Imprimerie Populaire, Limitée (p. 113-126).
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— V —

Construite avec de gros madriers, la maison des Jésuites présentait un aspect étrange. Le rez-de-chaussée n’offrait aucun ornement ; mais assise sur des poutres dépassantes, sans autre support, une large galerie ceinturait le premier étage, bien abritée par le toit en pente douce qui descendait au-dessus d’elle.

De cette hauteur, dans l’ombre, Pierre et Ysabau regardaient couler le fleuve en cet après-midi de dimanche silencieux et vide. À côté d’eux, dans un fauteuil, était assis le père Bressani, maigre, décharné, les mains dans les manches de sa soutane, en une attitude de détente.

— Non, disait-il, vous ne pouvez savoir ce que c’est : le bonheur absolu dans le moment présent. Ne pas remuer ; ne pas parler ; regarder seulement un peu autour de soi ; ne rien regretter, ne rien espérer. Vivre seulement, exister ; et sentir en soi une plénitude de félicité parce qu’il y a des arbres, du soleil, de l’eau, de la chaleur surtout, du calme, quelques oiseaux, un vent léger. Avant, je ne le savais pas, moi non plus.

Aussitôt la messe entendue, Pierre et Ysabau, avec leurs deux enfants, étaient venus saluer le missionnaire. Et maintenant, tous trois, pendant que les bébés jouaient, ils causaient des derniers incidents : embuscades aux entours des fortins de Richelieu et de Ville-Marie, massacres de soldats et de colons. Aux Trois-Rivières, aucune flottille n’apportait plus de fourrures si ce n’est celle des Attikamègues qui apparaissait et disparaissait, prompte comme l’éclair ; sur un front de plusieurs centaines de milles, sous la futaie et sur l’eau, se poursuivait l’implacable lutte.

À plusieurs reprises, Pierre avait fui son défrichement ; il avait passé des semaines et des mois au fort. Ce soir, il pourrait retourner car on venait de signaler le départ de dix bandes iroquoises qui avaient bloqué tout l’été le fleuve et l’Outaouais.

Quand Pierre séjournait aux Trois-Rivières, pendant une longue période, il subissait moins impérieusement l’attraction de son entreprise. Il examinait son problème d’un esprit plus lucide. Les obstacles alors se dessinaient en pleine lumière ; aucune solution n’apparaissait. La situation avait empiré. Parmi les coloniaux les plus optimistes, personne n’escomptait une amélioration soudaine. Le sort de Pierre dépendait étroitement de la police du fleuve et de la forêt, qui ne s’entreprenait pas ; en fin de compte, l’exécution de son dessein relevait de la France ; et il ne pouvait influer sur ce facteur massif, hors de son atteinte.

Pierre confiait ses doléances au missionnaire. Pour lui, établi sur les lieux, l’inaction de la France présentait une énigme. Elle pouvait dépendre des autorités coloniales qui ne représentaient pas avec assez de force la bonté de cette terre, l’immensité de ce continent, l’abondance et la variété de ses produits ; elle pouvait aussi dépendre du gouvernement français qui ne lisait pas les mémoires avec assez d’attention ou d’imagination. Mais que comprenant à Paris et à Québec la grande chance qui s’offrait, on n’envoyât pas les forces infimes, — deux régiments au plus, — qui auraient assuré la possession paisible de la Nouvelle-France, cela lui paraissait impossible. En face de la magnitude des résultats à obtenir, aucune excuse ne valait.

Le père Bressani constata vite que le jeune ménage réclamait des exhortations au courage. Sans doute, leur résolution était profondément enracinée. Mais aucune aube ne pointait. La nuit aux cauchemars sanglants régnait dans sa plénitude. Alors, les mains enfouies dans ses larges manches, sans geste aucun, d’une voix neutre, le missionnaire parla.

— Vous le savez : je fus capturé dès la fin du mois d’avril. Pieds nus, dépouillé de presque tous ses vêtements, marcher pendant de longs jours dans la neige fondante ; traverser des rivières et des ruisseaux où la glace se dissout encore ; dormir debout, lié à un arbre, ou sur la terre glacée, et frissonner sans arrêt, claquer des dents du crépuscule à l’aube ; courir entre une double haie d’Iroquois, recevoir la bastonnade — des coups à assommer, à infliger des plaies ; sentir un couteau ébréché trancher la main gauche jusqu’au poignet entre l’annulaire et le petit doigt ; demeurer sur un échafaud à la vue du peuple lorsque le vent gèle le sang au sortir des blessures ; être criblé de coups d’alène ; devenir le jouet d’enfants qui arrachent la barbe et les cheveux ; subir l’arrosage de tisons et de charbons ardents ; éprouver les piqûres de bâtons de bois dur effilés ; regarder le bout de ses doigts se consumer dans des calumets jusqu’à la première, jusqu’à la deuxième jointure ; se faire arracher les ongles ; marcher autour des feux sur des pointes de bois qui s’enfoncent dans les plantes ; suivre les progrès d’un pieu aigu qui transperce le pied ; et quand ces jeux s’achèvent, vers une heure, deux heures du matin, trembloter sur la terre d’épuisement, de souffrance et de faim. Marcher vers un second village et là, recommencer la ronde des tourments. Parvenir à une troisième bourgade et être suspendu par les pieds avec des chaînes ; assister, impuissant, aux progrès de la gangrène, puis devenir infect et puant ; observer la multiplication des vers dans ce cadavre qui a oublié de mourir ; endurer la cautérisation par le feu ; espérer mais en même temps redouter chaque jour le supplice final des flammes… Un homme en santé, c’est dur à mourir…

Ysabau pleurait d’horreur.

— Cependant, on revient. On demeure. Pourquoi ? Ici se trouvent des choses commencées, que l’on ne peut pas abandonner. Nous sommes venus sans savoir. Une fois sur place, nous sommes captifs. Nous montons une faction ; personne n’abandonne la garde ; non, on meurt auparavant. Quand les autres viendront-ils nous relever ? Nous l’ignorons. Nous sommes tombés dans le piège de l’héroïsme. Essayez d’y échapper, vous verrez. Le canot vous attendrait par exemple. Vous vous retourneriez pour dire adieu ; Hertel serait là avec Marie Marguerie ; le père Jogues vous regarderait ; je m’avancerais pour vous tendre la main ; David Hache se présenterait, modeste ; sur la barbette, les soldats, les colons vous observeraient. Si vous persévériez, vous rencontreriez les embarcations remplies d’Iroquois goguenards. Mais non, vous le voyez bien ; vous ne pouvez partir. Je ne peux partir. C’est ainsi. Pourquoi y penser ? Je me rappelle un soir ; la journée avait été particulièrement dure. Ils m’ont demandé de chanter. Avec une espèce de désespoir de la chair que je ne pouvais maîtriser, j’ai entonné le Miserere mei. Ils ont reculé d’effroi parce que mes souffrances passaient dans ma voix ; ils m’ont abandonné. Voilà notre cantique à nous.

Le missionnaire parlait doucement, sans emphase. Mais ses paroles recélaient la flamme.

Plus tard, Pierre et Ysabau dirent adieu au missionnaire. Puis ils s’embarquèrent pour leurs essarts. À chaque coup de pagaie, le canot bondissait. Tout dans l’attitude de Pierre, les mâchoires serrées, la dureté des traits, le regard, l’élan des bras, disait assez la résolution. Assise au fond du canot, Ysabau avait remonté ses genoux et elle y appuyait la tête, soudain écrasée par le faix de l’épouvantable destin.


De l’intérieur de la cabane, Pierre observa le temps. « Une autre journée de froid, pensa-t-il ; la chaleur ne viendra-t-elle donc jamais ? » Un peu plus tard, il sortit. Dès les premiers pas, il s’arrêta, stupéfait : ses pieds s’étaient enfoncés dans la neige comme en une blanche pâte élastique ; d’une douceur imprévue, oubliée, l’air caressait son visage et ses mains. Alors il rouvrit la porte joyeusement : « Ysabau, Ysabau, c’est le printemps ». Un bon moment, ils demeurèrent immobiles, enveloppés de cette couche épaisse d’atmosphère qui, durant la nuit, avait glissé vers le nord et couvert le pays de ses pâles tiédeurs. Sur la pointe extrême d’un pin, surprise elle aussi, une corneille s’égosillait : « Ah ! ah ! ah ! » ; et la tête de l’arbre ployait à chaque exclamation.

Alors, en peu de jours, l’eau naquit, scintilla, chanta dans toute la Nouvelle-France. Au loin ruisselaient les montagnes ; plaines, plateaux, vallons et combes débondaient ; ravines, coulées, ruisseaux, dégorgeaient ; rivières et lacs s’enflaient. Et sale, colorée en brun, en jaune, par tous les affluents qui drainaient un territoire vaste comme l’Europe, l’eau déboucha en trombe dans le Saint-Laurent enfoncé au profond du pays, en contre-bas des terres inclinées. Et le fleuve se dilatait et se gonflait. Il envahissait ses rivages, couvrait ses îles, inondait des provinces de forêt. Pouce à pouce, il soulevait la plate carapace blanche, posée sur lui comme un couvercle bien hermétique. Et voici que, rongée de l’intérieur par le courant, de l’extérieur par le soleil, celle-ci se mettait à craquer et à trembler. Et avec effort, péniblement, par soubresauts, elle démarrait ; libre au milieu, elle prenait de l’élan, elle voguait d’une force irrésistible de pesanteur en mouvement ; mais sur les bords, elle raclait les pointes, glissait hors de l’eau en remontant sur les battures, brisait des arbres et se broyait soudain comme une épaisse vitre verte.

En aval, au point où les marées expirent, les courants avaient charrié tout l’hiver des champs de glaçons qui s’étaient empilés les uns sur les autres et durement amalgamés Les glaces descendantes heurtaient maintenant cet obstacle solide. Dans ce goulot, l’embâcle se produisit. La masse liquide refluait, les tourbillons puissants imposaient leur ronde à toute matière solide. Sur une distance de quarante, cinquante, soixante milles, le fleuve débordait ; on en voyait le niveau s’élever d’heure en heure, doublant son volume. Arrêté, il accumulait son énergie, il bandait ses muscles. Et tout à coup il s’élançait : broyée, pulvérisée, la digue s’écroulait, et lui, puissant, formidable et hérissé, il passait, crinière blanche au vent, dans un fracas de tonnerre, traînant derrière lui les ondulations de son vaste corps de dragon lancé dans une reptation rapide au fond du pays.

C’était le printemps, c’était dimanche. Pierre marchait sur la berge où s’étalaient, tels des draps sales, des lambeaux de neige à l’ombre des sapins. Il progressait dans les rumeurs du fleuve et du vent de sud, ouateux et doux. Après cinq mois de neige, le corps s’émouvait de cette suavité, les nerfs vibraient, l’âme exultait. La nature communiquait sa propre ivresse, elle comblait les hommes d’effervescence.

Pierre cheminait nu-tête le long du fleuve. Il avait l’impression de retenir son activité comme on contient une monture. Il réfléchissait au sol et à la forêt, à son œuvre, à son entreprise saine qui attendait l’effort.

Là-bas, sur cette pointe, David Hache ne se tenait-il pas immobile entre des bouleaux fluets ?

— Ohé, Le Fûté, nous jouissons du dimanche, du printemps, de la paix ?

Personne n’entendait Le Fûté, personne ne le voyait : discret et secret comme s’il n’existait pas. Mais un jour, on lui rendait visite et l’on constatait que son défrichement s’était gonflé comme une baudruche remplie de grand ciel pur.

— Hein ! mon Fûté, on n’a pas perdu son temps ? Mais pendant quelques années encore, nous n’aurons pas trop de voisins. Bien le bonjour, Le Fûté.

Oui, David Hache ; Pierre estimait les hommes de cette trempe : une droiture, une volonté, un dessein ; au fond, malgré la différence des conditions, un bâtisseur comme lui.

Plus loin, immobile sur un pied comme une grande brimbale, ne voyait-on pas Eustache Sarrazin ?

— Alors, mon Eustache, cela ne se voit pas en tout pays deux milles de large de glace en mouvement ? On dirait une bande de notre vieux sol couvert de neige, qui démarre soudain. Voilà le printemps, Eustache, et nous avons la paix.

Sarrazin répondait à la cordialité par des grognements indistincts. Pierre observait tout autour de lui et il voyait des peaux clouées sur le mur, un canot sur chantier parmi les copeaux.

— Pierre, ne viendras-tu pas aux îles dès le petit printemps, quand la glace aura fini de passer ? Tu apprendras ce que c’est : un ciel noir de canards.

— Mais la terre, Eustache, se défrichera-t-elle toute seule ? Le mousquet ne coupe pas d’arbres, bien sûr. Profitons de la paix.

— La paix ? Une paix fourrée tout au plus. Les Iroquois ont voulu délivrer leurs prisonniers. Et après ? Ils achètent des arquebuses, ils établissent des plans nouveaux.

— Mais ce qui sera fait, sera fait ; autant de pris, autant de gagné ; après, on verra.

Pierre revint entre les arbres sans feuilles qui frissonnaient jusqu’en leur aubier de la tiédeur de cette brise. Paix fourrée ? Peut-être. Mais si elle se prolongeait pendant trois, quatre ans ? Durant un délai pareil, un homme valide érige des ouvrages qui ne se détruisent pas en un jour ; des enfants naissent, des colons défrichent, des soldats passent la mer.

Pierre arriva près de la cabane. Au printemps, le défriché ne montrait aucune beauté ; cordes de billettes, mulons de branches, mares enchâssées dans la boue, souches pourries, composaient une grisaille désolée. Tout autour, pointait la brousse roussâtre. Et, en plein milieu, le toit ressemblait à une grossière chevelure ébouriffée.

Pierre ouvrit la porte et se dirigea vers la cheminée.

— On ne peut plus passer, Ysabau.

Il criait les mots comme s’il annonçait une victoire.

— On ne peut plus passer, Pierre.

— Avec trois enfants, ce n’est pas grand notre loge.

— C’est petit, Pierre.

Active et fraîche, Ysabau débarbouillait garçons et fille. Entre elle et Koïncha, ils en menaient une existence de sauvageons, les petits ; dehors par beau et par mauvais temps, sous la pluie et le soleil, dans la neige et le vent. Au printemps, ils rentraient boueux, crottés comme des chiens. En vraie sauvagesse, Koïncha ne s’opposait à aucun de leurs caprices. Ils barbotaient alors dans les mares, pataugeaient dans la vase, jouaient avec de minuscules canots d’écorce, des arcs, des tubes à lancer des flèches. Comment maîtriser ensuite ces petits chats sauvages qui griffaient et mordaient ?

Ysabau riait parmi eux. Non, elle n’aurait pas accordé de préférences aux poupées bien propres, bien sages, qui n’ont ni sommeil, ni faim, qui ne gambadent ni ne hurlent. Sa propre vitalité se délectait à cette turbulence.

La nuit tombée, Ysabau les mit au lit. Alors, sous la grande flambée de lumière qui jaillissait de l’âtre, les enfants montrèrent patte pelue ; ils devinrent de petits saints pour prolonger l’heure ; jamais rien ne s’était vu d’aussi caressant et d’aussi gentil. Mais la chaleur triompha de leur résistance ; ils s’endormirent dans un désordre de chevelures soyeuses et déjoués roses.

— Alors l’an prochain, nous bâtissons, Ysabau ?

— Nous bâtissons, Pierre.

Un linge et une assiette à la main, Ysabau se tenait debout devant lui. Elle le regardait de ses yeux pers ; elle s’éloignait, chaque mouvement mettait en valeur l’architecture parfaite de son corps. Elle revenait. Ses yeux promenaient leur fluide de caresse.


Pierre disait : « Nous bâtissons à l’automne. » Ysabau s’accoudait sur le manche de son bêcheton, regardait onduler la masse des blés drus dont la cime s’alourdissait sous l’épiage ; puis elle répondait : « Je ne sais pas, Pierre, je ne sais pas ». Les sourcils froncés, elle ajoutait : « Je m’informerais auparavant, Pierre ». Car maintenant, elle se montrait dubitative. Koïncha lui communiquait de mauvaises nouvelles depuis plusieurs semaines. Réticents, les interprètes prodiguaient des conseils de prudence. Mais Pierre percevait mal et ne retenait pas les paroles qui contrariaient ses projets. Depuis l’été précédent, il était retombé dans l’une de ses transes de travail. Le défriché, le verger, l’emplacement de la maison, il courait de l’un à l’autre endroit, projetant, exécutant, aveugle et sourd pour le reste. Alors il regarda Ysabau, mais sa figure restait figée sur ses pensées secrètes.

— Pierre, réveille-toi, dit Ysabau en riant. Me vois-tu ? je suis devant toi… Bien Écoute. J’irais au fort, je prendrais des informations.

— Tu ne me pardonnes pas de ne pas te lorgner constamment.

— Tu te trompes, Pierre. Il me semble parfois que l’on m’a donné un invalide à conduire par la main. Si je t’abandonne une minute, tu heurteras un arbre, la maison, que sais-je, moi ? À moins de soufflets, comment t’expulser de ton rêve ? Observe autour de toi au lieu d’examiner tes pensées, tout le temps.

Pierre se rendit au fort. Il entra dans la maison des Jésuites où des notables s’étaient assemblés. Ce rez-de-chaussée admettait peu de lumière. Le plafond bas portait sur des solives maladroitement équarries qui gardaient les marques de chaque coup de hache. Dans la fumée bourdonnait le bruit confus des mots. Parfois un silence et l’on entendait soit une réponse, soit une question du père Jogues.

— La nature se révolte, disait présentement celui-ci, mais il faut la mater.

Dans une couple de jours, le missionnaire partirait pour le pays des Agniers. Cette tribu iroquoise avait habité l’île de Montréal ; elle avait réduit en esclavage les tribus du fleuve. Puis les Algonquins l’avaient évincée. Ses bourgades palissadées menaçaient les frontières de la Nouvelle-France ; ses guerriers manifestaient dans l’attaque une cruauté et un acharnement particuliers. En 1642, elle avait capturé le père Jogues et l’avait torturé. Toujours en péril de mort, celui-ci avait ébauché une œuvre d’évangélisation ; toute espérance disparue, il s’était laissé sauver par les Hollandais. Anne d’Autriche avait pleuré sur ses mains mutilées.

— Mais vous-même, mon Père, reprenait respectueusement monsieur du Hérisson, conservez-vous des espérances sérieuses ?

— Nous devons compter avec la Providence, repartait le missionnaire sans se commettre.

Monsieur du Hérisson se leva peu après ; il vint jusqu’au fond de la pièce et aperçut Pierre.

— C’est plus facile d’envoyer un homme à la mort que de se préparer à la guerre, lui dit-il.

— Mais qu’en pense le Père lui-même ?

— Lui ? Ses supérieurs ont demandé. Alors il a répondu : « Oui ». Et voilà. Je le fréquente depuis deux ans, moi ; je sais ce qu’il pense des Agniers. Le père Jogues est un saint ? D’accord. Mais il est aussi doué d’une pénétration singulière. La plupart croient que des relations pacifiques sont possibles entre Iroquois et Français. Lui n’entretient pas cette illusion.

— Pourquoi lui commander ce sacrifice alors ?

— Tu ne comprends pas ? La Nouvelle-France est demeurée dans le même état qu’au moment de la conclusion de la paix. Que la guerre éclate demain et de nouveau les missions de Huronie sont coupées de leur base ; Algonquins et Montagnais sont anéantis par petits groupes ; colons et soldats sont scalpés autour des forts ; et l’arrivage des pelleteries cesse. La Nouvelle-France s’effondre dans les désastres. Alors tous se cramponnent aveuglément à la paix ; contre tout espoir humain, on tente de la prolonger en députant le père Jogues pour adoucir les Iroquois, les détourner de leur dessein. Tiens, observe-le dans ce moment ; il ne distingue plus personne autour de lui : la torture et la mort, il doit les envisager une seconde fois. Quoi qu’en pensent les autres, je ne crois pas qu’il ait de doute lui-même sur le sort qui l’attend. Je lui ai dit : « Expliquez-leur, à vos supérieurs » ; il a souri. Pour lui cette initiative ne se concevait même pas. Et que n’espère-t-il pas du point de vue spirituel ?

Autour du missionnaire, la discussion assourdissante se poursuivait. En Nouvelle-France, les mêmes sujets revenaient toujours dans la conversation : chances de guerre et de paix ; état de la colonie ; insuffisance des forces militaires ; lenteur du peuplement.

Le père Jogues parlait maintenant dans l’affliction :

— Le plus dur, le voici : notre apparition dans un peuple concorde toujours avec l’éclosion des épidémies. Nous leur communiquons nos maladies qu’ils ne connaissaient pas ; nous nous présentons avec ce cadeau dans les mains. Cette coïncidence doit contenir une explication naturelle, mais nous l’ignorons. Alors les Sauvages lèvent les poings contre nous, ils nous attribuent un pouvoir maléfique.

Pierre écoutait tous ces avis. L’image de la Nouvelle-France lui apparaissait sous forme de chaos. Quand donc un esprit puissant pétrirait-il cette vaste entreprise pour l’organiser, l’ordonner, la conduire avec audace, prudence et sagacité ? Jacques Hertel se gaussait :

— Le monde, mais il est composé d’affaires qui vont mal. Une affaire qui va bien, cela ne se conçoit pas.

Les auditeurs riaient. Mais Pierre se sentait peu d’humeur à plaisanter. Monsieur du Hérisson lui avait dit avec emphase :

— Non, non et non. N’entreprends pas de construire une maison. Attends au moins à l’automne prochain : le père Jogues nous aura envoyé quelque lettre.

Pierre quitta l’assemblée ; il descendit au fleuve. À quelques pieds des palissades régnait un silence absolu, si ce n’est le froissement imperceptible de l’eau. Le soleil baignait la vacuité immense du fleuve.

Soit fatigue de la conversation ou disparité des vues exprimées, Pierre se trouvait pour ainsi dire arraché à l’alvéole de son destin, de la routine ordinaire de ses jours et de ses pensées. Seule, la raison pure semblait vivre en lui. Pour la première fois peut-être, Pierre aborda vraiment aux terres du doute. Absorbé par son élan créateur, — bâtir, construire, édifier, — il n’avait jamais éprouvé le total désarroi présent. La Nouvelle-France ? Un hameau à Québec, deux postes palissadés, grains de poussière, bien plus, atomes, que ne réussissaient pas à distinguer, dans le lointain, les ministres et la cour occupés aux dernières complexités de la guerre d’Espagne et aux intrigues de la politique intérieure. Alors la colonie vivait sur des principes périmés : supériorité conférée aux Français par la possession exclusive des armes à feu ; défense d’armer les Sauvages alliés. Depuis sept ans, la réalité commandait de les modifier. L’inaction avait coûté cher. À partir de l’heure présente, elle devenait forfait. Et toute la Nouvelle-France et la France elle-même en porteraient d’année en année le faix plus lourd et plus sanglant.

« La décision qui nous sauverait ne sera pas prise », pensa soudain Pierre avec angoisse. Tous les facteurs de la situation le criaient ; rien n’était mûr pour une solution immédiate. Seuls peut-être les habitants de la colonie pouvaient comprendre. Et Pierre regardait le fleuve immense entre ses forêts et le mol étalement des plaines ; et il éprouvait, non pas du désespoir, mais une espèce de stupéfaction douloureuse devant les insuffisances de l’intelligence.