Imprimerie Populaire, Limitée (p. 86-112).
◄  III
V  ►

— IV —

Depuis une semaine, un plafond de froid intense flottait au-dessus de la vallée. Il était venu du nord-ouest, poussé par un blizzard. Alors qu’il était presque passé, le nord-est l’avait ramené lentement. Et il demeurait là, mobile, voguant au-dessus des têtes, se déplaçant à peine chaque jour comme une banquise en eau calme. Et sous lui les arbres craquaient, la surface de la glace sur le fleuve détonait au fond de sa bourre de neige, les cheminées émettaient des jets de fumée que le vent ployait tous légèrement, de façon égale, dans la même direction.

Ysabau s’habilla comme une Sauvagesse : des mocassins, des mitasses, des mitaines de cuir, une pelisse de peau de caribou, l’alourdissaient et la déformaient. Elle saisit une hachette, donna le bras à Pierre et dit :

— On est paré ?

Le vent léger brûla la peau comme du feu. Mais le corps aime parfois à s’exposer au gel ; dans la cabane, il devint à la longue sursaturé de chaleur, languide, moite et énervé. Alors, il aspire à se plonger dans un bain de froidure pour se raffermir et se tonifier. Durant les premières minutes, Ysabau frissonna ; ses nerfs se contractèrent. La bise remontait par les manches, descendait par le col. Mais bientôt la température du sang s’éleva, l’épiderme s’habituait à cette morsure. Les inhalations possédaient de la saveur, elles coulaient dans la gorge comme une eau glaciale.

Pierre et Ysabau traversèrent leur défrichement qui s’était rempli de neige comme un lac entre des rives de forêt. Souches, amas de bois, de branches, guérets, tout avait disparu sous l’épais capitonnage. À la surface courait en nappes impondérables, comme au flanc d’une dune, le sablon sec et blanc. Et, dans le sentier sans cesse comblé, les pas crissaient comme s’ils avaient glissé sur du métal.

Pierre pelleta la neige autour d’un tronc afin de le couper le plus possible au ras de terre. Un haut remblai s’entassa vite près de lui. Ysabau descendit dans cet entonnoir. Tous deux, ils attaquèrent de la hache et du godendard le gros orme gelé jusqu’au cœur. Le mouvement violent activait la circulation sanguine. « Nous enlevons une pelure », dit Ysabau en riant, les joues rouges. Ils se dépouillèrent des manteaux de cuir. Les vêtements de laine qu’ils conservèrent ne les gênaient pas aux entournures.

Bras déliés, ils frappaient plus durement, avec moins de maladresse. Le soleil pâle les réchauffait un peu au fond de cette excavation. Et ainsi s’écoula le jour.

Il fraîchit vite lorsque le soleil baissa ; on aurait dit un feu qui s’éteint graduellement. La fatigue rendait les membres plus frileux qu’au matin, les mains gourdes échappaient le manche glacé. Alors renaissait le besoin de la flamme. Patiemment, lourdement, sous la bise vigoureuse qui les souffletait, les deux bûcherons revenaient à la cabane. La souffrance du corps était telle que la course devenait impossible. « Ta joue est gelée », criait Pierre ; Ysabau ramassait une poignée de cette poudre froide qui ne scintillait plus et frottait.

Enfin se présenta la maison aux trois quarts enterrée sous des épaisseurs de feutre blanc. Comme une vieille du pays breton, elle portait une lourde coiffe de neige immaculée, bien godronnée, bien gaufrée. La porte s’ouvrit sur les lamentations des gonds engainés de frimas. Tout de suite, le feu jaillit entre les bûches d’érable entrecroisées ; au début, il n’émettait pas de chaleur ; mais un peu de patience, et ses vagues de plus en plus intenses fondirent le givre des vitres, des fentes, des objets de métal, refoulèrent inexorablement le froid ; elles répandaient autant de bien-être dans les membres que tout à l’heure l’air rude du dehors.

Après avoir enlevé ses vêtements, Ysabau redevint la jeune femme svelte. Elle dansait autour de l’âtre et jouait avec Pierre des jeux énervants.

Ce soir-là, après le souper, Pierre fendit du merrain ; le chêne se débitait bien. Parfois, un ouvrage de couture à la main, Ysabau s’accoudait au coin de la chaise et elle observait. Pierre présentait à son admiration des planches de bois de cœur ; il lui indiquait la finesse du grain, l’ondulation des fibres, les nuances de la veinure, des courants moirés et glacés. Elle maniait la douelle un moment.

— J’en ai une plus belle encore dans ma malle. Tu aimes ton bois mieux que moi, Pierre.

Elle jouait dans les cheveux de Pierre, elle repoussait de la main billot et outils ; ses yeux émettaient maintenant des lueurs violettes ; elle griffait et mordait.

— Est-ce que je ne le vaux pas, moi, tout ton domaine, le douvain avec ?

Pierre se remit au travail. Il poursuivait le cours de ses méditations calculatrices, augmentant en pensée d’un an à l’autre l’étendue de ses emblavures, de ses terres pâturables, le nombre de son cheptel, l’amas des poutres en bois de brin. L’année suivante, il retiendrait les services d’un engagé. Dans dix ans, sa ferme occuperait au moins cinquante acres ; la maison et ses dépendances se prélasseraient au milieu. Vu la prodigieuse abondance de chasse et de pêche, Ysabau et lui vivraient non seulement dans l’aisance, mais encore dans la richesse. Pierre compterait alors trente-quatre ans, Ysabau, trente. La jeunesse, quoi ? Ensuite, il pourrait conduire plus largement son exploitation, diriger des hommes, terminer à loisir l’aménagement du domaine.

Il ordonnait son dessein dans une grande dilatation de joie.

— On rit, pensait-il, on est heureux quand on construit. Prendre une étendue de terre en forêt et la façonner, c’est créer dans un état de satisfaction intérieure. Et le résultat de son travail se présente là, devant soi, tangible, visible, comme une belle haie de chêne, sans nœud. Voilà de l’ouvrage sain et qui rend l’homme franc, honnête, bon surtout. Rien de truqué dans ce succès-là, rien de louche, rien de faux ; de bon aloi comme l’or, voilà. On n’éprouve plus de doute, on n’a pas de mal à l’âme, l’intelligence vit en paix.

Pierre se leva. À bout de bras, il enleva une grosse bûche d’érable qu’il déposa sur l’épais lit de braises déjà accumulées ; elle brûlerait toute la nuit, veillant, cœur de flamme, pendant qu’Ysabau et lui dormiraient en paix. C’est alors qu’ils entendirent des coups répétés à la porte. Pierre tout de suite en alerte se précipita sur son arquebuse, mais Ysabau dit :

— C’est Jacques Hertel, c’est sa manière de frapper.

Par la porte ouverte, comme si l’on eût levé une vanne, le froid s’engouffra, visible comme une brume. Jacques entra. « Bonsoir, bonsoir », dit-il, et il se rendit devant l’âtre pour déposer ses raquettes, son mousquet, enlever une lourde pelisse de fourrure. Ysabau attendait les mots plaisants dont l’interprète était coutumier ; celui-ci ne brisa pas son silence. Une appréhension la saisit.

— Jacques, Jacques, qu’est-il arrivé ?

— Aussi bien vous le dire tout de suite : Marguerie et Thomas Godefroy ont disparu.

— Disparu ?

— Oui.

— Les Iroquois ?

— Les Iroquois.

Pierre et Ysabau demeuraient étourdis, comme s’ils eussent reçu un coup de massue ; ils éprouvaient un éblouissement, l’impression que le temps s’arrêtait soudainement ; bien qu’ils fussent rapprochés tous trois, le son des paroles semblait provenir de loin.

— Tout a eu lieu à quelques milles d’ici. Ils étaient partis pour abattre des orignaux, la neige est épaisse, c’est l’époque favorable. Ils savent vivre en forêt comme les Sauvages. Plusieurs jours s’étaient écoulés ; personne ne s’inquiétait. Enfin le délai a paru trop long. En suivant les pistes, nous avons vite découvert l’endroit : les Indiens les ont surpris pendant leur sommeil ; eux, ils ont lutté. Nous avons trouvé un lambeau d’écorce portant ces mots : « Les Iroquois nous ont pris ». Plus loin, ils avaient écrit avec un tison éteint sur un gros orme pelard ; ils n’avaient encore subi aucun mal.

Godefroy, Marguerie. Dans le silence, angoissés, Ysabau, Pierre et Jacques Hertel pensaient à la même chose : la torture. Les Iroquois oseraient-ils ? Pierre se souvint du spectacle de barbarie dont il avait été témoin l’an de son arrivée. Tous trois, ils regardaient les flammes.

— Et Marie ? s’écria Ysabau.

— Marie ? Durant les premières heures, elle a connu le désespoir. Bien qu’elle soit frêle, elle possède beaucoup de courage. Elle espère un peu. Quand on la voit, on a pitié : elle demeure trop vibrante, émue par la moindre chose : un bruit, une parole. Votre compagnie la réconforterait sans doute.

— Qu’y a-t-il à faire ? demanda Pierre.

— Au poste, nous avons discuté toutes les solutions. Aucune possibilité de rejoindre ce parti de guerre avant qu’il ne soit rentré dans son village ; nous avons déjà plusieurs heures de retard. Et quel détachement former pour une expédition d’au moins six semaines en plein cœur de l’hiver ? Je veux dire des soldats entraînés à marcher en raquettes, à coucher dehors, à donner l’assaut là-bas ? Nicolet le peut, moi aussi, deux ou trois autres. C’est tout. Avec les Iroquois, il faut escompter les représailles ; tuons-leur un guerrier et Marguerie et Godefroy paieront. Nicolet a dit : « Dans les circonstances, rien à faire. Ils sont interprètes tous deux, pleins de ressources. À leur place, je me dirais : « pourvu qu’au fort, on n’entreprenne rien ». D’autre part, nous n’avons pas le choix. Même avec cinquante hommes, l’expédition serait risquée.

Mais abandonner ainsi deux Français sans une recherche ?

Ysabau pleurait. Pierre se promenait de long en large. Ils se sentaient étreints par la poigne de fer de l’impuissance.

— Nous devrions comprendre cet avertissement, continua Jacques. Notre faiblesse est en partie connue ; les Iroquois nous respectent de moins en moins.

— Puis-je demeurer ici, moi ? demanda Pierre.

— J’ai passé chez Le Fûté avant de venir ; je l’ai mis sur ses gardes. Le danger est disparu je crois, ces Sauvages ne reviendront pas cet hiver. Mais vous l’avez échappé belle. Au printemps, ensemence ton défriché, la neige à peine disparue, pour être prêt à tout.

Avant de sortir, Jacques ajouta :

— Barricadez-vous avec soin le soir, n’est-ce pas ? Apportez vos mousquets au bois ; lâchez les chiens le matin avant de sortir…

Le silence régna devant la bûche qui flambait. Pierre réfléchissait à l’imminence du péril. Il voulait continuer son entreprise, mais non exposer Ysabau. Quel moyen terme inventer ?

— Ysabau.

— Oui, Pierre.

— Ysabau, tu dois te résigner. Tu te réfugieras au fort quand le danger sera trop grand.

— Et toi, Pierre ?

— Oh ! moi. Un homme se tire toujours d’affaire. Ysabau leva la tête. Elle venait de comprendre. Elle se trouva debout entre lui et la cheminée.

— Tu as dit, Pierre ? Je t’abandonnerai, moi, Pierre ? J’irai me placer bien en sûreté derrière les palissades pendant que tu seras exposé ici, toi, Pierre ? C’est bien ça que tu as dit ?

Et comme Pierre ne répondait pas :

— Non, Pierre, tu te trompes. Celle qui fera cela ne portera pas mon nom.

— Mais il le faut pourtant.

— Non, Pierre. J’ai lu toutes tes lettres à ta mère. Je savais où je venais, comprends-tu ?

Debout devant lui, droite comme une flèche, elle le regardait les yeux pleins de décision. Mais Pierre ne répondit pas. Il baissa la tête car depuis qu’il avait appris la capture de Marguerie et de Godefroy, il revoyait toujours la même scène : l’Iroquois attaché au poteau du supplice ; et il entendait le glapissement sauvage qui s’était si bien gravé dans son souvenir que rien ne saurait l’effacer.


Un brigantin, trois pinasses armées étaient mouillées à quelques encablures de la rive droite vis-à-vis des Trois-Rivières. La douceur de la lumière du soir s’éteignait dans un ciel presque vert. Mais les rayons obliques frappaient encore l’eau mouvante comme ils auraient frappé un miroir ondulant et, réfléchis, s’en allaient jouer et danser sur le dessous des feuillages et sur la façade d’un fortin de troncs d’arbres à peine dissimulé à la lisière de la forêt. Lisse et moiré, le courant se déchirait sur les étraves avec un clapotis léger.

Le Gouverneur, deux Jésuites, soixante-dix soldats et colons recrutés à la hâte de Québec aux Trois-Rivières, se tenaient là, debout, appuyés sur les lisses. Ils observaient l’armée iroquoise : trois cent cinquante guerriers répartis autour des feux et apprêtant le repas du soir avec autant de flegme qu’au cœur de leurs bourgades.

Sept canots algonquins parurent en aval très loin, points noirs sur l’immensité du fleuve d’aluminium. Une cinquantaine d’ennemis se précipitèrent dans quelques-unes des pirogues d’écorce d’orme alignées sur le rivage ; ils pagayèrent vivement vers cette proie en poussant leurs huées de guerre. Mais en même temps retentirent les commandements rapides du Gouverneur, les biscayennes levèrent l’ancre, hissèrent les voiles ; se déplaçant vite, elles se maintinrent entre les deux groupes d’esquifs ; mousquets amorcés, les soldats couchaient en joue les guerriers iroquois. Frustrés dans leur espoir de pillage, ceux-ci virèrent de bord et suivis des pinasses, revinrent au campement.

La nuit chaude emplit jusqu’à la cime des arbres la tranchée que le fleuve creusait. Entre le noir des rives, de larges surfaces luisantes brillaient, immobiles sur le courant ; des brasiers sur la grève enfonçaient dans l’ombre des cônes de lumière et leurs reflets dans l’eau s’étiraient ou se plissaient aux jeux de la vague comme des accordéons de flamme. Et sur l’assise des futaies reposait une clarté lunaire dont l’intensité pâlissait les étoiles.

Des cris, des coups de haches, des chutes d’arbres animèrent la forêt dans les alentours du fortin qui prenaient l’apparence de quelque gueule de souterrain ténébreux. Puis se rétablit le silence torride, attentif avec le guet des sentinelles sur les embarcations, blocs géométriques taillés, semblait-il, dans le jais le plus pur. À l’avant de la barque s’étaient assemblés Thomas Godefroy, Marguerie, Hertel, Pierre de Rencontre, Jean Nicolet.

De sa voix ardente et basse, Marguerie parlait :

— Les Iroquois ont très bien compris une chose simple : l’importance des armes à feu. S’en procurer à tout prix pour dominer les peuplades indiennes, voilà leur dessein actuel. Ils ont acheté quarante arquebuses des Hollandais de Manhatte. Après nous avoir capturés, Godefroy et moi, ils n’ont couvé qu’une pensée : exiger des mousquets en échange de notre libération. Ils nous ramènent, ils soumettent leur chantage : premier refus. Ils nous délivrent, croyant obtenir par reconnaissance ce que la force ne leur a pas donné : deuxième refus. Ils promettent mer et monde : venir en traite, édifier une résidence française dans leur pays, conclure la paix : troisième refus.

Marguerie parla plus bas encore :

— Reconquérir la maîtrise du fleuve, voilà, nous le croyons, leur volonté de fond. À cet effet, nous détacher d’abord de nos alliés sauvages afin d’exterminer avec les armes à feu ces ennemis héréditaires ; puis se retourner contre nous ensuite et nous chasser. Ce programme, leur grand conseil l’a mis au point cet hiver.

— On ne s’entendra pas alors ? demanda Pierre.

— On ne s’entendra pas.

— Mais nous les tenons bloqués.

— Ah ! non. Nous surveillons la façade. Mais l’arrière ?

Marguerie et Godefroy taisaient leur acte d’héroïsme. Le premier avait accepté de transmettre aux Français la proposition iroquoise et de se constituer prisonnier de nouveau s’il échouait. Sans quoi, toujours captif, Godefroy subirait la torture. Marguerie était venu. Après entente préalable avec son compagnon, il avait dit au Gouverneur : « Ne leur donnez d’arquebuses à aucun prix, même si le refus entraînait pour nous le supplice ». Puis il avait embrassé ses amis ; les assistants avaient dû détacher de lui sa sœur Marie qui criait et pleurait. Solitaire, il avait traversé le fleuve sous les yeux de la garnison. Cette dure partie, aux risques horribles, il l’avait gagnée, mais il s’en était fallu de peu. Les yeux habitués à l’ombre, Pierre l’observait maintenant : une figure ardente et volontaire d’aventurier dur à soi-même. Durant son long apprentissage d’interprète, il s’était façonné un corps et une âme d’athlète, en souffrant du froid, de la faim et des intempéries des saisons. Après cet entraînement, il pouvait envisager n’importe quel péril.

Enfin la petite flottille s’endormit sous la surveillance des sentinelles. Pierre pensait aux événements écoulés depuis le début de juin : apparition de la flotte iroquoise, épouvante des alliés sauvages, sa propre arrivée en compagnie d’Ysabau ; mission de Marguerie ; troupes expédiées de Québec ; libération solennelle de Marguerie et de Godefroy ; longues tractations poursuivies dans une défiance de plus en plus forte ; trois cent cinquante guerriers massés ici, en face du fort, cent cinquante dispersés plus haut sur le fleuve ; insolence de l’ennemi qui cueillait les groupes d’Algonquins et de Hurons à la vue même de la garnison.

Le soleil se leva. La journée s’écoulait, vide et désœuvrée. Orné du guidon des ambassadeurs, un canot s’éloigna du brigantin afin de poursuivre les pourparlers des jours précédents. Les Iroquois l’accueillirent avec des huées : « Où sont les arquebuses ? » demandaient-ils. Poursuivie par les flèches, la pirogue retraita. Une longue chevelure algonquine flotta bientôt au bout d’un palis.

Brigantin et pinasses s’embossèrent près du rivage. Les pierriers envoyèrent leurs bordées. De l’orée de la forêt, les arquebusiers sauvages ouvrirent sur les embarcations un feu bien dirigé. Pierre éleva son sabre au-dessus de sa tête : une balle le lui enleva des mains et le tordit. L’ennemi se replia plus tard. Il avait érigé un second retranchement au cœur de la sylve ; de cet endroit, il suivit un sentier orienté à l’ouest, transportant bagages et canots, et il retrouva le fleuve en amont.

Cette fois, l’état de guerre existait. Les semaines s’écoulèrent, le fleuve demeura bloqué. En embuscade sur les hauts promontoires, à l’affût au bout des pointes boisées, aux aguets le long des portages, les guerriers ennemis surveillaient les solitudes. Comme l’aigle-pêcheur, ils fondaient sur toute proie en vue. Quelques canots hurons filtrèrent au travers du blocus ; les autres succombèrent, leurs occupants furent torturés, les fourrures volées. Impuissance et oisiveté pesaient sur le poste. Le mariage même de Jacques Hertel, devenu seigneur de La Fresnière, avec la toute jolie Marie Marguerie, ne réussit pas à dissiper l’anxiété.

— Cette fois, nous sommes enlisés jusqu’au cou, disait Jean Nicolet. Les Hollandais de Manhatte ont lié partie avec les Iroquois ; les premiers veulent des fourrures, leur dessein est d’empêcher l’essor de nos établissements ; les Iroquois désirent des arquebuses. Alors ces derniers volent les pelleteries de nos Sauvages et les portent aux Hollandais qui leur donnent des armes

— Armons nos alliés, répondait Pierre avec impatience.

— Armer des Sauvages, est-ce armer des amis ou des ennemis ? Il faut s’assurer auparavant de leur fidélité. Et comment durera la domination de quelques poignées de Blancs si les aborigènes possèdent des armes à feu ? Jusqu’ici, nous n’en avons distribué qu’aux convertis.

— Que la France envoie des troupes alors.

Intelligent, grand lecteur de livres, Jean Nicolet exposait à Pierre la complexité de la situation. Joyeux, celui-ci avait quitté son défriché pour une aventure de deux semaines. Mais les jours se succédaient ; l’armée iroquoise demeurait maîtresse du fleuve ; par faiblesse, les Français n’osaient rien. Pierre pensait au travail en attente aux entreprises en voie d’exécution. Il rejoignait les habitants sur la plate-forme des canons, et tous, ils regardaient le fleuve couler. De temps à autre surgissaient des Algonquins, hommes ou femmes, qui s’étaient évadés avant le supplice ; amaigris, exténués de misères et de privations, le corps lardé de piqûres, ils relataient des embuscades et l’atrocité de quelque torture. Pierre s’animait d’indignation ; n’entreprendrait-on rien pour protéger ces alliés, enrayer les vols de pelleteries ? Avait-on manqué de temps pour se préparer ? Puis la torpeur des mortes journées accablait la petite population.

À la fin de l’été, Jean Nicolet annonça une bonne nouvelle : le père Le Jeune, jésuite, partirait pour Paris. Par l’intermédiaire de la duchesse d’Aiguillon, il solliciterait du Cardinal des renforts et même la destruction de Manhatte.

Rassasiés de rapines, les Iroquois quittèrent enfin le Saint-Laurent. Le jour même, Pierre et Ysabau s’embarquèrent en canot. Ni l’un, ni l’autre ne parlaient. Une chaleur humide s’appesantissait sur la forêt en lisière du rivage sablonneux. Parfois un éturgeon sautait, rompant la surface de l’eau vernie, glacée comme un miroir, verte parce qu’elle réfléchissait des feuillages et qui, par sa limpidité, donnait l’impression d’un épais bloc de cristal.

Ils parvinrent au défriché très tard. Quittant le fleuve éclairé, ils entrèrent comme en une tente dans l’obscurité du bois, cherchant le sentier envahi par les herbes et les broussailles. Dans la clairière, ils retrouvèrent la lumière du fleuve, et au milieu, l’ombre familière de la cabane accroupie comme une bête. Après avoir tout rangé à l’intérieur, ils revinrent s’asseoir sur le perron pour goûter un peu de fraîcheur.

— Et toi, Pierre, que penses-tu de tout cela ?

— Moi ?

Lui communiquerait-il les impressions qui l’avaient assailli durant ces semaines ? Désœuvré, il avait interrogé et écouté les coloniaux de la première heure : Hertel, Godefroy, Nicolet. Devant le péril iroquois qui menaçait soudain son entreprise à fond, il avait voulu s’enquérir des circonstances indépendantes de sa volonté, dont son travail subirait la répercussion. D’insurmontables obstacles se dessinaient dans cette zone. Pierre avait reconstitué l’histoire brève de la Nouvelle-France. Le cardinal de Richelieu avait un instant compris la grande œuvre à accomplir ; mais toujours attentifs, les Anglais avaient écrasé de leurs canons le premier grand convoi de colons et de vivres. Presque éreintée du coup, ruinée, la grande compagnie qu’il avait formée appliquait petitement un vaste programme. Elle possédait et administrait le pays. En retour du monopole des fourrures, elle maintenait une couple de fortins, entretenait une centaine de soldats, versait les émoluments des fonctionnaires, transportait quelques colons.

— Richelieu n’a plus de temps et d’argent que pour la lutte contre l’Espagne et les difficultés intérieures ; la France n’a pas grand besoin de produits forestiers, agricoles ou autres ; elle ne souffre pas d’un surplus de population à établir ailleurs. Des idées diverses ont cours : les colonies coûteraient cher, ne rapporteraient rien ; elles draineraient le royaume de ses hommes. Seuls comprennent quelques individus qui voient très loin, mais des besoins urgents détournent leur attention.

Pour une période du moins, l’avenir se présentait sous forme d’étés gâchés, de semailles inachevées, de récoltes compromises. Les hivers se rempliraient-ils même d’alertes ? Sur la tête de tout colon isolé, pèserait le danger continuel des tortures. Par ce soir mort, rutilant d’étoiles au ciel du défriché, après les expériences et les conversations des dernières semaines, Pierre de Rencontre ne pouvait former aucun pronostic optimiste, ni concevoir une espérance immédiate.

— Défricher le domaine prendra plus de temps que tu ne pensais ?

— Je crains parfois que ce soit impossible.

— Pierre, ne sommes-nous pas heureux ainsi ? N’exigeons pas autre chose que notre bonheur. Attendons.

— Mais le danger, Ysabau ? Après ces négociations manquées, les prochains Français capturés n’en réchapperont pas comme Marguerie et Godefroy.

La clairière indistincte se coiffait de son plafond constellé. Souches et amas de branches renflaient leurs masses d’ombre noire ; les crécelles des grillons crépitaient dans le silence ; des plaques lumineuses de fleuve luisaient entre les branches d’arbres immobiles.

Ysabau tentait de conduire Pierre loin de ce pessimisme ; ni lui, ni elle n’empêcheraient ces faits pénibles. Alors elle lui parlait des temps encore proches qui avaient précédé leur départ de Saint-Malo.

— Comme vous êtes simples, vous, les hommes. Seulement qu’à t’apercevoir de loin, par exemple, je devinais que tu étais dépité, que tu avais décidé de briser. Insensiblement, en causant avec les autres, je m’approchais de toi. Je sentais tes regards qui, malgré eux, venaient se poser sur mes lèvres, mes yeux, toute ma figure. Tu ne pouvais t’en empêcher. Et soudain, je levais les yeux sur toi et je souriais. Tu étais tout de suite conquis. Devant ma beauté, ta résolution devenait malléable comme de la cire quand on l’approche du feu. Je disais : « Pierre de Rencontre, j’en fais ce que je veux. » Alors, je te rendais jaloux, de nouveau, à plaisir, en accordant mes attentions à d’autres jeunes garçons. Mais un jour, tu as décidé de partir et alors, non, ce n’était pas bien gai. À ce moment, tu as été plus fort que moi : tu es devenu un homme. Et je t’ai aimé.

Ysabau riait.

Le lendemain, Pierre se remit au travail. La longue inaction avait comprimé dans ses veines de l’impatience et de la fougue. Un réservoir de force débordait en lui. Pierre éprouvait le besoin de se saouler de tâches. Il devait tout remettre au point dans son défrichement, et alors il se plongea dans la fauchaison du repoussis. Il ne se rassasiait pas de labeur.

— Pierre, repose-toi, suppliait Ysabau.

Mais Pierre se mouvait maintenant dans son élément ; Ysabau constata vite que, ressaisi par son ardeur ancienne, il s’absorbait au point d’oublier l’avertissement de l’été, les périls du présent. Privées de réflexion, de méditation comme de leur sève indispensable, ses clairvoyances de l’été se desséchaient. Le domaine avait jeté sur lui son sortilège.

Cependant, la reprise des travaux avait eu lieu trop tard. Il pleuvait souvent ; l’herbe avait obstrué les goulettes ; les mares se multipliaient. Sur la terre spongieuse, entre les souches, la vache traînait les charretées légères d’orge, de froment et de sarrasin en mauvais état.

Un soir, ils arrachèrent les derniers légumes : navets, raves, oignons dont l’herbe avait empêché la croissance. Un soleil blanc luisait entre les nuages, dans un lambeau de bleu. Pierre leva la tête.

— Ce rayon de soleil, c’est le vent d’ouest pour la nuit ; le froid va prendre.

Ils revinrent. Leurs pas s’enfonçaient dans le sol humide ; marcher dans les regains à côté de la piste, c’était se déplacer dans l’eau jusqu’aux genoux, tellement la rosée était abondante ; la moindre branche les aspergeait. Tous deux éprouvaient la fatigue d’avoir tiré sans fin sur des touffes de feuilles jusqu’à ce que le tubercule s’échappât de son alvéole, subitement. Trop las pour parler, ils suivaient la charrette.

Ysabau rentra tout de suite à la maison. Elle alluma le feu pour se réchauffer. Elle aperçut la boue de ses pieds, de ses mains, de ses vêtements. Un coussin sous la tête, elle demeura là, un instant, à se reposer. Pierre entra. Il la vit telle qu’elle était. Il s’arrêta net, frappé soudain par le contraste entre l’Ysabau des premiers jours de la Nouvelle-France, propre, coquette, et ce paquet de loques écroulé sur le plancher.

— Pierre, c’est toi ?

Ysabau sauta debout. Elle se lava, changea de vêtements. Le linge sec et propre s’appliquait maintenant léger et chaud sur la peau ; les membres remuaient librement sous la toile. Dépouillés de leur gaîne de glaise, les doigts recouvraient leur agilité. Tout le corps éprouvait un bien-être.

La flamme caressait avec une espèce de tendresse. Et le temps était venu de manger, de rassasier cette faim qu’elle sentait des pieds à la tête.

— Je ne sais pas, Pierre… Mais de temps à autre, il faut être bien sale, bien trempé, avoir eu froid, pour goûter le bonheur d’être au sec, d’être propre et d’avoir chaud ; être bien fatigué pour goûter le repos ; être affamé pour savoir comme c’est bon, manger. Pierre, pourquoi ces Iroquois existent-ils ?


Depuis le matin, le vent fouettait les longs fils de la pluie, il en défonçait les trames de grands coups de poing. Les nuages circulaient sur plusieurs plans, les uns poussés vers l’ouest, les autres vers le nord ; mais entre eux, ils ne laissaient aucun espace par où le soleil pouvait luire. Criblée par les grains d’eau comme par des chevrotines, la surface du fleuve était percée ainsi qu’une écumoire ; vers le milieu, elle se bombait et ce renflement cachait sur l’autre rivage le pied des arbres de la forêt.

Non loin de la rive droite, Pierre pêchait en compagnie d’Eustache Sarrazin. Engainés dans la cuirasse de leurs écussons osseux, deux gras esturgeons s’allongeaient au fond de l’embarcation. Et voilà qu’Eustache luttait contre une troisième pièce. Debout, il tirait doucement, mais fermement sur le manche de la ligne dont la corde vibrante, tendue, décrivait de brusques zigzags ; et le canot glissait, enfonçait, se déplaçait sous le poids vivant du poisson.

Enfin, Eustache triompha du nouvel esturgeon qui bondissait en se pliant en cercle et qui battit longtemps de la queue au risque de défoncer la coque. La joie du pêcheur ne se manifesta point par une crispation des traits ; elle se diffusa au contraire au travers de sa figure, comme la lumière éclairant du milieu d’une lampe d’albâtre.

— Ton défriché, ça va ? demanda Pierre à Eustache.

— Pas vite, pas vite, répondit celui-ci.

Durant une année, il avait bûché régulièrement, essarté, ensemencé des creux ; il avait résisté à ses goûts de braconnier. Mais la période d’inaction de l’été précédent l’avait dévoyé. Pour subsister pendant l’automne, l’hiver et le printemps, il s’était de nouveau adonné à la chasse et à la pêche, comme un ivrogne obligé de se remettre à boire. Et alors il avait constaté combien pouvait être agréable l’existence dans un pays giboyeux ; il savait aussi le prix des fourrures.

Cette tentation, Pierre la connaissait bien : elle l’assaillait lui-même très souvent. Inconsciemment, l’homme recule devant le défrichement, œuvre de patience, de ténacité, de lenteur ; et si le mors de la volonté ne le dirige pas avec énergie, il se cabre, il se jette en bonds de côté dans des chemins plus faciles, la carrière de trappeur, par exemple.

— Mais la terre, dit Pierre à Eustache, elle est comme une solide chaloupe qu’on a sous les pieds. Tu sautes dedans : elle ne chavire pas, elle ne défonce pas.

— La chaloupe, elle est dure à bâtir.

— Voilà. Le pays se peuplera. Gibier, poisson diminueront peu à peu. Toute la terre sera occupée.

Car si Pierre avait souvent éprouvé la tentation, jamais il n’avait hésité. Son intelligence robuste voyait nettement le chemin. Au contraire, celle de Sarrazin semblait s’être arrêtée dans son développement. Elle avait conservé une étrange puérilité.

— Je dors bien, je mange bien, répondait-il à Pierre ; j’ai du bois pour me chauffer. Je fais plus d’argent avec mes fourrures que toi avec ton défriché. Alors ?

— Mais tes enfants, Eustache ?

— Mes enfants ? Demeureront-ils seulement en Nouvelle-France ? Tu ne vois pas le pays comme il est. Quelques soldats en garnison, les Iroquois partout, nous ne recevons pas de secours. Bâtir une maison, des bâtiments ? Pour que les Sauvages les brûlent ? S’échiner sur un coin de terre et l’abandonner ensuite ? Élever des animaux que les autres abattront ?

Souvent, Pierre avait agité toutes ces conjectures dans son esprit. Elles lui avaient paru dangereuses.

— Pourtant, un jour nous recevrons l’assistance nécessaire.

— Ce jour-là, je défricherai de bon cœur.

Les deux hommes surveillaient attentivement leurs lignes. Soudain, ils entendirent un cri, ou plutôt un gémissement. Ils se dissimulèrent au fond de l’embarcation, jetèrent un regard par-dessus le plat bord. Était-ce une troupe iroquoise ? Ils aperçurent sur la grève une forme humaine immobile ; ils approchèrent à petits coups de pagaie, dans la crainte d’un guet-apens. Ils discernèrent une Indienne à demi-morte. Aucune blessure grave. Mais le corps se montrait d’une maigreur terrible. La peau rougeâtre se tendait sur les côtes comme sur des cerceaux ; elle était lacérée par les branches aiguës, les épines, lardée de piqûres de moustiques et de plaies peu profondes.

Pierre et Eustache ramenèrent sur l’autre rive la Sauvagesse évanouie. Ysabau lui donna les premiers soins ; Sarrazin avertit Jacques Hertel au fort. Celui-ci se présenta sans tarder. Pendant que l’Indienne mangeait et buvait un peu, l’interprète obtint les renseignements qu’il désirait. Il les communiqua tout de suite à Pierre et à Ysabau.

— C’est une Algonquine. Elle porte le nom de Koïncha. Elle s’est évadée d’un village iroquois. Voilà près de deux mois qu’elle marche dans la forêt. L’hiver passé, deux cents Agniers ont quitté leur pays pour exécuter une incursion au Canada ; ils se sont divisés en deux bandes : la première s’est dirigée vers les Trois-Rivières, mais elle a rebroussé chemin à la suite de la mort de ses deux capitaines ; l’autre a remonté l’Outaouais sur la glace ; elle a découvert sur la neige les pistes de la tribu de Koïncha ; elle a attaqué durant le premier sommeil, au début de la nuit.

Une partie des hommes massacrés, les Iroquois ont dépecé les cadavres, lancé les morceaux dans une chaudière, ils les ont fait bouillir, ils les ont mangés. Ils ont garrotté des prisonniers et des prisonnières. À l’une des étapes du retour, ils l’ont attachée à un arbre, elle, Koïncha ; sous ses yeux, ils ont mis l’un de ses enfants à la broche, l’ont fait rôtir à petit feu, l’ont dévoré. Deux autres bébés ont subi le même sort. Ils ont assommé des vieillards, des femmes qui ne marchaient pas assez vite. À la tête d’un rapide, Koïncha a vu une étendue d’eau libre, noire entre la neige blanche, avec des remous ; elle s’est jetée dans la mare. Ils l’ont repêchée. Au premier village iroquois, son mari a subi le supplice du feu en compagnie d’autres Algonquins, Koïncha est devenue esclave avec une trentaine d’autres. Elle n’avait qu’une idée : fuir, même au risque de mourir de faim.

Habitué à des événements pareils, Jacques Hertel avait parlé sans emphase. Mais Pierre et Ysabau demeuraient interdits devant l’atrocité de la guérilla iroquoise. Le danger les avait frôlés encore une fois : « la première bande s’est dirigée vers les Trois-Rivières », avait dit Koïncha. Pierre et Ysabau ne se regardaient pas ; ils ne parlaient pas. Après le départ d’Hertel, ils demeurèrent longtemps silencieux. Koïncha dormait sur le dos, plus immobile qu’une morte. Et, battue par les rafales, la pluie criblait les feuillages et le défriché.


Lorsque Pierre retourna du champ, monsieur Le Neuf du Hérisson venait d’arriver en canot avec Anne. Ysabau avait mis des chaises sous les gros saules, sur la berge, et la fraîcheur du fleuve s’exhalait dans l’après-midi chaud.

Monsieur du Hérisson relatait les dernières nouvelles. Avec les deux milliers d’écus que le Cardinal avait alloués, les autorités coloniales construisaient un fortin à l’embouchure de la rivière des Iroquois ; une société particulière érigeait aussi des édifices et des palissades, à trente lieues en amont, dans la grande île du Mont-Royal.

— Bien, dit Pierre, ces deux forts intercepteront les partis de guerre ennemis. La frontière est reportée à une cinquantaine de milles des Trois-Rivières. À l’arrière, nous vivrons mieux protégés.

Monsieur du Hérisson ne partageait pas cet avis. Il manifestait son mécontentement par une humeur querelleuse ; ses longues moustaches et ses cheveux perdaient leur savant alignement ; ses bajoues tremblotaient ; un peu d’écume moussait aux commissures des lèvres.

— Deux fortins, répliquait-il, qu’est-ce que cela signifie ? En dedans de cent toises carrées, une trentaine de soldats vivront en sécurité relative à condition de ne point sortir. Hors de cette clôture, qui demeurera le maître ? Nous, des Trois-Rivières, ne le savons-nous pas ? Fermer le passage par un fort à l’embouchure de la rivière des Iroquois, c’est obstruer le fleuve en lançant un caillou au milieu : l’ennemi se glissera à dix pas dans la forêt et qui le découvrira ? Et ces gaillards acquièrent de l’assurance avec leurs arquebuses ; un peu plus d’habileté et ils massacraient tout : soldats, ouvriers, Gouverneur même, réunis pour la construction du retranchement. Une belle escarmouche, quoi ?

Monsieur du Hérisson regarda autour de lui. Il cria durement :

— Anne.

Anne sortit de la cabane et répondit :

— Oui, papa.

— Anne, ne t’éloigne pas. Je veux savoir où tu es.

Anne était devenue une robuste adolescente d’une douzaine d’années, le teint hâlé, les mouvements gracieux. Elle avait surtout des yeux bruns, un peu opaques, d’un magnétisme singulier. Leur regard insistant, lourd, plus épais qu’un fluide ou qu’un rayon de lumière, s’attachait aux personnes et aux choses. On en sentait presque le toucher adhésif comme une caresse matérielle ; on en distinguait la couleur brunâtre comme s’il avait été liquide. Pour tout voir, Anne se précipitait à la suite d’Ysabau, de Koïncha, dans la maison, le wigwam ou les essarts. Son père la rappelait d’un ton sec. Pierre devina que l’inquiétude se dérobait sous cette rudesse. Si Anne disparaissait, monsieur du Hérisson continuait à causer, mais il tournait la tête dans une direction, puis dans l’autre, et finalement il criait :

— Anne, Anne.

Sans mot dire, Anne survenait, lui passait un bras autour du cou et debout sur une jambe envisageait Pierre. Celui-ci disait :

— Anne, tu t’es mis du sirop des Îles dans les yeux ; quand tu regardes, on se sent la figure poisseuse.

Anne laissait rouler, comme autrefois, les cascades de son rire violent et bref. Puis de nouveau grave, concentrée, elle recommençait à lorgner avec insistance. Mais soudain distraite, elle repartait en courant.

— Ah ! ce sont des politiques, poursuivait monsieur du Hérisson. Leur grand conseil rappelle le sénat romain. Au cours de longs débats, il fixe les objectifs : acquérir des armes à feu ; diriger les attaques contre les Sauvages qui nous sont alliés ; substituer à une seule armée lourde que nous pourrions atteindre de petits groupes de guerriers mobiles qui opèrent en toutes saisons ; et dans toutes les parties du territoire chaparder les fourrures qui sont les nerfs et le sang de la Nouvelle-France. Je leur tire mon chapeau.

Ysabau revint de la maison ; elle tenait Anne par la main et toutes deux approchaient, causant et riant. Ysabau s’assit dans l’herbe, sous l’ombre bruissante des saules, pendant qu’Anne lançait dans l’eau des bouts de branches que les chiens rapportaient entre leurs dents.

— Vont-ils torturer le père Jogues ? demanda Ysabau.

— Mais pourquoi pas ? interrogea brutalement monsieur du Hérisson. Nous craignent-ils maintenant ? Ne les laissons-nous pas détruire nos alliés, voler nos pelleteries, se promener librement sur le fleuve ? Ne savent-ils pas qu’à deux pas de nos palissades, ils sont aussi complètement hors de notre atteinte que s’ils habitaient une autre planète ? Ils connaissent le nombre des soldats qui défendent nos forts…

— Anne, Anne, reviens tout de suite.

Debout maintenant, monsieur du Hérisson criait et gesticulait pour rappeler sa fille qui gambadait là-bas sur la grève entre les deux chiens.

Le vieux gentilhomme était irritable, excédé. Il avait jeté son dévolu sur une large bande de terre, à quelques lieues en aval des Trois-Rivières, où il voulait se tailler une seigneurie, mettre des censitaires au travail, édifier un manoir. Mais comment entreprendre ce projet dans l’état actuel des affaires. Les ajournements continuels l’aigrissaient.

Ysabau ramena l’entretien sur le père Jogues. Au printemps, celui-ci remontait en Huronie au milieu d’une flottille de douze canots. À quelques lieues des Trois-Rivières, les arquebuses iroquoises avaient décimé les équipages impuissants. Le missionnaire était tombé aux mains de l’ennemi avec deux Français.

— Non, personne n’a reçu de nouvelles, répondait monsieur du Hérisson. Au fort, on entretient peu d’espérance. Mais vous deux, ici, n’êtes-vous pas exposés ?

— Koïncha monte maintenant la garde, dit Pierre ; puis les Iroquois n’ont jamais descendu encore en aval des Trois-Rivières.

— Je ne tiendrais compte des nouveaux fortins. Vous nous donnez des inquiétudes parfois.

— Ysabau veille aussi tout près pendant que je travaille.

Pas plus que Jacques Hertel ou Jean Nicolet, monsieur du Hérisson n’osa insister. Pourquoi ? Il percevait sans doute une telle volonté de demeurer, un désir si puissant de poursuivre le travail qu’il en était lui-même infecté ; inconsciemment, Pierre minimisait les risques, exagérait la sécurité, déformait la situation de manière imperceptible ; son interlocuteur subissait la contagion de cet état d’esprit. Mais de retour à la factorerie, monsieur du Hérisson retrouverait son aplomb ; il s’écrierait :

— Mais non, c’est insensé.

Enfin, monsieur du Hérisson rembarqua dans son canot ; Anne s’installa au milieu et un engagé monta la garde à l’avant, mousquet au poing.

Pierre revint à la forêt. Ysabau se posta à une cinquantaine de pieds de lui, adossée à une souche ; à côté d’elle, prêt à être épaulé, le mousquet amorcé attendait. Elle tricotait un peu tout en surveillant soigneusement les abords du bois, en arrière de Pierre. Une branche agitée, et elle se dressait, attentive, tendue. À ses pieds, un champ d’avoine pâlissait sous le soleil ; la chaleur immobile pesait sur le défriché. Chaque coup de hache se répercutait en échos.

Durant ces longues factions, Ysabau réfléchissait. Comment cette aventure se terminerait-elle ? Pierre et elle s’exposaient de façon patente. Pierre le constatait-il ? Il s’absorbait dans son dessein, il y vivait comme dans un cocon. Chaque incident n’éveillait pas dans son esprit la répercussion nécessaire. Parfois, il comprenait la signification d’un avertissement, il songeait à des mesures de prudence. Puis, le lendemain, il se replongeait dans son travail. Il ne percevait bien que les éléments qui l’encourageaient dans son entreprise ; inconsciemment, il négligeait les autres. N’acceptait-il pas la plénitude du risque durant certaines heures de lucidité ? Voué par sa nature à un destin, ne décidait-il pas alors d’y persévérer malgré les épines qui lui déchireraient la chair au passage ?

Ysabau tentait de briser l’intensité de cet effort. Non pas qu’elle eût peur. Mais il lui semblait que Pierre aurait dû montrer plus de souplesse dans sa ténacité, subir la loi des événements au lieu de vouloir leur imposer celle d’une volonté trop ardente.

Ysabau veillait, en alerte au moindre bruit ; parfois, les larmes lui coulaient des yeux. Elle veillait, lui semblait-il, un enfant mal doué pour la vie et qui exigeait une sollicitude continuelle.

Et, soudain, Pierre venait vers elle, sa tâche terminée. S’enlaçant aussitôt, ils partaient dans l’ombre des arbres, car le soleil s’était abaissé ; plus loin, ils rejoignaient la nappe de lumière aussi dorée que la surface des blés. Et Pierre disait avec tristesse :

— Quand on a commencé une chose que l’on aime, on est tiré vers l’achèvement ; on est traîné comme une bille impuissante et roulante au bout d’une chaîne de fer ; on se cramponne des mains et des pieds, on se piète de toutes ses forces, mais en vain. On travaille plus qu’il n’est bon, on manque de sens commun. Et ça fait mal, continuellement…