoires où les juges absolvent les pharisiens qui l’ont crucifié et condamnent la Madeleine qu’il releva de ses mains divines. Que fait-il, le Juste, parmi ces hommes qui ne pourraient pas se montrer justes, même s’ils le voulaient, puisque leur triste devoir est de considérer les actions de leurs semblables non en elles-mêmes et dans leur essence, mais au seul point de vue de l’intérêt social, c’est-à-dire en raison de cet amas d’égoïsme, d’avarice, d’erreurs et d’abus qui forme les cités, et dont ils sont les aveugles conservateurs ? En pesant la faute, ils y ajoutent le poids de la peur ou de la colère qu’elle inspira au lâche public. Et tout cela est écrit dans leur livre, en sorte que le texte antique et la lettre morte leur servent d’esprit, de cœur et d’âme vivante. Et toutes ces dispositions, dont quelques-unes remontent aux âges infâmes de Byzance et de Théodora, s’accordent seulement sur ce point qu’il faut tout sauver, vertus et vices, d’un monde qui ne veut pas changer. La faute aux yeux des lois est si peu de chose en soi, et les circonstances extérieures en sont si considérables, qu’un même acte, légitime dans telle condition, devient impardonnable dans telle autre, comme il se voit par l’exemple d’un soufflet qui, donné par un homme sur la joue d’un autre, paraît seulement chez un bourgeois l’effet d’une humeur irascible et devient, pour un soldat, un crime puni de mort. Cette barbarie, qui subsiste encore, fera de nous l’opprobre des siècles futurs. Nous n’y prenons pas garde ; mais on se demandera un jour quels sauvages nous étions pour punir du dernier supplice l’ardeur généreuse du sang quand elle jaillit du cœur d’un jeune homme assujetti par les lois aux périls de la guerre et aux dégoûts de la caserne. Et il est clair que s’il y avait une justice, nous n’aurions pas deux codes, l’un militaire, l’autre civil. Ces justices soldatesques, dont on voit tous les jours les effets, sont d’une cruauté atroce, et les hommes, s’ils se policent jamais, ne voudront pas croire qu’il fut jadis, en pleine paix, des conseils de guerre vengeant par la mort d’un homme la majesté des caporaux et des sergents. Ils ne voudront pas croire que des malheureux furent passés par les armes pour crime de désertion devant l’ennemi, dans une expédition où le gouvernement de la France ne reconnaissait pas de belligérants. Ce qu’il y a d’admirable, c’est que de telles atrocités se commettent chez des peuples chrétiens qui honorent saint Sébastien, soldat révolté, et ces martyrs de la légion thébaine dont la gloire est seulement d’avoir encouru jadis les rigueurs des conseils de guerre, en refusant de combattre les Bagaudes. Mais laissons cela, ne parlons plus de ces justices de gens à sabres, qui périront un jour, selon la prophétie du fils de Dieu ; et revenons-en aux magistrats civils.

» Les juges ne sondent point les reins et ne lisent point dans les cœurs ; aussi leur plus juste justice est-elle rude et superficielle. Encore s’en faut-il de beaucoup qu’ils s’en tiennent à cette grossière écorce d’équité, sur laquelle les codes sont écrits. Ils sont hommes, c’est-à-dire faibles et corruptibles, doux aux forts et impitoyables aux petits. Ils consacrent par leurs sentences les plus cruelles iniquités sociales, et il est malaisé de distinguer dans cette partialité ce qui vient de leur bassesse personnelle, de ce qui leur est imposé par le devoir de leur profession, qui est, en réalité, de soutenir l’État dans ce qu’il a de mauvais autant que dans ce qu’il a de bon, de veiller à la conservation des mœurs publiques, ou excellentes ou détestables, et d’assurer, avec les droits des citoyens, les volontés tyranniques du prince, sans parler des préjugés ridicules et cruels qui trouvent sous les fleurs de lis un asile inviolable.

» Le magistrat le plus austère peut être amené, par son intégrité même, à rendre des arrêts aussi révoltants et peut-être plus inhumains encore que ceux du magistrat prévaricateur, et je ne sais, pour ma part, qui des deux je redouterais le plus, ou du juge qui s’est fait une âme avec des textes de loi, ou de celui qui emploie un reste de sentiment à torturer ces textes. Celui-ci me sacrifiera à son intérêt ou à ses passions ; l’autre m’immolera froidement à la chose écrite.

» Encore faut-il observer que le magistrat est défenseur, par fonction, non pas des préjugés nouveaux, auxquels nous sommes tous plus ou moins soumis, mais des préjugés anciens qui sont conservés dans les lois alors qu’ils s’effacent de nos âmes et de nos mœurs. Et il n’est pas d’esprit quelque peu méditatif et libre qui ne sente tout ce qu’il y a de gothique dans la loi, tandis que le juge n’a pas le droit de le sentir.

» Mais je parle comme si les lois, encore que barbares et grossières, étaient du moins claires et précises. Et il s’en faut de beaucoup qu’il en soit ainsi. Le grimoire d’un sorcier semble facile à comprendre en comparaison de plusieurs articles de nos codes et de nos coutumiers. Ces difficultés d’interprétation ont beaucoup contribué à faire établir divers degrés de juridiction, et l’on admet que, ce que le bailli n’a pas entendu, MM. du Parlement l’éclairciront. C’est beaucoup attendre de cinq hommes en robe rouge et en bonnet carré, qui, même après avoir récité le Veni Creator, demeurent sujets à l’erreur ; et il vaut mieux convenir que la plus haute juridiction juge sans appel pour cette seule raison qu’on avait épuisé les autres avant de recourir à celle-là. Le prince est de cet avis ; car il a des lits de justice au-dessus des Parlements.