Les Opalines/Réminiscences

L. Vanier (p. 92-94).

RÉMINISCENCE

La nuit élargissait son tranquille domaine,
Les monts dressaient aux cieux leur désir jaillissant
Et dans le fond du val la lune surgissant
Errait comme un beau rêve en blanc qui se promène.

Mon cœur en ce silence irradiait, exalté.
Il s’allongeait en onde, il emplissait l’espace.
Il était la nuit même et le souffle qui passe.
Il chantait, éperdu : je l’écoutais chanter.

C’était, tumultueux, comme des chants de gloire :
Une route s’ouvrait devant moi bondissant,
L’azur frémissait de soleil : j’avais quinze ans ;
Il me battait aux flancs des ailes de victoire !


Un coin de Normandie : un chaume découvert
Où les perdreaux épars trottaient au crépuscule ;
Des ajoncs emmêlés où les lapins circulent ;
Un ruisseau dans un bois et quelques enclos verts.

Très peu de chose en somme et toute mon enfance !
Quelques mètres carrés, grands comme un univers,
Et des espoirs en tas, des rêves… et des vers,
Tout ça monumental, vertigineux, immense !
 
Avoir la brise en poupe et l’avenir devant,
L’avenir qui s’étend comme une mer énorme,
L’avenir qui surgit, vous grise, encore informe,
L’avenir immortel… qui fond en un instant !

Tant qu’on l’a devant soi, pour éclairer sa route,
Qu’elle est illuminée et qu’on va triomphant,
Il semble que l’on vive un infini printemps,
Ou qu’on dorme un sommeil qui chante et qu’on écoute.

Mais un soir on s’éveille, et l’on regarde. Tout
Est par derrière, tout. Devant soi, c’est le vide,
Le vide épouvantable, insatiable, avide,
Et qui boit goulûment ce qui reste de nous !


Ha ! vous ne savez pas — on le voit à vos mines ! —
Vous ne savez pas, vous, les jeunes qui partez,
Ce que c’est que le soir, l’automne après l’été,
Où l’on porte sa vie, en sac, à son échine.

Le chemin dépeuplé des rêves qui battaient,
Que jonche maintenant l’or des feuilles qui tombent,
Rétrécissant, la route aux abords de la tombe,
Qui vous sourit de loin et qui vous attendait.

Oh ! comme intensément ma pauvre âme mortelle
Sentait son peu de chose et qu’elle n’est qu’un fil !
Comme l’obscurcissait l’heure au sombre profil,
Qui n’a plus l’azur bleu, sans borne, devant elle.
 
Un papillon surgit qui la troubla, velu.
Amant écervelé de la mort et des lampes.
De son aile d’ouate il me frôla la tempe :
Or, dans mon cœur éteint, le chant ne chantait plus.

La nuit avait rempli son lugubre domaine,
Les monts dressaient aux cieux leurs désirs impuissants,
Et dans le fond du val la lune surgissant,
Errait comme un grand spectre en blanc qui se promène.