L. Vanier (p. 113-120).

POÉTA


I

La vallée est tout emplie de brume, d’une brume légère qu’éblouit, caché derrière, un rayon de soleil.

On entend la chanson fraîche du torrent qui coule à plat, et qui polit patiemment ses cailloux.

Et l’herbe des prés luit d’eau.

Et c’est comme un prélude attentif d’un glorieux spectacle.

La brume cependant, relevant le bas de sa jupe, l’accroche aux premiers pins qui paissent, échelonnés, les flancs de la montagne.

Elle s’élève doucement, la brume, très doucement, avec des précautions minutieuses de femme pour ne se point déchirer, et elle s’étale maintenant, très au-dessus du fond de la vallée, en l’immobilité stagnante d’un plafond.

Mais voici que le plafond, vers son milieu, s’amincit, qu’il crève sous un flot trop bruyant, trop impétueux de lumière, et par la déchirure béante apparaît l’émail éblouissant de l’azur qui triomphe.

Et alors s’évanouit, absorbée en cette magnificence, la gaze matutinale, la très humble, très fragile et timide gaze matutinale.

Pourtant il reste encore, emmêlés de-ci de-là aux chevelures rudes et épineuses des pins qui broutent, des lambeaux de la jupe de mousseline.

Dédaigneux de ces flocons épars, apeurés sur place et blottis, le ciel est un émerveillement.

Très lointains et très hautains, les sommets ardus des montagnes, les pics dénudés s’entretiennent avec l’azur, dans la sérénité.

II

Or, sur l’herbe des prés, sur le torrent qui polit patiemment ses cailloux, quelque chose, comme un reste à peine perceptible de brume, se promène.

Il semble que cela se pose sur les fleurs, en récolte le parfum, que cela caresse l’onde, et que cela en boive.

Et petit à petit, cela se condense, cela se groupe en une forme vague qui se blottit, irisée de soleil, au pied d’un arbuste.

Alors, en un étirement lent comme celui d’un éveil, l’étrange chose qui se matérialise tout à fait, se précise en des harmonies connues : c’est, surgissant d’une extase, la nudité glorieuse d’une femme qui sourit.

Elle est frêle : sa chair a la coloration d’une aube et la virginité d’un fruit qui ne connut point de contact ; sa bouche est entr’ouverte sur une exclamation close d’enthousiasme ; ses yeux ont de grands battements étonnés et sa gorge se gonfle de désirs qu’elle ignore ; ses petits pieds ont des velléités maladroites, et ses mains se tendent, naïves, pour embrasser la lumière.

Et la voici qui se lève et qui marche.

Elle écoute le chant des oiseaux, elle s’amuse du vol inconstant des papillons, elle s’enivre de clarté, et son âme, sa petite âme si simple et si complexe, est un frémissement d’ailes dans de la lumière.

Elle marche maintenant d’un pas sûr : elle marche et elle chante !

Elle dit des choses magnifiques qu’on n’entend point, qu’on n’entend point mais que l’on comprend, car elles sont comme un appel puissant d’émotions subtiles, comme un écho concentré de tout ce qui vibre, épars, comme une exaltation de tout ce qui sent, de tout ce qui peut être senti.

Elle chante, ou plutôt tout chante en elle, toute la nature dont elle est faite.

Son âme est la petite sœur de chacune des fleurs et des rayons parmi quoi elle va ; chaque son, chaque couleur, chaque parfum se reconnaît en elle.

Elle chante !

Et elle se nomme Poéta.

III

Poéta, dont le corps souple vêtu de clarté glorifie le matin, a des enthousiasmes immenses.

Elle vit et voudrait vivre encore plus.

Le cristal de sa sensibilité, au choc d’innombrables sensations qui l’assaillent, fait une musique dont l’amplitude augmente à mesure que le matin s’avance.

À midi, il n’est plus une parcelle de ce cristal qui ne soit à sa plus grande intensité de vibration.

La chanson des cigales le crible d’étincelles, et il les renvoie multipliées.

Poéta halète de joie : il lui semble que l’univers est à elle, qu’elle le possède et qu’il la possède.

Et elle chante, et sa voix se complique d’intonations qu’invente son génie.

IV

— Poéta !… Poéta !… Que fais-tu ?

— Je vis !

— Tu meurs !

— Je vis, te dis-je !

— Ne vois-tu pas que ton exaltation te tue, que tu te donnes toute !

— Qu’importe, puisque je vis !

— Poéta !… Poéta !…

— Je ne m’appartiens pas : saurais-je me garder !

— Que dis-tu, folle ? — — Je rends à Tout ce que Tout m’a donné : je vis !

V

Les sommets des montagnes font d’étranges silhouettes sur le ciel fatigué qui pâlit.

Les sapins s’assombrissent.

L’herbe s’endort.

Mais le torrent, de sa chanson fraîche, polit inlassablement ses cailloux.

C’est le soir.

Le soleil prend le chemin de l’abîme : pour étonner encore, et comme il a perdu la splendeur de sa jeunesse, il se farde.

Ensuite, c’est la brume qui de partout débouche, se joint, emplit silencieusement d’un travail convenu le creux du val.

Épuisée, Poéta s’est couchée au pied d’un arbuste. Sa poitrine halète ; ses pieds tremblent.

Elle voudrait chanter, chanter encore, mais les sons défaillent sur ses lèvres arides.

Et ses yeux battent fébrilement, fixes, s’emplissent avec avidité de jour mourant.

De ses doigt frêles elle caresse l’herbe, s’imprègne de sa fraîcheur.

Mais il lui semble qu’elle diminue, qu’elle s’amoindrit, qu’elle se perd en une incertitude délicieuse.

C’est un éparpillement de tout son être.

Elle n’est bientôt plus qu’un souffle qui s’évade et se dilue dans l’air, et dont emporte un peu le torrent qui polit patiemment ses cailloux, dont recueille un peu la brume qui bleuit, un peu la silencieuse immensité.

Poéta n’est plus finalement qu’une petite extase que s’approprie, pour s’en parer, le calice entr’ouvert d’une églantine.

VI

Ainsi s’évanouit, au soir, à l’heure dela brume, Poéta.

Elle était faite de Tout, elle s’éparpilla en Tout.

Onde, elle confia au torrent ce qui lui appartenait d’elle ; rayon, elle rendit au soleil couchant ce que le soleil levant lui avait prêté ; parfum, elle s’endormit dans une fleur.

Ainsi fut Poéta.