Les Opinions de Jérôme Coignard/22
XXII
LA JUSTICE (Suite et fin).
Mon bon maître regarda tristement couler l’eau comme l’image de ce monde où tout passe et rien ne change.
Il demeura quelque temps songeur et reprit d’une voix plus basse :
— Cela seul, mon fils, me cause un insurmontable embarras, qu’il faille que ce soit les juges qui rendent la justice. Il est clair qu’ils ont intérêt à déclarer coupable celui qu’ils ont d’abord soupçonné. L’esprit de corps, si puissant chez eux, les y porte ; aussi voit-on que dans toute leur procédure, ils écartent la défense comme une importune, et ne lui donnent accès que lorsque l’accusation a revêtu ses armes et composé son visage, et qu’enfin, à force d’artifices, elle a pris l’air d’une belle Minerve. Par l’esprit même de leur profession, ils sont enclins à voir un coupable dans tout accusé, et leur zèle semble si effrayant à certains peuples européens qu’ils les font assister, dans les grandes causes, par une dizaine de citoyens tirés au sort. En quoi il apparaît que le hasard, dans son aveuglement, garantit mieux la vie et la liberté des accusés que ne le peut faire la conscience éclairée des juges. Il est vrai que ces magistrats bourgeois, tirés à la loterie, sont tenus en dehors de l’affaire dont ils voient seulement les pompes extérieures. Il est vrai encore, qu’ignorant les lois, ils sont appelés, non à les appliquer, mais seulement à décider d’un seul mot s’il y a lieu de les appliquer. On dit que ces sortes d’assises donnent parfois des résultats absurdes, mais que les peuples qui les ont établies y sont attachés comme à une espèce de garantie très précieuse. Je le crois volontiers. Et je conçois qu’on accepte des arrêts rendus de la sorte, qui peuvent être ineptes ou cruels, mais dont l’absurdité du moins et la barbarie ne sont, pour ainsi dire, imputables à personne. L’iniquité semble tolérable quand elle est assez incohérente pour paraître involontaire.
» Ce petit huissier de tantôt, qui a un si grand sentiment de la justice, me soupçonnait d’être du parti des voleurs et des assassins. Au rebours, je réprouve à ce point le vol et l’assassinat, que je n’en puis souffrir même la copie régularisée par les lois, et il m’est pénible de voir que les juges n’ont rien trouvé de mieux, pour châtier les larrons et les homicides, que de les imiter ; car, de bonne foi, Tournebroche, mon fils, qu’est-ce que l’amende et la peine de mort, sinon le vol et l’assassinat perpétrés avec une auguste exactitude ? Et ne voyez-vous point que notre justice ne tend, dans toute sa superbe, qu’à cette honte de venger un mal par un mal, une misère par une misère, et de doubler, pour l’équilibre et la symétrie, les délits et les crimes ? On peut dépenser dans cette tâche une sorte de probité et de désintéressement. On peut s’y montrer un l’Hospital tout aussi bien qu’un Jeffryes, et je connais pour ma part un magistrat assez honnête homme. Mais j’ai voulu, remontant aux principes, montrer le caractère véritable d’une institution que l’orgueil des juges et l’épouvante des peuples ont revêtue à l’envi d’une majesté empruntée. J’ai voulu montrer l’humilité originelle de ces codes qu’on veut rendre augustes et qui ne sont en réalité qu’un amas bizarre d’expédients.
» Hélas ! les lois sont de l’homme ; c’est une obscure et misérable origine. L’occasion les fit naître pour la plupart. L’ignorance, la superstition, l’orgueil du prince, l’intérêt du législateur, le caprice, la fantaisie, voilà la source de ces grands corps de droit qui deviennent vénérables quand ils commencent à n’être plus intelligibles. L’obscurité qui les enveloppe, épaissie par les commentateurs, leur communique la majesté des oracles antiques. J’entends dire à chaque instant et je lis tous les jours dans les gazettes, que maintenant nous faisons des lois de circonstance et d’occasion. Cette vue appartient à des myopes qui ne découvrent pas que c’est la suite d’un usage immémorial et que, de tout temps, les lois sont sorties de quelque hasard. On se plaint aussi de l’obscurité et des contradictions où tombent sans cesse nos législateurs contemporains. Et l’on ne remarque pas que leurs prédécesseurs étaient tout aussi épais et embrouillés.
» En fait, Tournebroche, mon fils, les lois sont bonnes ou mauvaises, moins par elles-mêmes que par la façon dont on les applique, et telle disposition très inique ne fait pas de mal si le juge ne la met point en vigueur. Les mœurs ont plus de force que les lois. La politesse des habitudes, la douceur des esprits sont les seuls remèdes qu’on puisse raisonnablement apporter à la barbarie légale. Car de corriger les lois par les lois, c’est prendre une voie lente et incertaine. Les siècles seuls défont l’œuvre des siècles. Il y a peu d’espoir qu’un jour un Numa français rencontre dans la forêt de Compiègne ou sous les rochers de Fontainebleau une autre nymphe Égérie qui lui dicte des lois sages.
Il regarda longtemps vers les collines qui bleuissaient à l’horizon. Son air était grave et triste. Puis, posant doucement la main sur mon épaule, il me parla avec un accent si profond que je me sentis pénétré jusqu’au fond de l’âme. Il me dit :
— Tournebroche, mon fils, vous me voyez tout à coup incertain et embarrassé, balbutiant et stupide, à la seule idée de corriger ce que je trouve détestable. Ne croyez point que ce soit timidité d’esprit : rien n’étonne l’audace de ma pensée. Mais prenez bien garde, mon fils, à ce que je vais vous dire. Les vérités découvertes par l’intelligence demeurent stériles. Le cœur est seul capable de féconder ses rêves. Il verse la vie dans tout ce qu’il aime. C’est par le sentiment que les semences du bien sont jetées sur le monde. La raison n’a point tant de vertu. Et je vous confesse que j’ai été jusqu’ici trop raisonnable dans la critique des lois et des mœurs. Aussi cette critique va-t-elle tomber sans fruits et se sécher comme un arbre brûlé par la gelée d’avril. Il faut, pour servir les hommes, rejeter toute raison, comme un bagage embarrassant, et s’élever sur les ailes de l’enthousiasme. Si l’on raisonne, on ne s’envolera jamais.