Les Opinions de Jérôme Coignard/20
XX
LA JUSTICE (Suite)
Hélas ! dit mon bon maître, mon déjeuner ne pourra point passer. J’ai le cœur retourné tant par cette horrible scène que vous avez, monsieur, contée si froidement, que par la vue de cette servante de madame la conseillère Josse qu’on mène pendre, quand on pouvait mieux en faire.
— Mais, monsieur, répliqua l’huissier ne vous ai-je point dit que cette fille avait volé sa maîtresse et ne voulez-vous point qu’on pende les larrons ?
— Il est vrai, dit mon bon maître, que c’est l’usage ; et comme la force de l’accoutumance est irrésistible, je n’y prends point garde dans le cours ordinaire de ma vie. De même Sénèque le philosophe, qui pourtant était enclin à la douceur, composait des traités pleins d’élégance pendant qu’à Rome, près de lui, des esclaves étaient mis en croix pour des fautes légères, comme il se voit par l’exemple de l’esclave Mithridate qui mourut les mains clouées, coupable seulement d’avoir blasphémé la divinité de son maître, l’infâme Trimalcion. Notre esprit est ainsi fait que rien ne le trouble ni ne le blesse de ce qui est ordinaire et coutumier. Et l’usage use, si je puis dire, notre indignation, aussi bien que notre émerveillement. Je m’éveille chaque matin, sans songer, je l’avoue, aux malheureux qui seront pendus ou roués pendant le jour. Mais quand l’idée du supplice m’est rendue plus sensible, mon cœur se trouble, et pour avoir vu cette belle fille conduite à la mort, ma gorge se serre au point que ce petit poisson n’y saurait entrer.
— Qu’est-ce qu’une belle fille ? dit l’huissier. Il n’est pas de rue à Paris où, dans une nuit, on n’en fasse à la douzaine. Pourquoi celle-ci avait-elle volé sa maîtresse, madame la conseillère Josse ?
— Je n’en sais rien, monsieur, répondit gravement mon bon maître ; vous n’en savez rien, et les juges qui l’ont condamnée n’en savaient pas davantage, car les raisons de nos actions sont obscures et les ressorts qui nous font agir demeurent profondément cachés. Je tiens l’homme pour libre de ses actes, puisque ma religion l’enseigne ; mais, hors la doctrine de l’Église, qui est certaine, il y a si peu de raison de croire à la liberté humaine, que je frémis en songeant aux arrêts de la justice qui punit des actions dont le principe, l’ordre et les causes nous échappent également, où la volonté a souvent peu de part, et qui sont parfois accomplies sans connaissance. S’il faut enfin que nous soyons responsables de nos actes, puisque l’économie de notre sainte religion est fondée sur l’accord mystérieux de la liberté humaine et de la grâce divine, c’est un abus que de déduire de cette obscure et délicate liberté toutes les gênes, toutes les tortures et tous les supplices dont nos codes sont prodigues.
— Je vois avec peine, monsieur, dit le petit homme noir, que vous êtes du parti des fripons.
— Hélas ! monsieur, dit mon bon maître, ils sont une part de l’humanité souffrante et membres, comme nous, de Jésus-Christ, qui mourut entre deux larrons. Je crois apercevoir dans nos lois des cruautés, qui paraîtront distinctement dans l’avenir, et dont nos arrière-neveux s’indigneront.
— Je ne vous entends pas, monsieur, dit l’autre en buvant un petit coup de vin. Toutes les barbaries gothiques ont été retranchées de nos lois et coutumes, et la justice est aujourd’hui d’une politesse et d’une humanité excessives. Les peines sont exactement proportionnées aux crimes et vous voyez que les voleurs sont pendus, les meurtriers roués, les criminels de lèse-majesté tirés à quatre chevaux, les athées, les sorciers et les sodomites brûlés, les faux-monnayeurs bouillis, en quoi la justice criminelle marque une extrême modération et toute la douceur possible.
— Monsieur, de tout temps les juges se sont estimés bienveillants, équitables et doux. Aux âges gothiques de saint Louis et même de Charlemagne, ils admiraient leur propre bénignité, qui nous semble rudesse aujourd’hui ; je devine que nos fils nous jugeront rudes à leur tour, et qu’ils trouveront encore quelque chose à retrancher sur les tortures et sur les supplices dont nous usons.
— Monsieur, vous ne parlez pas comme un magistrat. La torture est nécessaire pour tirer les aveux qu’on n’obtiendrait point par la douceur. Quant aux peines, elles sont réduites à ce qui est nécessaire pour assurer la vie et les biens des citoyens.
— Vous convenez donc, monsieur, que la justice a pour objet, non le juste, mais l’utile, et qu’elle s’inspire seulement des intérêts et des préjugés des peuples. Rien n’est plus vrai, et les fautes sont punies non point en proportion de la malignité qui y est attachée, mais en vue du dommage qu’elles causent ou qu’on croit qu’elles causent à la société. C’est ainsi que les faux-monnayeurs sont mis dans une chaudière d’eau bouillante, bien qu’il y ait en réalité peu de malice à frapper des écus. Mais les financiers en particulier et le public y éprouvent un dommage sensible. C’est ce dommage dont ils se vengent avec une impitoyable cruauté. Les voleurs sont pendus, moins pour la perversité qu’il y a à prendre un pain ou des hardes, laquelle est excessivement petite, qu’à cause de l’attachement naturel des hommes à leur bien. Il convient de ramener la justice humaine à son véritable principe qui est l’intérêt matériel des citoyens et de la dégager de toute la haute philosophie dont elle s’enveloppe avec une pompeuse et vaine hypocrisie.
— Monsieur, répliqua le petit huissier, je ne vous conçois pas. Il me semble que la justice est d’autant plus équitable qu’elle est plus utile, et que cette utilité même, qui vous fait la mépriser, vous la devrait rendre auguste et sacrée.
— Vous ne m’entendez point, dit mon bon maître.
— Monsieur, dit le petit huissier, j’observe que vous ne buvez point. Votre vin est bon, si j’en juge à la couleur. N’y pourrai-je goûter ?
Il est vrai que mon bon maître, pour la première fois de sa vie, laissait du vin au fond de la bouteille. Il le versa dans le verre du petit huissier.
— À votre santé, monsieur l’abbé, dit le petit huissier. Votre vin est bon, mais vos raisonnements ne valent rien. La justice, je le répète, est d’autant plus équitable qu’elle est plus utile, et cette utilité même que vous dites être dans son origine et dans son principe, vous la devrait rendre auguste et sacrée. Mais il vous faut convenir encore que l’essence même de la justice est le juste, ainsi que le mot l’indique.
— Monsieur, dit mon bon maître, quand nous aurons dit que la beauté est belle, la vérité vraie et la justice juste, nous n’aurons rien dit du tout. Votre Ulpien, qui s’exprimait avec précision, a proclamé que la justice est la ferme et perpétuelle volonté d’attribuer à chacun ce qui lui appartient, et que les lois sont justes quand elles sanctionnent cette volonté. Le malheur est que les hommes n’ont rien en propre et qu’ainsi l’équité des lois ne va qu’à leur garantir le fruit de leurs rapines héréditaires ou nouvelles. Elles ressemblent à ces conventions des enfants qui, après qu’ils ont gagné des billes, disent à ceux qui veulent les leur reprendre : « Ce n’est plus de jeu. » La sagacité des juges se borne à discerner les usurpations qui ne sont pas de jeu d’avec celles dont on était convenu en engageant la partie, et cette distinction est à la fois délicate et puérile. Elle est surtout arbitraire. La grande fille qui, dans ce moment même, pend au bout d’une corde de chanvre, avait, dites-vous, volé à madame la conseillère Josse une coiffe de dentelle. Mais sur quoi établissez-vous que cette coiffe appartenait à madame la conseillère Josse ? Vous me direz qu’elle l’avait ou achetée de ses deniers, ou trouvée dans son coffre de mariage, ou reçue de quelque galant, tous bons moyens d’acquérir des dentelles. Mais de quelque façon qu’elle les eût acquises, je vois seulement qu’elle en jouissait comme d’un de ces biens de fortune qu’on trouve et qu’on perd d’aventure et sur lesquels on n’a point de droit naturel. Pourtant je consens que les barbes lui appartenaient, conformément aux règles de ce jeu de la propriété que jouent les hommes en société comme les pauvres enfants à la marelle. Elle tenait à ces barbes et, dans le fait, elle n’y avait pas moins de droits qu’un autre. Je le veux bien. La justice était de les lui rendre, sans les mettre à si haut prix que de détruire, pour deux méchantes barbes de point d’Alençon, une créature humaine.
— Monsieur, dit le petit huissier, vous ne considérez qu’un côté de la justice. Il ne suffisait pas de faire droit à madame la conseillère Josse, en lui rendant ses barbes. Il était nécessaire de faire droit aussi à la servante en la pendant par le col. Car la justice est de rendre à chacun ce qui lui est dû. En quoi elle est auguste.
— En ce cas, dit mon bon maître, la justice est plus méchante encore que je ne croyais. Cette pensée qu’elle doit le châtiment au coupable est extrêmement féroce. C’est une barbarie gothique.
— Monsieur, dit le petit huissier, vous connaissez mal la justice. Elle frappe sans colère, et elle n’a pas de haine pour cette fille qu’elle envoie à la potence.
— À la bonne heure ! dit mon bon maître. Mais j’aimerais mieux que les juges fissent l’aveu qu’ils punissent les coupables par pure nécessité et seulement pour faire des exemples sensibles. Dans ce cas ils s’en tiendraient au nécessaire. Mais s’ils s’imaginent, en punissant, payer au coupable son dû, on voit jusqu’où cette délicatesse peut les entraîner, et leur probité même les rend inexorables, car on ne saurait refuser aux gens ce qu’on sait leur devoir. Cette maxime, monsieur, me fait horreur. Elle a été établie avec la dernière rigueur par un philosophe habile, du nom de Menardus, qui prétend que ne pas punir un malfaiteur, c’est lui faire tort et le priver méchamment du droit qu’il a d’expier sa faute. Il a soutenu que les magistrats d’Athènes, en faisant boire la ciguë à Socrate, avaient excellemment travaillé à la purification de l’âme de ce sage. Ce sont là d’épouvantables rêveries. Je souhaite que la justice criminelle ait moins de sublimité. L’idée de pure vengeance qu’on attache plus communément à la peine des malfaiteurs, bien que basse et mauvaise en soi-même, est moins terrible dans ses conséquences que cette furieuse vertu des philosophes tourmenteurs. J’ai connu jadis à Séez un bourgeois d’humeur joviale et bon homme, qui mettait tous les soirs ses petits enfants sur ses genoux et leur faisait des contes. Il menait une vie exemplaire, s’approchait des sacrements et se piquait d’une exacte probité dans le commerce des grains qu’il exerçait depuis soixante ans ou plus. Il lui arriva d’être volé par sa servante de quelques doublons, ducassons, nobles à la rose et autres belles pièces d’or qu’il gardait curieusement dans un étui, au fond d’un tiroir. Dès qu’il s’aperçut de ce dommage, il en fit aux juges une plainte sur laquelle la servante fut questionnée, jugée, condamnée et suppliciée. Le bonhomme, qui savait son droit, exigea qu’on lui remît la peau de sa voleuse, dont il se fit faire une paire de chausses. Et il lui arrivait souvent de frapper sur sa cuisse en s’écriant : « La coquine ! la coquine ! » Cette fille lui avait pris des pièces d’or ; il lui prenait sa peau ; du moins se vengeait-il sans philosophie, dans la candeur de sa férocité rustique. Il ne songeait point à remplir un devoir auguste en tapotant joyeusement sa culotte humaine. Il vaudrait mieux convenir que, si l’on pend un larron, c’est par prudence et dans le but d’effrayer les autres par l’exemple, et non pas du tout pour attribuer à chacun, comme dit l’autre, ce qui lui appartient. Car, en bonne philosophie, rien n’appartient à personne, si ce n’est la vie elle-même. Prétendre qu’on doit l’expiation aux criminels, c’est tomber dans un mysticisme féroce, pis que la violence nue et que la simple colère. Quant à punir les voleurs c’est un droit issu de la force et non de la philosophie. La philosophie nous enseigne au contraire que tout ce que nous possédons est acquis par violence ou par ruse. Et vous voyez aussi que les juges approuvent qu’on nous dépouille de nos biens quand le ravisseur est puissant. C’est ainsi qu’on permet au roi de nous prendre notre vaisselle d’argent pour faire la guerre, comme il s’est vu sous Louis le Grand, alors que les réquisitions furent si exactes qu’on enleva jusqu’aux crépines des lits, pour en tirer l’or tissu dans la soie. Ce prince mit la main sur les biens des particuliers et sur les trésors des églises, et, voilà vingt ans, faisant mes dévotions à Notre-Dame-de-Liesse, en Picardie, j’ouïs les doléances d’un vieux sacristain qui déplorait que le feu roi eût enlevé et fait fondre tout le trésor de l’église, et ravi même le sein d’or émaillé déposé jadis en grande pompe par madame la princesse Palatine, après qu’elle eut été guérie miraculeusement d’un cancer. La justice seconda le prince dans ses réquisitions et punit sévèrement ceux qui dérobaient quelque pièce aux commissaires du roi. C’est donc qu’elle n’estimait pas que ces biens fussent si attachés aux personnes qu’on ne pût les en séparer.
— Monsieur, dit le petit huissier, les commissaires agissaient au nom du roi qui, possédant tous les biens du royaume, en peut disposer à son gré pour la guerre ou pour les bâtiments, ou de toute autre manière.
— Il est vrai, dit mon bon maître, et cela a été mis dans les règles du jeu. Les juges y vont comme à l’Oie, en regardant ce qui est écrit sur le tableau. Les droits du prince, soutenus par les Suisses et par toutes sortes de soldats, y sont écrits. Et la pauvre pendue n’avait pas de gardes suisses pour faire mettre sur le tableau du jeu qu’elle avait droit de porter les dentelles de madame la conseillère de Josse. Cela est parfaitement exact.
— Monsieur, dit le petit huissier, vous ne comparez point, je pense, Louis le Grand, qui prit la vaisselle de ses sujets pour payer des soldats, et cette créature qui vola une coiffe pour s’en parer.
— Monsieur, dit mon bon maître, il est moins innocent de faire la guerre que d’aller à Ramponneau avec une coiffe de dentelle. Mais la justice assure à chacun ce qui lui appartient, selon les règles de ce jeu des sociétés qui est le plus inique, le plus absurde et le moins divertissant des jeux. Et le malheur est que tous les citoyens sont obligés d’être de la partie.
— Cela est nécessaire, dit le petit huissier.
— Aussi bien, dit mon bon maître, les lois sont-elles utiles. Mais elles ne sont point justes et ne sauraient l’être, car le juge assure aux citoyens la jouissance de ce qui leur appartient, sans faire le discernement des vrais et des faux biens ; cette distinction n’est pas dans les règles du jeu, mais seulement dans le livre de la justice divine, où personne ne peut lire. Connaissez-vous l’histoire de l’ange et de l’anachorète ? Un ange descendit sur la terre avec un visage d’homme et en l’habit d’un pèlerin ; cheminant par l’Égypte, il frappa, le soir, à la porte d’un bon anachorète qui, le prenant pour un voyageur, lui offrit à souper et lui donna du vin dans une coupe d’or. Puis il le fit coucher dans son lit et s’étendit lui-même à terre, sur quelques poignées de paille de maïs. Pendant qu’il dormait, son hôte céleste se leva, prit la coupe dans laquelle il avait bu, la cacha sous son manteau et s’enfuit. Il agissait de la sorte, non point pour faire tort au bon ermite, mais au contraire dans l’intérêt de l’hôte qui l’avait reçu charitablement. Car il savait que cette coupe aurait causé la perte de ce saint homme, qui y avait mis son cœur, tandis que Dieu veut qu’on n’aime que lui et ne souffre pas qu’un religieux soit attaché aux biens de ce monde. Cet ange, qui participait de la sagesse divine, distinguait les faux biens des biens véritables. Les juges ne font pas cette distinction. Qui sait si madame la conseillère Josse ne perdra point son âme avec les barbes de dentelle que sa servante lui avait prises et que les juges lui ont rendues ?
— En attendant, dit le petit huissier en se frottant les mains, il y a à cette heure une coquine de moins sur la terre.
Il secoua les miettes qui restaient sur son habit, salua la compagnie et partit allègrement.