Imprimerie Populaire, Limitée (p. 127-149).
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— VI —

La chapelle avait été taillée dans le corps même du bâtiment. Pour murs, charpente et plancher, elle présentait des madriers et des pièces de pin non rabotés ou grossièrement façonnés. De la couleur brune du bois vieilli étaient aussi les petits navires suspendus en ex-voto, voiles dehors, de chaque côté de l’autel. La neige bloquait les vitres du bas des fenêtres ; mais les rayons qui jaillissaient par le haut suffisaient à tout baigner de lumière.

Soudain, après l’élévation, Ysabau éprouva une angoisse irraisonnée en pensant à ses enfants demeurés à la maison avec Koïncha. « Mon Dieu, mon Dieu », dit-elle dans une oraison fervente. Puis son inquiétude s’allégea.

Enveloppés de pelisses de fourrures, les assistants sortirent. Ils entrèrent dans le monde de la neige nouvellement tombée sur lequel planait, flamboyant, presque chaud, un soleil du début de mars. Couvert d’un édredon blanc, aux plis moelleux, qui l’enveloppait jusqu’à la hauteur de ses berges, le fleuve aveuglait, chemin d’éblouissante réverbération coupant la forêt noire. Il fallait s’abriter les yeux de la main. Par contraste, le ciel paraissait d’un bleu plus profond, mais cependant tendre et léger ; et sur ce dôme de pastel bouillonnaient quelques petits nuages de même nuance que le sol et marqués eux aussi de fines gaufrures.

— Non, non, disait Ysabau à Marie, nous n’avons pas le temps aujourd’hui, nous dînerons plutôt avec vous un autre dimanche.

Elle marchait tout en parlant, elle entraînait Pierre. Puis elle dit à celui-ci :

— Hâtons-nous, Pierre, hâtons-nous.

En passant, Pierre cria à monsieur du Hérisson :

— Les deux Algonquins ne sont toujours pas revenus ?

— Non, pas de nouvelles.

Enfonçant dans les congères, devançant Pierre, Ysabau dépassa les autres groupes. En dehors des palissades, ils arrivèrent à une hutte où chacun se débarrassait de ses raquettes, de ses mitasses. La porte était ouverte. Pierre plongea dans l’intérieur noir comme une cave. Puis il s’exclama :

— Tout a été volé !

D’autres colons surgirent. Des arquebuses, des couvertures, de la poudre, du plomb, des meubles avaient disparu.

Jacques Hertel était accouru. Il examinait les pistes.

— Des Iroquois sont venus pendant la messe, dit-il.

Alors Ysabau poussa un cri affolé :

— Mes enfants, mes enfants.

Leurs amis, Marguerie, Hertel, Amyot, Godefroy, organisèrent un petit parti bien armé. Ils se mirent en route sous le soleil de midi. Pour éviter les surprises, ils marchaient à bonne distance du rivage palissadé de sa forêt impénétrable. Aucun vent ne soufflait. Les raquettes imprimaient des pistes profondes, des paquets de neige retombaient sur le treillis de peau crue, les jambes traînaient difficilement ce fardeau.

— Marche dans nos traces, disait Pierre à Ysabau ; tu te fatigueras moins, la sente y est plus dure.

Ysabau retombait à la suite des autres ; mais elle ne savait plus ce qu’elle faisait. Au bout d’un arpent, elle reprenait la tête de la colonne, la précédait, haletante, muette, examinant partout la surface blanche pour découvrir des pistes.

Ils arrivèrent vis-à-vis du sentier qui conduisait à la cabane.

— Attendez maintenant, dit Hertel ; nous approcherons en nous dissimulant derrière les arbres.

Pendant que les autres se dispersaient, Ysabau continua sa route, tout droit, sans ralentir.

— Laissez-moi, laissez-moi, s’écria-t-elle, lorsqu’on voulut la retenir.

De son pas rapide, levant haut les pieds chaussés de raquettes, elle gravissait la pente. Il aurait fallu la lier de force. À mesure qu’elle s’élevait, elle voyait monter dans le champ de sa vision la fumée, la cheminée ; puis le toit épais portant comme une frange de cristal les longs glaçons effilés qui gouttaient tout en rutilant au soleil ; elle apercevait le haut des fenêtres et de la porte lorsqu’une détonation claqua et qu’une balle traversa son casque de fourrure.

Pierre alors l’atteignit rapidement et la jeta dans la neige profonde. Elle gémissait : « mes enfants, mes enfants ».

L’escarmouche dura quelques minutes à peine, car de l’intérieur de la cabane Koïncha et le petit François tiraient sans discontinuer. Pris entre deux feux, les Iroquois s’enfuirent, transportant un des leurs mort ou mortellement blessé.

Enfin, Ysabau posa la main sur la clenche. D’un seul effort, elle ouvrit la lourde porte ; après l’éblouissement du dehors, elle ne distinguait rien. Mais comme une aveugle, elle cherchait avec ses mains, et bientôt, oui, elle toucha les têtes douces, les joues satinées. Et, comme en un rêve, elle entendait d’infiniment loin les voix des enfants qui criaient : « Maman, maman ».

Les hommes causèrent un instant au dehors. Hertel interrogea Koïncha. Celle-ci avait surveillé les alentours parce que les Algonquins, en bonne partie, ne croyaient plus à la paix : nombre d’entre eux avaient déjà quitté les Trois-Rivières pour Québec. Vers onze heures, elle avait vu un Sauvage courir d’un arbre à l’autre. Elle avait tiré puis elle n’avait plus rien vu. Mais elle avait fait le guet.

Pierre s’exclama :

— Le père Jogues.

Hertel comprit. Il dit à son tour :

— Les deux bandes de Simon Piescaret.

Tous demeurèrent silencieux, saisis d’appréhension : ceux-là avaient succombé sans doute puisque les Iroquois ouvraient les hostilités sur le fleuve.

Des voisins accoururent. Les délibérations se poursuivirent dans la maison. La paix rompue, se renfermerait-on dans le fort ? Mais tous étaient de pauvres gens : comment subsisteraient-ils, s’ils ne semaient point ? Séjourneraient-ils sur leurs défrichements jusqu’à la fin de juin ?

Pierre se taisait. Parfois, il levait les yeux sur Ysabau. Il ne rencontrait point le regard de celle-ci : singulièrement nerveuse, agitée, elle s’occupait du dîner, allant de l’armoire au foyer, du foyer à la table, transportant les plats. Puis elle assoyait l’un des enfants sur ses genoux, enveloppait de ses mains l’une des menottes douces comme du duvet d’oiseau. Elle se levait ; elle observait par la fenêtre. Tous la suivaient des yeux, elle si fine, si belle. Ysabau savait que Pierre ne s’engagerait pas malgré elle ; que si elle disait : « non », tous devraient retourner aux Trois-Rivières ; que la conversation languissait parce que l’on avait tout dit et que l’on attendait son mot. Elle reculait devant la décision. Pourrait-elle jamais franchir cet obstacle qui se dressait devant elle ? La pensée des enfants lui torturait l’âme. Malaisément, elle tentait de grouper ses forces. Enfin, le dos tourné à l’assistance, plongeant dans la marmite une spatule de fer sans savoir ce qu’elle faisait, elle dit :

— Nous pouvons rester, nous aussi, n’est-ce pas Pierre ?

Les hommes travailleraient en commun, leurs mousquets sous la main ; Ysabau ou bien Koïncha veilleraient sur eux. Au fort, les soldats tireraient un coup de canon et sonneraient le tocsin chaque fois qu’ils décèleraient un ennemi.

Ces mesures une fois concertées, ceux des Trois-Rivières s’éloignèrent ; puis ensuite les colons. Le jour s’éteignit ; et s’insinua dans la clairière le crépuscule de deuil ; arbres noirs, neige blanche. Pierre partit pour les bâtiments afin d’affourager les bêtes. Les pensées d’Ysabau dansaient leur ronde.

— Avec tous ces risques, il arrivera un malheur quelque jour ; lorsqu’il se produira, ce sera terrible. Je ne pouvais pas refuser : ces gens sont pauvres, ils ne possèdent que leur cognée, ils me regardaient. Si quelqu’un doit être frappé, que ce soit moi. Mais non, pas eux, pas les enfants ; ça, non, je ne peux pas le vouloir ; ils n’ont rien fait ; ils sont innocents.

Un cri de François la fit sursauter.

— Est-ce une vie ? tressaillir au moindre bruit, se retourner toute blanche, se précipiter vers la fenêtre, demeurer là à épier ?

Pierre ne revenait pas. « Mais que fait-il donc ? pensait-elle ; il peut être surpris dans l’ombre sans une chance de se défendre ».

Elle courut dehors, un châle sur les épaules. Quand elle se coula par la porte basse, Pierre revenait de la tasserie, une botte de foin au bout d’une fourche. Dans l’obscurité à peine dissipée par le fanal, les vaches ruminaient, douces et quiètes. Une vapeur tiède flottait sous les plafonds bas ; les murs suintants s’ornaient d’étoiles de givre.

— Reviendras-tu bientôt Pierre ?

— Oui, j’aurai fini dans un moment. Entre, Ysabau, il vient trop de froid, il faut refermer le portail.

Maintenant, dans cet antre, elle ne voyait plus la cabane. Elle pensait à ses enfants. L’Iroquois, on le connaît : il passe ses journées à l’affût, derrière une souche, il profite de la moindre occasion, il frappe, puis il disparaît dans l’immense forêt.

— Pierre, je retourne à la maison.

Les enfants jouaient paisiblement.

— Que vais-je devenir ? pensa-t-elle encore. Je ne peux les avoir tous sous les yeux en même temps. Je ne pourrai résister, je ne pourrai vivre. C’est comme des mains qui soudain m’empoignent le cœur et serrent.

Elle regardait dans le feu, elle y voyait le supplice du père Bressani, les tortures du père Jogues et du bébé de Koïncha.

Pierre revint. Sur la table s’alignaient quatre mousquets chargés. L’Algonquine dormait sur le plancher comme un chien. Portes et contrevents barrés enclosaient un silence anxieux. Ysabau réfléchissait.

Puis elle se leva. Elle couvrit d’un napperon un bahut à forme d’armoire ; elle posta dans le milieu une statue de la Vierge, menue et blanche. Elle sortit un instant, revint avec des branchettes de sapin qu’elle déploya dans deux vases.

— Et maintenant, dit-elle, soir et matin, nous dirons des prières particulières, à genoux, ensemble.

Ysabau récita le chapelet. Nets et distincts, les répons montaient autour d’elle. Pour tous deux, bien qu’ils fussent pratiquants, n’était-ce pas une espèce de révolution ? « Mais oui, il le faut, pensa-t-elle, nous n’avons plus rien d’humain en quoi espérer. Nous étoufferions dans le désespoir. Laissés à nous-mêmes, nous sommes impuissants. Et qui subsisterait sans espérance ? »

Elle comprenait maintenant tous les mots des prières qu’elle prononçait autrefois sans y penser. Elle butait contre certaines phrases comme la suivante : « que votre volonté soit faite » ; celle-là, elle raclait sa gorge : « que votre volonté soit faite », mais non sa volonté à elle, Ysabau, ni son grand désir de sauver ses enfants et son mari. Et si la volonté de l’autre ne correspondait pas à la sienne ? Devait-elle abdiquer et abandonner à un autre le sort de ces êtres ? N’était-ce pas les trahir ? Les mêmes vocables revenaient, inexorablement ; ne dressaient-ils pas un autel où s’accomplirait un sacrifice ? Mais que pouvait-elle ? Que valait la protection qu’elle-même offrait ? N’était-ce pas sagesse de se confier tous à une puissance secourable ? Enfin Ysabau se résigna. Un peu de soulagement descendit en son cœur.

Les jours suivants, Ysabau constata que les autres colons avaient éprouvé les mêmes sentiments. Sans s’être concerté avec son voisin, chacun avait érigé un autel fruste ; l’angelus, les prières du soir et du matin se récitaient dans toutes les maisons. La Nouvelle-France avait perdu espoir dans les secours humains. Et le renouvellement de la guerre produisait une épouvante.


Des lignes sinueuses divisaient en deux ce matin d’été en forêt ; l’ombre conservait la fraîcheur et la rosée des nuits ; mais les parties soleilleuses s’étaient déjà asséchées et réchauffées. Pierre affilait des fourchets. Bras nus, une robe légère passée à la hâte, adossée à la cabane, Ysabau regardait couler les moires opalescentes du fleuve des journées de chaleur ; elle sentait voltiger sur son corps, au travers des vêtements, la caresse énervante des rayons réfléchis qui frappaient les vaguelettes avant de danser leur bourrée autour d’elle sur les feuillages et les troncs d’arbres. À sa gauche reposaient les essarts, — lumière et clair-obscur, — sous le calme odorant de l’air ; des prairies luisaient au loin. Des vaches paissaient dans l’arrachis bouleversé.

Heureuse d’exister par cette matinée délicieuse, Ysabau taquinait Pierre.

— Pierre, je voudrais partir tout à l’heure, remonter le fleuve en canot comme autrefois, tu sais, quand je suis arrivée.

Elle le tenait sous l’intensité de son regard, laissant rayonner toute son attraction comme une rose jette son parfum.

Elle ne remuait pas ; de sa voix rauque, elle lançait les mots, comme des appels, à de longs intervalles.

— Pierre, tous les deux seulement… Pierre, nous sommes si fatigués, si malades d’angoisse, parfois… Nous vois-tu dans tout ce soleil, après l’hiver qui n’en finit plus… Pierre.

Amusée, un peu prise elle-même à son jeu, elle prononçait les supplications d’un accent chaud. Elle disait encore :

— Pierre, regarde-moi… Dans mes yeux, Pierre.

Elle savait pertinemment que Pierre ne l’accompagnerait pas, que les voisins l’attendaient pour commencer les travaux. Mais elle prenait plaisir à s’exciter soi-même, à exciter Pierre par l’image d’une journée de désœuvrement.

Lui, il aurait voulu répondre :

— Ysabau, ce que tu dis fait mal. Mais il disait :

— Ysabau, prépare-toi.

Dans cet instant de lucidité extraordinaire, elle suivait ses pensées. Mais elle restait au même endroit, elle continuait :

— Pierre, mon bien-aimé…

Ils demeuraient un instant étroitement liés. Pierre ne riait pas aux aguicheries ; il conservait son visage douloureux ; car il pensait :

— Ta beauté fait mal, ce matin, Ysabau.

Une journée de liberté, il en aurait voulu une, lui aussi. Mais dans ce pays inhumain, cette détente était défendue. Pierre examina le défriché qui s’étendait devant lui. Une vache manquait dans le troupeau qui pâturait les gagnages à la lisière de la forêt.

— Tu réveilleras les enfants, et moi, je ramènerai l’autre bête.

Ysabau observa le départ de Pierre. Quand celui-ci se fut un peu éloigné, elle éprouva une sensation étrange ; elle fronça les sourcils, chercha fébrilement. Son humeur enjouée s’était dissipée. Qu’était-ce au juste ? Avait-elle oublié un devoir important ? Quelle chose devait-elle se rappeler, qui était si pressante ? Elle s’efforçait de se souvenir vite. Mais courant pour échapper à François, la petite Yseult vint buter à ses pieds. Elle la releva, lui essuya la figure et les mains, la calma un peu. Puis elle se redressa. Pierre avait disparu. Elle comprit instantanément, et mi-cri, mi-sanglot, un gémissement s’échappa de ses lèvres : « Les Iroquois, les Iroquois, mon Dieu ». Elle connut ce qu’est l’épouvante ; paralysée, immobile sur place, des frissons lui parcouraient la chair par grands pans : ce qui rendait la marche de Pierre si étrange, c’était l’absence des chiens gambadant d’ordinaire sur ses talons. Et la disparition de cette vache ? Comment n’avait-elle pas compris ces indices ? Ysabau demeurait confondue par la soudaineté du drame.

Mais une idée lui vint. Elle risqua le tout pour le tout. Enfermant les enfants dans la maison, elle saisit son mousquet et son bêcheton déjà appuyés sur le perron. Puis, se dirigeant vers la grève, elle courut. Elle se sentait légère, les membres déliés, elle bondissait sur le sol raffermi par la sécheresse. Après une course d’une quinzaine de minutes, elle atteignit la crique qui s’arrondissait dans une double bordure de joncs et d’aulnes. De prime abord, ses yeux distinguèrent tout : les pistes dans la boue, les rondeurs grises d’une pirogue sous les halliers. Elle s’élança dans une coursière, les branches d’arbres lui fouettant la figure ; bientôt, elle se courba pour se glisser plus vite dans ce tunnel. Le sol se releva. Alors, elle se rejeta hors de la laie, s’agenouilla, ajusta bien le mousquet sur la fourquine. Elle posa le bêcheton à côté d’elle, brisa quelques broutilles, qui gênaient la vue. Puis, immobile, tremblante, elle attendit. Épaulettes rouges sur justaucorps noir, un commandeur inquiet voleta un instant au-dessus d’elle ; une odeur de verdure chauffée émanait des arbres.

Ysabau entendit le bruit de rameaux remués, de brindilles rompues ; elle aperçut par-dessus les broussailles les têtes des personnes qui s’approchaient : Pierre entre deux Iroquois.

Ysabau visa avec soin et fit feu. Vite, elle saisit son bêcheton et s’élançant à côté de Pierre, les mains liées derrière le dos, elle attaqua le second Iroquois. Celui-ci s’était mis en garde : le casse-tête en mains, il tentait de porter un coup mortel. Mais son arme s’embarrassait dans les branchages ou rencontrait le bêcheton luisant, rapide et vif qui paraît et ripostait durement. Pierre cria :

— Recule lentement.

Il s’était enfoncé dans le taillis et quand l’Iroquois fut vis-à-vis de lui, d’un coup de savate il l’envoya plonger dans les broussailles. En une seconde, le Sauvage s’était relevé, et il détala dans le fourré.

Ramassant mousquet et arquebuses, Pierre et Ysabau coururent à la maison.

— Pierre, appelle les voisins.

Au même moment retentit la détonation du canon du fort et le tocsin sonna, grêle et saccadé.

Ysabau entra dans la maison. Elle s’adossa au mur ; puis s’appuyant au passage sur le dossier d’une chaise, sur la table, elle atteignit le lit où elle s’étendit de tout son long. Et comme si quelqu’un l’eût soudain délié, son cœur se mit à battre, à battre… Elle tentait de le comprimer avec douceur, d’en ralentir les pulsations folles. Puis les muqueuses de sa gorge, de sa bouche devinrent sèches, rêches, comme si elle eût souffert de la soif ; et l’air ne voulait plus passer et atteindre les poumons.

Elle demeura seule dans le silence. Parfois, elle entendait le glissement de mocassins sur le sol, car les hommes veillaient au dehors. Une bouffée de brise chaude lui caressa la figure. L’un des chiens tendit son museau au-dessus du châlit, et regarda. Par la fenêtre, Ysabau entrevoyait un coin de fleuve, deux troncs d’arbres. Peu à peu diminua son besoin de respirer longuement, et subitement elle s’endormit.

Trompant la surveillance de Pierre, le petit François entra beaucoup plus tard, et il répétait tout bas : « Maman, maman ».

Ysabau se réveilla. Elle embrassa la frimousse qui se levait vers elle avec tendresse.

— Tu as dormi, maman ?

— Oui, j’ai dormi.

Les yeux de l’enfant l’examinaient gravement ; elle passa les mains dans les boucles blondes. Puis Pierre s’approcha en compagnie des voisins.

— Jérémie ! on s’est battue la petite dame, disait Le Fûté ; on voulait être seule à avoir sauvé son mari, on n’a pas appelé les voisins.

— Je n’avais pas le temps, répondit Ysabau.

— C’est juste, c’est juste.

Ils s’embarquèrent immédiatement en pirogue pour le fort. Et, couchée au fond sur la couverture de pelleterie, Ysabau disait à Pierre en souriant :

— Tu vois, nous sommes en canot après tout.


Bien pourvus d’armes à feu, les Iroquois se ruèrent sur les peuplades environnantes. Ils débutèrent par la destruction de quelques bandes algonquines. Après avoir mis à sac plusieurs bourgades huronnes, ils pourchassèrent sans merci cette tribu nombreuse qui, saisie de panique, abandonna ses hameaux et se précipita dans des embûches, la famine et des malheurs sans fin. En une campagne, ils dispersèrent la nation du Pétun ; ils décimèrent le peuple Neutre aussi puissant que le peuple huron ; à la suite de quelques escarmouches sanglantes, ils refoulèrent les Sorciers ou Nipissings sur les froids de l’extrême nord ; ils infligèrent des défaites aux Attikamègues et aux Montagnais ; ils anéantirent presque toutes les missions, le père Jogues fut assommé d’un coup de hache, plusieurs jésuites subirent d’atroces supplices ou tombèrent sous les balles. Possédés de frénésie meurtrière, les Iroquois élargissaient chaque jour l’immensité de l’aire déjà arrosée du sang de quarante mille cadavres. Peu nombreux, perdant quelques guerriers dans chaque bataille malgré tous leurs avantages, ils s’exterminaient du même coup et ne conservaient leur force première qu’en adoptant des groupes d’ennemis.

Seuls, deux îlots demeuraient dans ce vide : Ville-Marie et les Trois-Rivières. En toutes saisons, les Iroquois rôdaient autour des deux fortins comme des hardes de loups. Un Algonquin était scalpé aujourd’hui, un Français le lendemain ; un soldat partait pour la chasse et ne revenait pas ; un colon s’éloignait pour la pêche et s’affaissait sous les balles ; soudain enveloppés d’ennemis, des bûcherons semaient de morts leur retraite ; des moissonneurs tombaient d’un coup de casse-tête au milieu des gerbes.

Durant ces cinq années, Pierre n’avait pas travaillé à son défriché plus de quelques semaines : les Iroquois avaient brûlé son habitation et son bois de construction. Il avait adopté le métier de soldat. Le camp volant dont il faisait partie, circulait sur le fleuve en chaloupe, s’efforçait à protéger Ville-Marie, et tentait d’intercepter ou de détruire les insaisissables partis d’ennemis.

À son arrivée hier soir, Pierre avait constaté l’énervement de la population. À la longue, la répétition des massacres l’exaspérait. Mobile, persistante, entrevue chaque jour sous la futaie, une bande tendait autour du poste un filet lâche mais sûr ; durant la journée, elle avait porté l’impatience à son comble, en attaquant quatre Français à l’embouchure du Saint-Maurice : deux avaient été réservés pour la torture. L’impétuosité du sang bouillonnait.

Pierre avait parlé de cette irritation avec Pierre Boucher, un homme court, râblé, de sens rassis ; il se souvenait bien de la leçon de sang-froid que Jean Nicolet avait autrefois infligée à son humeur fougueuse.

— La Nouvelle-France, disait-il, doit se tapir, se garder, épargner chaque existence avec soin, éviter tout risque ; elle doit durer jusqu’à l’arrivée de renforts, quelque lointaine que soit cette date.

Au matin, Pierre apprit que le Gouverneur commandait une sortie afin de traquer la troupe insolente qui cernait le fortin. Il se joignit à une cinquantaine de soldats qui s’entassaient dans deux gribanes. Le fleuve ondulait à peine, parcouru de quelques coups de brise fraîche ; le rivage se déroulait, boueux, hérissé de joncs, bordé de forêt inaccessible.

Les hommes causaient gaiement. Car l’expédition ne différait en rien des précédentes ; elle se heurtait à la ruse classique : Iroquois dissimulés dans les herbages et provoquant une attaque avec des manœuvres excitantes. Chacun les devinait clapis dans l’attente.

Pierre causait peu. Il se souvenait de Jean Nicolet, de Marguerie et d’Amyot noyés dans le fleuve ; de Jacques Hertel qu’un accident avait enlevé. Du groupe plein d’amitié qui l’avait accueilli, il ne restait plus que Godefroy, maintenant seigneur de Normanville, assis à la droite du gouverneur, dans la première chaloupe. Pierre se sentait isolé parmi des personnages nouveaux.

Soudain un commandement retentit, si clair, si distinct que personne ne pensa l’avoir mal interprété. D’un bond, tous se trouvèrent debout : incrédules, bouche bée, ils regardaient la première gribane qui mouillait son ancre ; le gouverneur ordonnait le débarquement et donnait l’exemple en enjambant le bordage.

Irrésolus, confondus, les hommes l’imitèrent l’un après l’autre ; ils s’enfoncèrent dans l’eau jusqu’à la taille, leurs pieds pénétrèrent dans la boue et trébuchèrent dans la chevelure épaisse de joncs. Ils ne pouvaient ni courir ni charger ; ils évoluaient péniblement dans des éclaboussements, cibles offertes aux Iroquois bien dissimulés.


Quand Pierre revint à lui, il était couché dans son lit. Il se souvint tout de suite.

— Qu’est-il arrivé ? demanda-t-il.

— Un Montagnais t’a ramené dans son canot.

— Et les autres ?

Le Gouverneur compris, huit combattants avaient succombé dans le fol assaut ; sept étaient demeurés captifs. Les derniers soldats de la garnison avaient couru aux palissades. Mais au lieu d’assaillir le fort saisi de panique, l’ennemi, trop fier d’une victoire inattendue, avait regagné ses bourgades pour célébrer des réjouissances.

Godefroy était demeuré prisonnier. Sans qu’ils s’en rendissent compte, Pierre et Ysabau s’étaient profondément attachés à cet ami durant les derniers mois. En pratique, ils avaient vécu dans des maisons voisines.

Ysabau entrait dans la pièce pour soigner Pierre ; elle se composait une figure souriante afin de l’encourager. Elle ouvrait les pansements et soudain la douleur la suffoquait. Elle sanglotait ; Pierre était trop affaibli pour seulement pleurer. Quelques mois auparavant, les Sauvages alliés avaient brûlé un chef iroquois et son compagnon sur un terrain attenant au poste. Ysabau se rappelait cette nuit ; elle avait verrouillé portes et fenêtres ; mais durant des heures les gémissements atroces avaient percé les murs de bois plein. Après beaucoup d’autres, le tour de Godefroy était venu. À cette heure même peut-être, il criait sa souffrance dans les flammes.

Les jours passaient. Le Grand Sénéchal encourageait la population démoralisée ; il la conduisait aux palissades à réparer. Mais la pensée de la torture hantait les imaginations : arrachement des ongles, supplice du feu épouvantaient les plus braves.

Un soir du début d’octobre, monsieur du Hérisson revint d’un voyage en France. Il rendit à Pierre l’une de ses premières visites. Il se présenta le soir.

Ysabau sauta au cou du vieux gentilhomme. Elle l’embrassa, elle glissa son bras sous le sien pour le conduire dans la chambre de Pierre. Il arrivait de Saint-Malo, lui ; il avait vu sa famille et celle de Pierre.

Saint-Malo. Ysabau avait un peu perdu la tête. Elle ouvrait des colis, elle maniait des objets, elle se souvenait, elle pleurait encore. Saint-Malo : la mer, les remparts, les sonneries d’église, les mâts de navire. Toute son âme fondait. Quel contraste entre la sérénité de son enfance et l’angoisse présente, au cœur de ce continent cruel !

Pierre se raidissait dans son émotion.

— Je possède encore un peu d’argent, avait dit sa mère ; quand j’aurais été plus vieille, je le leur aurais envoyé pour qu’ils viennent me voir. Vous le leur donnerez.

Après ces minutes d’émotion, ils durent accueillir les voisins. Ils entendaient frapper à la porte ; Ysabau se levait ; elle revenait avec David Hache, avec ce grand démanché de Sarrazin, avec Toussaint Malherbe, viking à la prestance belliqueuse, avec Osias Tourment, bourgeois rougeaud : petites gens qui s’assoyaient timidement d’un côté de la pièce, en face de monsieur du Hérisson. Ils posaient des questions.

— Et en France alors ?

— Et le Roi, quel âge peut-il bien avoir maintenant ?

— Et le Mazarin ?

Monsieur du Hérisson observait ces physionomies d’hommes confiants, intelligents, sains de part en part. Il savait de quoi il retournait. Comment répondre à la vraie interrogation qui gisait au fond de ces cerveaux ? Comment éteindre d’un souffle une espérance déjà vacillante ? Comment leur dire : la France est saisie de démence ? Elle gaspille des sommes énormes, elle fait tuer inutilement des milliers de soldats lorsqu’un peu d’argent et deux régiments lui assureraient ici la possession incontestée d’un continent ? Comment expliquer et décrire la Fronde ? Comment ajouter : hors de vos parents, je n’ai rencontré personne qui pensât à vous, à votre fortitude quotidienne ?

Monsieur du Hérisson biaisait. À la fin, sa propre colère se fit jour. Ses joues tremblotaient encore, il toussait d’emportement, les pommettes rouges, les moustaches hérissées. « Je leur ai dit… » répétait-il sans cesse. Avec qui avait-il tenu ces conversations ? Des comparses sans aucun doute, des sous-ordre sans importance. D’autre part, à qui s’adresser durant cet intérim de l’autorité ? Qui pouvait écouter et ordonner ensuite.

Et tout le temps, monsieur du Hérisson avait le sentiment de commettre une mauvaise action. Il se reprochait ses paroles. Il cadenassait en effet ses auditeurs dans une géhenne sans lumière et sans air où ils étouffaient.

L’assemblée se dispersa très tard. Les colons sortaient, s’accompagnaient un instant sans parler. Pensaient-ils à la dernière phrase du vieux gentilhomme :

— En France et dans toute l’Europe, mes bons amis, il n’y a encore que les plus grands hommes, les vrais aigles, qui peuvent comprendre les affaires coloniales.


Pierre reposait en face de la fenêtre. Effilés comme des cierges, les longs glaçons pendant du toit se prolongeaient vis-à-vis des vitres ; de temps à autre coulait une goutte d’eau rutilante comme une larme de soleil. Pas de vent. Et l’épais manteau neigeux se dégonflait et s’affaissait chaque jour.

Pierre continuait sa longue convalescence. Les notables du fort lui rendaient visite à tour de rôle. Cet après-midi se présenta le sergent Pierrotin, un gros homme corpulent, des fibrilles bleues formant réseau sur ses joues couperosées. Il dit :

— Aucun détachement n’arrivera cette année ; dernières nouvelles, la Fronde durait encore.

— Non. Nous ne recevrons pas d’assistance.

— Tiendrons-nous tout l’été ?

— Il le faut. Oui, nous tiendrons, répliquait Pierre.

— La garnison ne compte pas cinquante soldats, répliquait le sergent. Des rumeurs graves se colportent : dans quelques semaines, cinq à six cents Iroquois, peut-être plus, nous assiégeront. Ils sont mieux armés que nous.

— Nous possédons les pierriers.

— Oui, les fameux pierriers ; l’un d’eux éclate chaque fois que nous envoyons une bordée.

— Les fortifications sont suffisantes ; puis les Iroquois ne savent pas pousser un siège.

— Mais d’autre part, ils peuvent maintenant concentrer toutes leurs forces contre nous.

Dans la pénombre de la pièce qui se vidait lentement de soleil, la conversation se poursuivait, dure et rapide comme un jeu d’escrime. Pierre ne distinguait bien que les yeux du sergent, prudents, froids, rusés qui observaient la scène comme s’ils appartenaient à un autre homme.

Aucune émotion ne se dessinait sur le masque du visiteur.

— Nous ne pouvons pas beaucoup compter sur les dernières bandes d’Algonquins ou de réfugiés hurons.

— Évidemment, nous nous défendrons avec nos seules forces.

— Les soldats supporteraient joyeusement les périls s’ils espéraient des secours prochains ; dans un an, par exemple. Nous sommes abandonnés.

— Les amis de la Nouvelle-France saisiront la première occasion.

— Mais en attendant ? Passe encore pour ceux qui sont tués dans le combat, blessés : c’est le métier. Mais les captifs ? La torture ? Le supplice du feu ? Les ongles arrachés, brûlés ?

— Avec une garnison bien dirigée, avec des canons, des palissades en bon état, nous défendrons la place contre toute l’armée iroquoise.

— Croyez-vous ? Bien dirigée ?… Vous vous souvenez du combat où vous avez reçu votre blessure ?

— Pierre Boucher est d’une autre trempe.

— Pierre Boucher ? Un ancien donné des Jésuites ?

D’ordinaire, dans les conversations de ce genre, Pierre manifestait plus d’indécision et d’incertitude ; il admettait que la France fût acculée à une situation désespérée ; Ville-Marie et les Trois-Rivières couraient risque de destruction durant les prochains mois ; plus populeux, bien protégé par la force naturelle de son site, Québec tiendrait le coup. Pourquoi Pierre réagissait-il différemment aujourd’hui ? Pour repousser des communications n’attendant qu’un signe ? Empêcher la confidence de certaines menées ? Refuser l’excuse de défaillances futures ? Détruire les mobiles d’une panique ?

Le sergent Pierrotin partit. Pierre demeurait oppressé. « Certains sont désespérés, pensait-il ; il est inhumain d’obliger des hommes à vivre année après année dans un tel péril ; seuls résistent les saints ou les fous comme moi ». Une idée lui traversa l’esprit : « un peu d’encouragement, Pierrotin me proposait de déserter ». Il réfléchissait.

Pierre n’avait pas allumé de bougie. Livide, la clarté de la neige se déversait dans la maison. Le crépuscule s’éteignait sans rayons de lumière, étouffé sous un ciel gris.

« Six années perdues, pensa-t-il. Je suis revenu au point de départ. Pour tout mon travail, je n’ai à montrer que ce désert devenu gaulis. J’ai vieilli. L’Iroquois manque de persévérance dans la conduite d’un siège ; mais Nicolet, lui, ne sous-estimait pas sa ruse. Nous devrons nous garder. Et si la factorerie était prise d’assaut ? »

Ysabau revint. Les enfants entrèrent, réveillant de leur sabbat le sommeil de la maison. Vers neuf heures, quand le silence se fut rétabli, qu’ils furent assis tous deux, Ysabau et lui, devant le feu de l’âtre, Pierre résuma les propos du sergent Pierrotin. Puis il ajouta :

— Ysabau, pourquoi ne partirais-tu pas pour Québec aussitôt la navigation ouverte ? Tu emmènerais les enfants.

— Partir pour Québec ?

— Tu le sais, Ysabau ; le péril est grand : nous subirons un siège.

Ysabau était instruite de ces rumeurs. Elle voyait croître le découragement, s’affirmer la lassitude de cette lutte désespérée. Se replier sur Québec, abandonner même la Nouvelle-France, voilà les projets qui hantaient des esprits. Rien d’autre ne paraissait raisonnable.

Ysabau se leva ; elle allait et venait dans la pièce pour dissiper son énervement.

— Je te l’ai dit, Pierre : nous sommes pris dans cette affaire tous ensemble. Partiras-tu, toi ?

— Moi ? Tu le sais bien, je ne peux quitter.

— Alors, nous demeurons.

— Mais les enfants, Ysabau ?

Oui, durant ces années écoulées, Ysabau l’avait apprise cette crainte profonde, irrésistible de la chair, quand le péril menaçait ses petits ; elle la connaissait cette terreur qui jaillissait soudainement des profondeurs des instincts, en bouffées puissantes au travers de la fermeté, de la piété, des résolutions. Mais non, rien ne pouvait l’ébranler.

— Nous demeurons ensemble, toi, moi, les enfants. C’est horrible, mais chacun doit courir son risque. Je sais tirer du mousquet, François aussi. Je n’ai aucun mérite à te dire cela : je ne suis pas libre. Aujourd’hui, toute espérance immédiate semble morte. Alors supposons que le sergent Pierrotin me voie m’esquiver avec les enfants ?… Et les domestiques ? Et les soldats ?

… Un rien et chacun s’affole. Pierre, l’exemple ne viendra ni de moi, ni de mes enfants, même de ceux qui ne marchent pas. Mais non, pas moyen d’agir autrement. Pierre, j’ai confiance. Je vous écoute parler ; je ne suis pas toujours de votre avis. Non, Pierre, les Iroquois ne prendront pas d’assaut un fort défendu par des Français. Non, Pierre. Ils ne nous chasseront pas d’ici.

Ysabau monta au premier par l’escalier presque vertical. Elle visita les lits l’un après l’autre : François, Yseult, Jacques, Ysolde, Paul et Pierre. Elle contemplait leur sommeil. « Et si après tout l’Iroquois pénétrait dans la place ? » Un frisson d’horreur la secoua ; des visions s’imposèrent à son esprit. Elle pensait à Godefroy dont on n’avait jamais eu de nouvelles, aux nombreux Français livrés au feu. « Et moi, vous ai-je condamnés à cette mort ? » L’héroïsme fait mal. Ce jeu de prévoir auquel elle s’était livrée, que valait-il ? Seraient-ils jamais délivrés de cette sanglante aventure ? Elle étouffait ses sanglots pendant qu’ils dormaient, eux, de leur sommeil compact d’enfant. Elle priait. Mais à la fin, comme toutes les âmes fortes, elle sut faire front : elle se tenait au milieu de ses enfants, la lueur violette allumée dans ses yeux, prête à les défendre du mousquet, du couteau, des ongles et des dents.