Imprimerie Populaire, Limitée (p. 58-85).
◄  II
IV  ►

— III —

Accore et grise, la falaise pendait du haut comme une toile de fond sans ornement. Une mince plateforme de terre en longeait le pied, supportant une église, des édifices, puis des canons que l’embrun des vagues arrosait parfois. Des biscayennes allaient et venaient entre les appontements au ras de l’eau verte, profonde, et les navires de France mouillés au large.

Un groupe s’était assemblé sur le quai. Il se composait de la vénérable dame Le Marchand, de monsieur le Neuf de la Potherie, de son frère monsieur Le Neuf du Hérisson, de leurs femmes, d’un Jésuite, de la petite Anne, adolescente noiraude, robuste et espiègle, de toute une gaie société enfin descendue des maisons neuves de la Haute-Ville.

— Alors, nous partons ? demanda Pierre.

Avec des précautions, au milieu de l’encouragement et des rires de l’assistance, Ysabau Seiglon mit le pied dans le canot d’écorce. Elle s’allongea sur la peau d’ours, et s’adossa à des ballots accumulés à l’avant. Pierre sauta à bord avec légèreté ; il saisit la pagaie. Une vive poussée, et le départ des nouveaux mariés eut lieu parmi les cris d’adieu.

Comme une nerveuse bête de race, le canot tressaillit lorsqu’il frappa le fort courant de la marée montante. Pierre le redressa et le laissa courir au milieu du fleuve. Et alors Ysabau vit s’ouvrir de nouveau la grande avenue bleuâtre qui s’engageait ici au fond d’une large faille creusée dans un plateau élevé. De chaque côté, des falaises grises, jumelles, posaient leurs plans verticaux. Quelques clairières à peine visibles d’en bas et se referma le manteau forestier, sans déchirure, qui couvrait le pays.

Assis à l’arrière, Pierre pagayait. Mais en face de lui, à ses pieds, toute rapprochée, Ysabau était étendue sur les fourrures. Dans l’espace de quatre ans, Pierre avait un peu oublié ce qu’était la beauté ; avec leurs cheveux grossiers, leur peau basanée, les Indiennes ne lui avaient pas formé un goût exigeant ; et, dans la solitude sylvestre, son amour avait atteint un fort degré d’intensité. Conditions favorables pour Ysabau ; cependant, elle n’en avait pas besoin. Pierre éprouvait un éblouissement. De prime abord, il ne distinguait pas tous les détails ; son regard la touchait, mais l’effleurait à peine, avec une légèreté de rayon, puis il se portait sur le rivage ou sur l’eau ; il revenait et tentait de s’habituer. Les yeux, la peau d’Ysabau émettaient de la lumière ; leur rayonnement l’offusquait. Il était aussi difficile pour Pierre de l’envisager tout de suite que d’observer le soleil.

La perfection des traits ne produisait pas seule cet effet. Certaines femmes la possèdent de même que l’éclat du teint ; mais leur beauté demeure froide, religieuse. La beauté d’Ysabau était ardente. Un fluide charnel semblait dissous dans ses yeux pers, parfois gris, parfois verts, larges et longs, mouillés ; dans ses cheveux couleur de miel d’automne, non pas ternes et morts, mais soyeux, luisants, vivants ; dans la chair de ses bras, de ses mains nus. Et c’était la phosphorescence de cette inconsciente sensualité qui faisait baisser les paupières comme devant un feu trop vif.

À cet âge de plein épanouissement, quand la femme est belle, qu’elle possède la grâce des gestes, des attitudes, la coquetterie de la toilette, l’homme, quel qu’il soit, se sent à ses côtés maladroit, terne, un arbuste disgracieux à côté d’un éclatant glaïeul. Et combien plus éblouissante encore Ysabau paraissait à Pierre, avec ses yeux un peu hautains, interrogateurs, habitués déjà au bouleversement qu’elle déterminait chez les hommes, à ce trouble qu’elle avait soudain noté vers l’âge de quinze ans, qu’elle observait du coin de l’œil comme une énigme, auquel avait répondu parfois en elle-même un émoi, un effroi. Dépositaire en chaque cellule de son corps d’une force troublante, elle avait voulu en connaître le mécanisme, les effets, les limites. Pierre l’avait fréquentée durant cette période de coquetterie. Avec sa demi-science, elle poursuivait aveuglement un jeu dangereux, sans nuance, semant des bouffées passionnées de désir et une fébrilité qui la surprenait toujours.

Maintenant, ils étaient bien seuls tous deux dans le continent sauvage. D’un ressaut de volonté, Pierre voulut se soustraire à cette attirance. Il se la représenta, et telle qu’il la voyait devant lui, dans le défriché qu’il avait quitté douze jours plus tôt afin de transporter à Québec une cargaison de douvain. Il vit en imagination l’encombrement des souches, les amas de billes et de branches, la basse cabane enfumée, les emblavures semblables à des taches de moisissure verte. Il pensait aux rudes besognes serviles. Là-dedans, Ysabau ne revêtirait-elle pas l’apparence d’une princesse déchue ? Comment accepterait-elle cette existence ? Tout l’avenir gisait en ce cœur qu’il connaissait peu. Le jeune homme voulut la préparer un peu.

— Un défriché, tu sais, ce n’est pas beau…

Et il commença des explications un peu honteuses.

— Je sais où je vais, Pierre, répondit-elle en souriant.

— Comment ? Tu sais ?

— Le capitaine Jalobert s’imaginait que je tenais à entendre des nouvelles du Canada et de toi. Chaque fois qu’il revenait, c’était un bien long chapitre, s’il me rencontrait par hasard. Même une fois, il m’apporta une douelle : « C’est Pierre qui l’a faite ; il en a envoyé une cargaison ». Je l’ai dans mes bagages.

Moqueuse et tendre, elle souriait tout en parlant.

— J’ai lu toutes tes lettres. Ta maman, Pierre… Quand tu as été parti, voilà, je ne voulais pas qu’elle pense que c’était moi… Je désirais me disculper, je tournais autour d’elle. Un dimanche, elle m’a abordée et m’a dit : « Venez me voir, Ysabau ». J’ai dit : « Oui ». J’étais contente. J’y suis allée. Elle m’a prise dans ses bras, elle m’a embrassée, elle a pleuré. Elle ne me parlait pas de toi : je voyais bien, elle n’avait aucune espérance. Moi, j’étais quelqu’un que tu avais aimée. Nous causions. Quand ta première lettre est arrivée, je rôdais autour, tu penses, je posais des questions ; je savais où elle était. Ta maman voyait bien où je voulais en venir. Enfin, je lui ai dit : « Je voudrais lire sa lettre ». Elle me l’a donnée. J’ai lu toutes tes lettres. Au commencement, je prenais un repas avec elle ; puis, plus tard, elle m’offrait ta chambre et disait : « Pourquoi ne passes-tu pas la nuit, Ysabau ? » Ma maman me disait : « Tu nous abandonnes, Ysabau, tu changes de maison ». Mais elle savait bien que ta mère était seule et qu’elle avait besoin de compagnie. Et nous nous racontions des choses. Quand je lui ai dit : « Je pars pour la Nouvelle-France, belle-maman », elle est demeurée saisie. Ah, tu sais, elle m’a remis d’aplomb, ta mère. Un mot ici, un mot là. C’est sa bonté, je crois. Elle m’a faite à l’image de l’épouse qu’elle voulait pour son Pierre. Quand elle me répétait certaines choses avec sa voix, avec ses yeux. Et puis, tu sais, elle était bien inquiète à l’idée de nous voir, tous deux, perdus en ce pays.

Mais la même pensée revenait toujours à Pierre : diriger un peu Ysabau vers la terre et les modestes plantes. Et un peu doctoralement, il disait :

— Vois-tu ? avec les plantes, personne n’est jamais seul. Elles vivent comme les personnes. On cause avec elles. Petites et faibles, elles implorent ton assistance. Celle-ci se plaint : « Une mauvaise herbe m’étouffe et me vole la sève dont j’ai besoin ». Et cette autre dit : « La terre durcie me garrotte d’un collier ». Et une troisième se lamente : « J’ai soif, voici dix jours qu’il n’a pas plu, je me dessèche ». Et il faut que tu leur répondes : « Attendez, mes mignonnes, mes belles » ; et tu arraches vivement la mauvaise herbe, tu brises la terre autour des tiges, tu l’ameublis. Et quand tombe une abondante pluie chaude, tu te mets à la porte, tu vois l’eau s’infiltrer jusqu’aux racines, les plantes se pâmer d’aise, tu te réjouis avec les légumages, avec les froments. Les plantes se font belles pour toi. Tu distingues les estropiées, les pauvres d’esprit ; tu les soignes, chacune selon sa condition. Et alors tu vis avec une infinité d’êtres.

Car il l’appréhendait : Ysabau devrait livrer le même combat que lui, elle devrait s’adapter à la solitude et à la vie des champs. Y réussirait-elle ?

Ils remontaient le fleuve à très petites étapes. Le soir, ils dormaient sous une tente d’écorce de bouleau tendue sur des perches ; ils allumaient un feu sur la grève entre deux pierres. Et les jours de pluie ou de grand vent, ils demeuraient au bivac.

Puis, un soir, Pierre dit à Ysabau :

— Nous ne partirons pas demain matin ; nous nous reposerons toute la journée et désormais nous voyagerons de nuit.

— Pourquoi Pierre ?

— Le fleuve est moins sûr à mesure que nous avançons.

— Les Iroquois, Pierre ?

— Les Iroquois. L’an passé, ils sont encore venus sur le Saint-Laurent. David Hache nous précède. Le bac qui fait la navette entre Québec et les Trois-Rivières, nous suit de près.

Ils avaient monté leur wigwam sur un promontoire presque nu ; de là-haut, ils découvraient l’amont et l’aval. Quelques arbustes balayaient le sol de leurs ombres mouvantes ; la brise chaude soufflait du sud ; une épaisse vapeur bleuâtre remplissait la grande avenue royale et flottait sur la forêt tourmentée.

Elle se souvint toujours ensuite de ce sommeil en plein air, en plein vent, comme d’un événement extraordinaire. Mais quel bruit l’éveilla ? Toujours couchée, elle se retourna, chercha Pierre des yeux. Elle l’aperçut à plat ventre sur le rebord de la falaise, figé dans une pose de guet. D’un geste, il lui enjoignit le silence. Elle rampa jusqu’à lui. Sans dire mot, il allongea le bras autour de sa taille et attira son corps tout près du sien. Une pirogue grisâtre remontait le courant, le long de l’autre rive. En regardant bien, elle distingua la douzaine de guerriers qui la montaient.

— Des Iroquois ? demanda-t-elle.

— Des Iroquois. Ils ont tourné vis-à-vis d’ici… Je ne sais ce qu’ils cherchent ; peut-être attendent-ils des compagnons.

À peine visible dans la brume et dans l’éloignement, l’embarcation revenait en arrière, décrivait des circuits au large, retournait à la rive. Ysabau ne comprenait rien à ces évolutions ; mais elle percevait le danger parce que, parfois, le bras de Pierre resserrait son étreinte.

— Ils cherchaient un bivouac pour la nuit… Vois-tu ? ils débarquent maintenant. Ordinairement, ils atterrissent sur la rive nord. Je craignais qu’ils ne traversent. Autrefois, l’un de leurs villages occupait le site où nous sommes.

— Tout danger est-il passé, Pierre ?

— Pour la nuit seulement ; demain, nous verrons.

Le soleil se coucha dans un ciel venteux et brumeux. Une solitude pesait sur le plateau désert. Les têtes des arbres qui croissaient sur les pentes, tout autour, ployaient brusquement sous les bourrades des rafales.

— Tu es venue trop tôt, Ysabau.

— Non, Pierre, je veux surtout vivre avec toi quand tu cours des dangers.

Ils étaient enlacés dans l’abandon des choses, dans la menace de la nuit hurlant ses plaintes, à bouche grande ouverte, comme un prisonnier qui subit la torture. Absorbé par ses travaux, ses pensées, sans crainte aucune du risque tant qu’il était demeuré seul, Pierre se souvenait des avertissements et des faits qui auraient dû l’inquiéter. Une menace grave pesait sur la colonie.

— S’ils traversent le fleuve, nous devrons fuir en forêt.

Mais dès le lever du soleil, les Iroquois disparurent en aval. Alors, à neuf heures du soir, l’obscurité venue, Pierre rangea ses mousquets et son épée dans l’embarcation, à portée de sa main. Ils partirent. La marée avait cessé et Pierre pagayait contre le courant.

Ysabau était couchée au fond entre les couvertures de fourrures. Elle éprouvait une crainte vague ; elle découvrait au-dessus d’elle la nuit américaine, pure, étoilée ; la grosse lune jaune restituait au paysage des apparences de planète préhistorique, comme si la terre eût été soudain d’un autre âge, d’un autre monde. Le canot se détachait en noir au milieu de la large plaque de brasillement qui argentait l’eau. Au loin se profilaient les rives de ténèbres, bordure de la forêt. Parfois, un souffle de vent chaud se mêlait aux bouffées fraîches du fleuve. En cercle du côté du nord, des aurores boréales imposaient des vibrations ondulantes à leurs nappes de lumière qui s’appuyaient au firmament bleu pâle.

Pierre entendit soudain son nom :

— Pierre, Pierre.

Il déposa sa pagaie.

— Mon Pierre, mon beau Pierre de Rencontre.

Ils éprouvaient la sensation de se trouver enfin, pour toujours.

— Pourquoi étais-tu coquette, Ysabau ?

— Tu étais si présomptueux ; tu étais si certain que c’était toi que je devais aimer ; tu voyais si peu la possibilité qu’un autre pût entrer en ligne de compte lorsque tu étais là. Et toute ton attitude disait : si elle hésite entre un autre et moi, c’est qu’elle n’est pas digne de moi. Et si je regardais un autre que toi, il semblait que j’étais à jamais salie, souillée pour toi. Oh ! là, là, le seigneur de Rencontre n’était pas un mince personnage.

— Il n’est pas un mince personnage non plus, ne trouves-tu pas ?

— C’est un fat. Je voulais m’amuser à ses dépens : je disais à mes amies : « Regardez ; voici le sieur de Rencontre qui encense comme un grand de la cour ; il doit sortir de quelque château à tourelles ». Et nous nous amusions bien. Ridicule Pierre. Tu n’es qu’un Pierre de Rencontre, un Pierre d’occasion, qui ne vaut pas cher, Pierre mon bien-aimé. Tu n’es qu’un Pierre de Rencontre ; ici, aujourd’hui, mais demain, là-bas.

— Pourquoi es-tu venue alors ?

— Tu as été assez puni. Et moi, je suis bonne fille, je suis gentille, je n’ai pas ton orgueil.

— Tu es venue par pitié ?

— Oui, je suis venue par pitié. Es-tu parti à cause de moi, Pierre ? Un peu à cause de moi ?

— Tu n’étais pas une sœur menette alors : ronde, dodue comme une caille, jouant à tourner les têtes, utilisant ta beauté sans honte, folle de toi-même. On m’aurait coupé les mains, je ne serais pas allé te dire adieu sur le quai à Saint-Malo.

— Dis-moi, Pierre ? Es-tu parti un peu à cause de moi ? Lorsque je t’ai vu te cramponner à ton bastingage, tout seul, je t’ai soudain aimé là, au plus profond de moi-même. Je répétais tout bas : « Pierre, Pierre, ne pars pas, ne pars pas ».

— Ysabau de Saint-Malo, Ysabau du port joli.

Au-dessus d’eux s’étendait la nuit américaine, la grande nuit ardente et fiévreuse. Murmures d’ivresse, court répit. Demain recommencera l’âpre bataille contre la nature et les hommes ; demain, il faudra se remettre au patient travail.


Ysabau s’éveilla dans la clairière en pleine forêt. Un instant, elle écouta le pépiement d’oiseaux inconnus ; puis, régna l’odeur de la gomme de pin. Au dehors s’offrait le fruste paysage du défrichement. Protégé par les futaies, il débordait de calme en tout temps. Jamais de brise ou de vent. Et, ce matin-là, soleil, silence, chaleur et parfum mêlés et imprégnés l’un dans l’autre, l’emplissaient comme un lac reposant dans un ancien cratère. Habituée aux clameurs et aux poussées des bourrasques dans les rues de Saint-Malo, Ysabau observait cette étrange coupe de paix.

Elle supplia Pierre de ne rien changer à ses plans. Mais le menuisier devrait tout de même venir. Cognées, varlopes, doloires, ébauches de jougs ou de moyeux, blocs de sciage s’entasseraient sous un appentis. Des billots grossièrement taillés avaient servi de siège assez longtemps ; la table n’était pas assez grande, le lit, trop sommaire. Où entasser draps, couvertures, le trousseau complet si ce n’est dans une armoire à gros cabochons ? Et la cheminée exigeait casseroles, marmites et chaudrons bien fourbis.

Mais l’orgueil de Pierre se concentrait sur son domaine.

Il lui en avait parlé déjà. L’après-midi même, il entraîna Ysabau par le bras dans le sentier en lacets. Une fois foulée par les épaisseurs de neige de l’hiver, une fois bêchée, hersée, semée, la terre spongieuse de la forêt s’était tassée à un niveau plus bas, entre les souches. Par contraste, celles-ci semblaient s’être exhaussées, et, d’une première vue, l’on n’apercevait qu’elles. Mais en avançant, Ysabau se détrompait. Alourdies d’une abondance de sève, attendries par la richesse des sucs, les plantes d’un vert noir jaillissaient des creux, s’affaissant et s’écroulant sous leur propre poids. Pas les tiges de blé indien, bien sûr, qui dépassaient la tête d’un homme, grosses comme le poignet et juchées de surcroît sur des buttes ; ni les légumes tendres et juteux ; mais le blé noir, les pois, les seigles qui se couchaient au temps de l’épiage et s’aplatissaient à la première pluie accompagnée de vent.

— Le terroir est trop riche, comme dit Le Fûté, mais ça lui passera.

Pierre et Ysabau couraient parfois et se poursuivaient dans les zigzags du sentier, entre cépées et froment qui formaient comme une brousse à hauteur de tête. Dans leur inspection, ils introduisaient les jeux de l’amour. Mais Pierre appréhendait toujours qu’Ysabau ne s’habituât point. Celle-ci riait alors de son rire rauque de gorge et disait : « Pauvre Pierre innocent ». Mais il poursuivait quand même :

— Au début, tu te dis à toi-même : mes mains sales, mes habits sales, ma livrée de servitude. Puis tu comprends ; tu es en contact avec l’humus, avec les éléments producteurs des nourritures. Tu verras : on dépose un grain, on repique un plant ; c’est la même chose que si l’on enfouissait un petit alambic vivant. Celui-ci puise des sucs dans le sol, il les distille, il y trouve de la teinture, du sucre, une chair, une forme, une taille, des fleurs, des fruits, de l’eau…

Pierre racontait ainsi son émerveillement devant les richesses que les végétaux découvrent dans le sol et transforment.

— Un jour, nous posséderons cent cinquante arpents en champs unis : des emblavures, des pâturages, des prairies, puis des ségrais que j’aurai conservés.

Ils entrèrent en forêt par une coursière à peine tracée au travers du sous-bois, torte, franchissant un arbre mort, contournant un orme, côtoyant un rompis, s’enlisant dans un marais. Et tout du long, jaillissant de la brousse, montaient les troncs d’un seul brin de la futaie centenaire ; au bout des nervures de ses grosses branches, celle-ci composait une seconde voûte de feuillage qui frissonnait là-haut dans le soleil et dans le vent. Entre le premier dôme et le second régnait un large espace où ne s’apercevaient, dans l’air vert à peine rayé de taches de lumière, que les colonnes noires, argentées, grises, des bouleaux jaunes et des chênes, des hêtres et des noyers, massifs et élancés, mais en même temps sages, sains, immobiles parmi les changements.

Pierre ne pouvait pénétrer sous leur ombre sans être assailli par les rêves qu’il avait édifiés pendant les heures de sa solitude ; qu’il avait mis au point, jour après jour, au cours de méditations qui tenaient du calcul et de la rêverie. Et maintenant, dans l’effervescence de l’amour, il les racontait à Ysabau à mesure que tous deux progressaient, pygmées liés bras sous bras, dans ce royaume de géants.

Ici, il construirait la maison et les bâtiments ; il avait déjà choisi beaucoup de bois d’œuvre, ne conservant que des billes parfaites et livrant le reste aux flammes, le printemps. Certaines pièces étaient même façonnées à la cognée. La pierre pour les murs et la cheminée affleurait à proximité.

Du côté droit, à bonne distance, Pierre n’abattrait aucun des pins qui croissaient. Ces vieux fûts rougis de gomme portaient à leur sommet un toit d’aiguilles, plat. Ils abritaient un sol différent, sorte de sommier élastique composé de branches mortes et de cocotes, où le pied s’enfonçait comme en un tapis sec ; pas d’herbe, pas de sous-bois, pas de boue. Ysabau retrouverait là le bruissement frais de la mer.

Pierre indiquait au passage les réserves forestières à exploiter : elles fourniraient le bois de chauffage et produiraient les essences dont le domaine aurait besoin, plus tard. L’érablière en ferait partie ; elle avait grande apparence déjà, avec ses fûts allongés sous l’aiguillon de la lutte pour la vie. Mais afin d’en retirer tout le revenu possible, il faudrait planter, émonder, déroder les fonds.

Comme l’heure de la dînette approchait, Pierre conduisit Ysabau à l’endroit qu’il préférait : le verger. Il était venu y travailler dans ses mauvais moments. Il avait dégagé de vieux noyers, il en avait planté de jeunes. Au hasard de ses promenades en forêt, il avait déraciné, transporté dans sa gibecière, transplanté les arbustes fruitiers qu’il avait trouvés : gadelliers, groseilliers, pruniers, noisetiers, cerisiers.

— Je sais, disait Pierre ; ce pauvre verger ne présente pas une bonne apparence ; la terre est riche et alors les herbes l’étouffent. Mais j’ai suivi un plan ; quand la végétation sera fauchée, tu verras les diverses plantes partagées en massifs et en rangs. Nous ne saurions les négliger, car l’importation ne nous fournira aucun fruit.

Pour la première fois peut-être, Pierre exprimait ses projets. Son enthousiasme le tenait bien. Sous l’impulsion de l’amour, il communiquait les pensées qui l’avaient animé pendant tous les mois d’isolement

— Alors, voilà, Ysabau. Nous possédons tout ce domaine, la fertilité de cette terre. Pourquoi ? Pour vivre. Quelle doit être ma grande idée ? En tirer le maximum des choses dont j’ai besoin. Je serais insensé si j’achetais ce que l’humus peut produire. Est-ce facile ? Non. Il faut être ingénieux, il faut y penser, il faut travailler. Garder constamment ce souci en tête. Vendre des produits ? Oui. Mais cette peine doit venir bien loin en arrière. Donner mon attention d’abord aux denrées de vie. La plupart choisissent parmi les dons du sol ; ils n’en acceptent qu’un petit nombre, ils dédaignent les autres. Ils prennent quelques animaux domestiques, quelques céréales, quelques légumes. C’est tout. Ils repoussent la main qui leur offre, par exemple, laine et lin, fruits de toutes sortes et miel, bois et poisson, la variété des légumes. Ou bien, ne sachant pas conserver, ils confinent leurs jouissances à la belle saison ; en été, leur table ploie sous le faix ; en hiver, elle est plus nue qu’un désert.

Et alors que suis-je, moi, si je peux exécuter tous mes plans ? Non seulement je suis indépendant, je suis libre, mais encore je n’ai presque rien à acheter, peu à vendre, ce qui est toujours aléatoire et difficile. J’aime mon bien-fonds pour la liberté qu’il me procure et aussi pour les joies dont il me gratifie. Je veux découvrir tous ses dons et y goûter avec la libéralité qu’il m’enseigne. Je n’entretiens pas ce seul désir : les céder, m’en débarrasser.

Pierre entraîna Ysabau plus loin encore. À peine tracée, la coursière se faufilait comme une piste d’animaux sauvages parmi les chicots et les volis. Le sol se releva sur un épaulement, et Ysabau put embrasser du regard la grandeur du pays. Dépression à peine indiquée dans le feuillage, deux lignes d’arpentage délimitaient la ferme.

— Notre domaine.

Pierre en parlait avec toute l’ardeur qui s’était accumulée en lui.

— Voilà un patrimoine foncier sur lequel une famille peut s’épanouir pendant des siècles. Solidement portée par cette assise, elle évolue et croît ; elle mène une existence saine et libre. La terre dispense en abondance cette chose indispensable ; la nourriture, oui, mais aussi l’argent pour tout : instruction, établissements ultérieurs, voyages ; elle distille de la santé, laisse s’émaner d’elle de la sagesse, de la force, du bon sens ; elle prodigue heures de joie et gerbes de souvenirs que les saisons déposent dans les mémoires ; elle donne d’autres biens inestimables : soleil, vent, paysages, aliments frais, eau, forêt.

Pierre aurait pu réciter toute une litanie des biens-fonds. Doué d’imagination, il voyait dans l’avenir, exécuté dans ses détails, le plan qu’il avait conçu : maison longue et large avec le gris de ses pierres, le blanc de ses boiseries, la solidité de ses cheminées ; avec ses jachères, ses pâturages, ses emblavures, ses troupeaux paissants. C’est d’après ce modèle qu’il travaillait.

Ysabau l’avait écouté avec attention. Sans y penser, elle avait passé son bras sous le sien, lui donnant cette adhésion qu’il réclamait. Elle voyait que son amour libérait en lui un flot d’énergie. Il lui dédiait son œuvre.

Mais en même temps, l’ardeur de Pierre l’effrayait un peu : elle contenait trop d’intensité, renfermait trop de hâte. Une tension trop forte animait la volonté. Aussi, elle lui dit :

— Je t’aiderai, Pierre. N’oublie pas que je suis là. Tu ne voudras pas aller trop vite, non plus. Le domaine, je serai heureuse quand il sera tout aménagé. Cependant, en premier lieu, c’est pour toi que je suis venue, Pierre, pour rien d’autre, pour toi, uniquement pour toi.


Terne et laiteux, le fleuve ne montrait plus le courant ; il semblait s’être arrêté de couler par cet après-midi de dimanche. Parfois, il était parcouru de longues ondulations dans le flanc desquelles s’allumaient des fulgurations d’argent ; et sur lui pesait l’atmosphère alourdie par la brume blanchâtre qui embuait les horizons.

— Viens te baigner, Ysabau.

Pierre, Marguerie l’interprète et sa jeune sœur Marie, Jacques Hertel, dans l’eau jusqu’aux épaules, la hélaient du large. Leurs mouvements irisaient la pellicule de la surface en cercles concentriques autour d’eux, et chaque brisure, sous le soleil mi-voilé, lançait des éclairs voltigeants ainsi qu’un morceau de miroir mobile.

— Je ne sais pas nager, répondit Ysabau.

— Tu apprendras ; serais-tu moins douée que les squaws ?

Ils rirent. Avec aisance, la frêle Marie se laissait flotter sur le dos, et elle criait parfois, ce qui détruisait son équilibre.

Sans autre idée que celle de se rafraîchir un peu, Ysabau entra dans l’eau, descendit à petits pas, barbotant avec des gestes maladroits. Pierre l’entraîna plus loin, à lui faire perdre pied. Mais l’apprentissage enregistra vite des progrès ; au bout d’une demi-heure, la jeune femme parcourait de courtes distances.

Enveloppés de soleil chaud, ils remontèrent sur le rivage. Jacques posa une cible. Habile tireur, il provoquait les autres. Et à la fin, il dit à Ysabau :

— Votre tour, madame.

— Vous n’y pensez pas, Jacques, je n’ai jamais tiré.

— En Amérique, il faut apprendre.

Quelques jours auparavant, Pierre était revenu du fort avec un nouveau mousquet qu’il avait déposé sur la table. Ysabau avait examiné cette arme incrustée d’ivoire qui ne pesait pas plus de douze livres avec la fourquine.

— Tu en as déjà un, avait dit Ysabau.

— Mais celui-là, c’est pour toi. C’est mon premier cadeau.

— Pour moi, Pierre ? Mais tu veux rire.

— Non. Tu viendras à la chasse avec moi.

Maintenant, elle alla chercher l’arme, la mania, l’ajusta sur la fourquine. Elle fit feu. Le canon avait dévié et la balle se perdit dans le bois.

— Vous tuerez quand même votre orignal avant l’hiver, assura Marie.

Et Jacques disait :

— Regardez comment on charge un mousquet. On le saisit comme ceci tout d’abord ; on enfile la poudre, la première bourre d’étoupe, les balles, puis la seconde bourre…

— Quel garçon vous êtes en train de faire de moi ! disait Ysabau.

De temps à autre, au milieu de ces jeux et de ces rires, Ysabau s’arrêtait, regardait au loin ; et, soudain, elle avait le cœur dolent parce qu’à l’infini s’étendait cette solitude, que rien n’animait le fleuve, que les cris sonnaient trop grêle dans le vide du continent. Et quand Marie s’approchait, lui passait amicalement le bras autour de la taille, elle sentait un attendrissement la gagner.

« Ils sont fous, pensait plus loin David Hache assis à l’ombre ; ils ne peuvent pas plus demeurer immobiles que des enfants ». Mais ces rires rafraîchissaient son humble cœur. Regarder Ysabau, Marie, n’était-ce pas une joie ?

— La poule d’eau ! la poule d’eau ! s’écria Jacques soudain.

À sa suite, ils se précipitèrent dans la maison, s’assemblèrent autour du foyer où le chaudron de cuivre pendait au bout de la crémaillère. Presque tous les dimanches, ils apprêtaient des repas de fantaisie composés de quelque gibier, poisson ou produit local : perdrix, outardeau, orignal, chevreuil, maskinongé, blé d’Inde, sirop ou sucre d’érable.

Ils s’attablèrent. Dans l’abri de ces murs, Ysabau se sentait plus gaie que dans la solitude du dehors. Elle taquinait David Hache :

— Maintenant, vous allez prendre femme ; quand on défriche, c’est toujours pour une famille.

— Jérémie ! Madame Ysabau, on n’en fait pas deux comme vous.

Après le souper, ils firent encore de l’escrime, tendirent des arcs. Puis, la nuit venue, Jacques Hertel, Marguerie et sa sœur retournèrent au fort dans leur canot hérissé d’épées et de mousquets.

Pierre et Ysabau rentrèrent dans la cabane chaude et sèche. Ysabau rangeait les meubles et la vaisselle.

— Pierre. Dis-moi, Pierre, c’est insensé ce que vous me faites faire. Si ta maman me voyait tirer du mousquet, penses-tu ?… Pierre, pourquoi me faites-vous pratiquer toutes ces armes ?

— Je veux une vraie compagne, déclara Pierre, et non une esclave ou une domestique ; je veux que tu chasses avec moi, pêches avec moi. Est-ce que je pourrais aimer une gourde ?

— Si tu désirais une dégourdie, tu es bien servi, vraiment… Mais toute plaisanterie à part, Pierre, pourquoi m’apprends-tu à nager ? Pourquoi Pierre ?

— Je veux…

— Tu te répètes, Pierre. Vous êtes là autour de moi, tous les trois, vous m’encouragez : Pourquoi ?

Il s’approcha d’elle sournoisement par en arrière. Il l’enlaça.

— Dis-moi pourquoi, criait-elle de sa voix haletante… Je le sais Pierre… Vous pensez à vos sales Iroquois…

Pierre ne répondit pas ; il laissait Ysabau s’habituer à l’idée. Mais le matin même, au fort, après la messe, la conversation entre hommes l’avait alarmé. Nicolet avait soulevé le sujet.

— Les épidémies, avait-il dit, fauchent Algonquins et Montagnais ; un missionnaire vient d’écrire que la nation huronne a perdu en quelques années les deux tiers de ses effectifs ; il en appréhende l’extermination prochaine. Chaque heure, il s’amincit, le rideau d’alliés indiens qui couvre nos établissements.

— Les Iroquois reprendront possession du fleuve, disait Godefroy.

— Nous ne recevrons plus de pelleteries, affirmait Hertel. Nous sommes dès aujourd’hui en état de danger.

Nicolet s’était adressé directement à Pierre.

— Vous vivez isolés dans la forêt ; au milieu de la brume, de la nuit, un canot iroquois est vite passé. Vous vous éveillerez l’un de ces matins avec dix, vingt guerriers autour de la maison.

— Je ne peux pas abandonner mon défriché, répliqua Pierre.

Jacques Hertel connaissait mieux que les autres, Pierre et ses projets. Il devina chez lui une résistance fondamentale. Pierre subissait la fièvre des commencements, de l’époque où les besognes à accomplir surgissent et flottent dans l’esprit ; celui-ci découvre chaque jour un complément nouveau, une rectification ; il invente, modifie, ordonne. Alors Jacques avait proposé des atermoiements :

— Pierre organisera la défense de sa maison : des contrevents épais, des contre-portes, des meurtrières ; une couple de chiens dépisteraient l’ennemi, le cas échéant. Si un danger survenait, j’irais l’avertir. Puis, nous connaissons notre faiblesse ; l’Iroquois l’ignore encore. Un jour ou l’autre, la France expédiera des secours.

Pierre avait éprouvé de la gratitude pour cette intervention amicale. Mais celle-ci n’avait pas calmé sa conscience à l’égard d’Ysabau. Risquer sa propre vie, qu’importait ? Mais le danger s’étendait maintenant à sa femme. Nul ne pouvait envisager froidement la perspective des supplices pour un être cher. L’amour entrait en lutte avec la passion de son travail. Pierre devrait-il choisir entre son domaine et Ysabau, deux affections qui, comme des arbres accolés, mariaient leurs racines à de grandes profondeurs ?

Avec peu de capital, comment équilibrer ensuite son exploitation s’il l’abandonnait pour de longues périodes ? Il avait tout ordonné ; la tête travaille durant les heures de labeur solitaire ; ensuite, le corps va droit à l’exécution, chaque ouvrage en son temps ; et ainsi la forêt devient emblavure, la cabane, maison, la vache, troupeau. Dans cette charpente fragile, comment trouver place pour l’ouragan ?

Pierre avait assumé le risque pour Ysabau et pour lui, mais non sans remords. Le lendemain, il continua de bûcher avec acharnement ; il prenait de l’avance en pensant aux jours qu’il perdrait infailliblement.

Quand il revint le soir, Ysabau l’attendait sur le pas de la porte. La fumée montait comme un cylindre noir au bout de la cheminée et s’évasait très haut. Dans le calme, l’air semblait s’être figé en une épaisse vitre verdâtre. Ysabau se tenait droite sous le regard de Pierre.

Celui-ci rit longuement.

Alors, elle dit : « Voilà, Pierre, j’ai travaillé ». Les premiers jours, Ysabau avait tout lavé, tout rangé dans la cabane. Puis elle était sortie ; elle avait observé le défrichement, les abattis. Elle entendait les coups de hache, et, soudain, l’écroulement d’un gros arbre. Elle s’était timidement avancée vers le fleuve, coulant ici entre des rives vaseuses et basses ; sur la berge, le libre vent la retrouvait et la souffletait de ses bouffées de chaleur. Elle liait connaissance avec ce sol inconnu, s’habituant aux bruits, aux belles vues.

Ce matin, après le départ de Pierre, Ysabau avait pris sa grande décision. Elle était venue au potager ; elle avait sarclé toute la journée sous le soleil. La boue adhérait à ses mains et à ses bras.

— Voilà ! Pierre.

Les tiges vertes dessinaient des lignes sur le terreau noir.

Alors Pierre changea d’idée. Il fit asseoir Ysabau dans l’herbe, il s’assit à ses côtés. Loyalement, il lui relatait tout, comme il le devait.

— Nous déménagerons au fort s’il le faut.

— Mais Pierre, je savais tout cela par tes lettres. J’ai compris. J’ai même été surprise quand je suis arrivée : j’aurais cru que vous preniez plus de précautions. Ah ! Pierre, les Iroquois, je ne m’en soucie guère.

— Mais pourquoi ?

— Devine, Pierre.

— Je ne sais pas.

— Pierre aveugle et peu intelligent. Tu ne veux pas croire ce que tu vois, ni comprendre ce que je dis. Je ne me soucie de rien. Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse, Jean Nicolet et ses Iroquois, une robe propre ou une robe sale ? Mais vraiment, qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ?

Elle s’était mise debout. Elle regardait Pierre de ses yeux pers, mi-provocants, mi-caressants ; un sourire moqueur et tendre sur les lèvres, elle répétait avec âpreté :

— Mais non, Pierre, tu es fou.

Elle se laissa tomber à côté de son mari, et, lui entourant le cou de ses bras, elle l’embrassait.

— Oh ! moi, je suis heureuse dans mon âme, dans mon corps, dans mes mains, dans mes yeux, dans mes pensées, mes désirs, dans tout moi. Je suis le bonheur effronté, sans honte, sans remords. Je ne veux rien, je ne crains rien ; il n’y a plus de place en moi pour rien : le bonheur a tout rempli.


Ysabau semblait ainsi porter son bonheur à l’abri des intempéries, comme en un sachet imperméable ; cependant, elle n’était pas réfractaire aux influences du dehors ; Pierre s’en rendit compte à la suite de deux événements.

Courbés en deux, l’un à la suite de l’autre, Pierre, Ysabau, Marie Marguerie, coupaient du sarrasin à la faucille dans les premiers jours de septembre ; ils déposaient ensuite bien en ordre derrière eux les javelles de tiges branchues, mi-vertes, mi-rougeâtres. À peu de distance, David Hache liait d’une hart chaque gerbe courte et dodue. Ainsi rapetissait peu à peu la grande tache noire qui s’arrondissait dans les essarts, — estafilade ouverte dans le flanc de la forêt. Le vent avait déjà refroidi ; au ciel couvert de nuages mobiles, le soleil apparaissait de temps à autre, plaquant quelques minutes sur le sol une nappe de chaleur et de lumière ; puis il s’éteignait et là-bas l’éteule des prairies et des emblavures frissonnait sous les rafales.

Vers quatre heures, Pierre dit aux femmes :

— Nous terminerons seuls maintenant.

— À tout à l’heure alors, Pierre.

— Le pain sera prêt à enfourner ?

— Oui, Pierre — Se redressant, Ysabau et Marie étirèrent en riant leurs membres endoloris. Elles marchèrent l’une à côté de l’autre, égrenant dans les rafales les notes de leurs voix. Relevant la tête, David Hache les regardait aller une minute. Passés à la chaux, la cabane et les bâtiments luisaient soudain d’un éclat aveuglant sous un rayon solaire égaré. L’herbe des regains étonnait par son vert trop tendre, presque maladif. Quatre heures à peine et le soir frais assombrissait la vallée.

Les deux femmes entrèrent dans la maison silencieuse et encore chaude. Ysabau ralluma le feu. Plus grande, d’une beauté irrégulière mais animée par deux yeux noirs d’une lumière intense, Marie s’affairait à de menues tâches autour de son amie. Toute affection, gaieté, bonté, elle révélait maintenant son grand secret ; sous peu, elle épouserait Jacques Hertel. Et alors, comme elle en avait l’habitude, avec son geste de douceur et de joie, elle entourait la taille d’Ysabau de son bras droit.

— Oh ! la ! la ! disait-elle rougissante, je l’aime celui-là.

Et excitées, elles échangeaient des confidences ; car elles éprouvaient l’une pour l’autre l’amitié des êtres dont l’amour a amolli l’âme, l’a rendue ardente, frémissante.

Elles vaquaient en même temps aux besognes du ménage. Montrant des lèchefrites débordantes d’une pâte farineuse, Ysabau raconta à Marie l’histoire du four.

Un soir, à la veillée, Le Fûté en visite avait dit :

— Que diriez-vous d’un four, petite dame ?

— Un four, monsieur Hache ? Je vous ai bien compris : vous avez dit : un four ?

— Je n’ai pas dit autre chose.

— Quand il sera construit, je vous en donnerai des nouvelles.

La figure animée, Ysabau s’était assise en face de David Hache. La conversation dura longtemps. Pierre n’y connaissait rien et Le Fûté se chargea de tout. Il rencontra le taillandier du fort et il lui commanda un bouchoir, des léche-frites et des attisoirs. Il rabota des écouvillons. Avec l’assistance de Pierre, il enfonça dans le sol, non loin de la maison, des pilots de cèdre. Là-dessus, il bâtit une plateforme ; et sur la plateforme, il établit un clayonnage en forme de voûte qu’il recouvrit d’une certaine boue pétrie avec de la paille. Un grand feu flamba là-dedans et durcit les matériaux. Pour protéger ce dôme, il construisit un toit aigu, descendant jusqu’à terre des deux côtés et formant auvent à l’avant aussi bien qu’à l’arrière.

— Alors, ça va tenir votre machine, monsieur Hache ?

— Ça devrait tenir.

D’un air de doute, Ysabau surveillait l’édicule pendant que la figure du Fûté se plissait dans un sourire.

— On peut toujours essayer, dit Ysabau.

— On peut essayer, ça ne fera de mal à personne.

Et ce soir après souper, l’obscurité s’étant faite, David Hache débraisa le four, Ysabau enfourna le pain. Ils demeurèrent dehors tous quatre dans le froid déjà vif, à humer l’odeur délicieuse qui rassurait la jeune femme.

Mais s’infiltrant peu à peu dans la clairière, commença de monter du fleuve et de la forêt une brume d’abord ténue, fine comme une gaze ; elle s’épaissit vite et bientôt ils furent noyés dans cette masse ouateuse et distinguèrent à peine les objets autour d’eux. Parlant de moins en moins, Ysabau s’écria :

— Pierre, du brouillard comme à Saint-Malo !

Vibrante, l’exclamation les avait tous saisis.

— Saint-Malo, répliqua David Hache en sourdine. Ah ! oui, pour sûr.

— Saint-Malo, avait répété Pierre comme un écho.

Et ils se souvenaient du port de mer joli, des toits, des remparts.

Un long silence régna. La machine avait tenu. Ils mangèrent tout de suite quatre petits pains chauds. David Hache s’éloigna avec sa part de la fournée. Puis Ysabau sortit de nouveau avec Marie Marguerie. Elle voulait se promener encore dans le brouillard, se baigner dans cette vapeur comme on se baigne dans un lac. Elle entraînait son amie dans l’obscurité ouateuse, écoutant monter de ses souvenirs le bruit des vagues, les sifflements de tempête, se rappelant l’odeur de l’océan, les paysages de mâts. Et elle disait à Marie :

— Je m’ennuie de Saint-Malo, Marie, je m’ennuie de la mer.

À quelques semaines de là, Pierre amena Ysabau à la chasse, un dimanche après-midi. Ils marchaient avec facilité dans les feuilles jusqu’aux genoux, les feuilles sans poids, crispées, sèches, encore jaunes, rouges, orangées, cuivrées, qui mêlaient leurs nuances infinies. Au bout de leur tronc, les arbres dépouillés portaient leurs branches comme une gerbe bien ouverte de tigelles de fer. Et une lumière blanche flottait dans cette forêt réduite à l’état de squelette.

Ysabau vit enfin son domaine que les frondaisons lui avaient dérobé tout l’été. Mais elle demeurait taciturne. Parfois, une perdrix qui s’était mottée, battait lourdement des ailes, presque à ses pieds, et s’envolait avec maladresse ; ou bien un érable mal dégarni se secouait comme un chien qui sort de l’eau, et ses dernières feuilles s’éparpillaient.

Puis s’étendit sur le pays un après-midi violet, calme et froid. Dégagées par l’automne, les longues croupes des montagnes bleuâtres semblaient bondir comme sur une piste, traversant au loin la plaine du sud-ouest au nord-est. Il s’était coloré de violet aussi, en réfléchissant le ciel, l’immense fleuve vide débouchant là-bas de l’infini de la vallée pour s’enfoncer dans l’infini de la vallée. Rien ne bougeait nulle part : pas de village, pas de maison, pas de passant, pas de fumée ; et dans toutes les directions s’épandait la sylve composée de hampes immobiles.

La désolation de ce paysage étreignait Ysabau. À Saint-Malo, les hommes, leurs œuvres, sa propre pensée avaient interposé un écran entre la nature et elle-même. Mais ici, aussitôt qu’elle demeurait seule, aussitôt qu’elle passait le seuil de la cabane, elle heurtait la forêt, le fleuve, la terre, le chaud, le froid, les aubes, les crépuscules, le soleil, les ciels étranges, les nuages, le vent, la pluie, les tempêtes, les couleurs, toutes les manifestations de la nature. Entre ces phénomènes et elle, aucun mur. Nuls vestiges pour détourner l’attention, absorber les yeux ou l’esprit. Et ce pays canadien, avec son âpreté, sa force, imposait des sensations, des états d’âme. Dans l’être qui lui était livré, il créait de la gaieté, de l’ardeur, de la tristesse. Il n’avait pas acquis encore la mansuétude des territoires plus tempérés que le séjour de l’homme humanise.

Alors, par cet après-midi qui distillait de la désolation, Ysabau subissait l’étreinte des choses que seules les âmes fortes peuvent supporter ; elle était désorientée, elle avait cessé d’être maîtresse de ses émotions.

Pierre et Ysabau cheminaient dans les feuilles jusqu’aux genoux. La terre exsudait son suint, de froides gouttes qui la couvraient d’humidité ; l’air acquérait une vibrante sonorité. Pierre tira soudain sur une volée de canards : l’explosion éclata, se répercuta longuement. Ysabau sursauta et la chute des oiseaux dans les branches fit autant de bruit que l’éboulis d’une grosse pierre.

Ysabau pénétra dans la maison obscure et vide. Il faisait froid. Elle ramassa quelques brindilles, les flammes jaillirent brusquement. Elle se retourna pour aller quérir quelques billettes. Pierre s’était assis lui aussi dans le noir ; il lui saisit la main au passage.

Alors, Ysabau n’y put tenir. L’heure de sa crise était venue. Elle se laissa tomber sur les genoux de Pierre et elle sanglota. Que regrettait-elle ? Saint-Malo sans aucun doute, le doux pays de France habité et protégé, sa famille, ses amies, sa jeunesse enfuie. Le mal du pays la tenait jusqu’aux moelles. Et peut-être éprouvait-elle aussi des appréhensions subtiles, des craintes incompréhensibles, tout un malaise sourd dans lequel elle se débattait obscurément comme dans un réseau aux mailles invisibles.

Le vent s’était levé. Ysabau entendait pour la première fois ce ronflement continu de tuyau d’orgue de la forêt dépouillée, une lamentation monotone passant du grave à l’aigu, inlassablement, et parfois des claquements secs comme ceux d’un fouet. Et elle répétait : « Pierre, Pierre, je n’ai plus que toi dans le monde… »

Ils se réveillèrent en hiver. La lumière du soleil et la lumière de la neige inondaient la maison d’une clarté comme Ysabau n’en avait jamais connu, abondante, intense, éclatante.

Pierre sortit. Il attendit un instant dans la resserre où il déposait ses outils ; il entendit Ysabau chanter : toute tristesse avait disparu de l’âme de la jeune femme comme l’eau disparaît d’un linge bien tordu.