Les Opalines/Du conventionnel et de l’artificiel

L. Vanier (p. 123-131).

DU CONVENTIONNEL
ET DE L’ARTIFICIEL



Sur les rochers que broutent les varechs noirs, nous nous étions assis, le contradicteur et moi.

On était au soir, et la brise qui se levait de la mer montante ébouriffait allègrement les idées.

L’horizon se compliquait de couleurs étalées : le soleil sombrait, comme on dit, dans une apothéose.

C’était vulgaire et c’était odieux.

C’était le fastueux coucher devant quoi n’importe qui s’émotionne ou croit qu’il s’émotionne.

Le contradicteur — qui n’est pourtant pas absolument n’importe qui — s’émotionna, et il dit :

— Que c’est beau !

Et cela me fâcha.

— N’avez-vous point honte, lui observai-je, d’admirer ainsi ce qui se prostitue à l’admiration de tous ? Êtes-vous donc si pauvre d’originalité qu’il vous faille partager avec les autres, comme un méchant brouet, des émotions faciles, convenues et peut-être héréditaires.

LE CONTRADICTEUR

Vous entendez par là que certaines émotions ne sont pas individuelles ?

MOI

J’entends du moins qu’elles le sont aussi peu que possible.

LE CONTRADICTEUR

Et que reprochez-vous à ce crépuscule ?

MOI

D’être conventionnel. Il l’est, non en lui-même, mais par ses conséquences — son destin étant d’être généralement trouvé beau.

LE CONTRADICTEUR

Et d’après vous, une chose ne saurait être admirée généralement sans perdre de sa valeur ?

MOI

Attention !… Si cette chose provoque véritablement — et j’insiste sur « véritablement » — l’admiration publique, c’est qu’elle est de qualité très inférieure. Mais je vais plus loin : le Beau, en admettant que la masse y atteigne, perdrait de sa qualité en se vulgarisant. Qu’est-ce que le Beau ? Unesensation. Or, une sensation commune à tout le monde, mais c’est répugnant !… Notez que l’hypothèse du Beau saisi par la masse est insoutenable. N’ai-je pas dit que le Beau est une sensation : c’est, si vous préférez, une proportion, un rapport, un équilibre entre deux éléments dont l’un est l’appréciateur et l’autre l’apprécié. Hé ! bien, nous connaissons le premier de ces éléments, médiocre, s’il n’est pire ; jugez ce que doit être l’autre pour qu’il y ait harmonie, et dites si cette harmonie peut jamais être le Beau. — Tenez ! Voici que s’évanouissent dans le ciel, à force de s’étirer, les couleurs qui vous émotionnaient. Il leur succède un dégradé de bleu, très délicat, devant lequel tous les épiciers du monde et leurs dames, et beaucoup d’autres gens qui ne sont pas épiciers et qui le sont, passeraient sans s’émouvoir. C’est quelque chose de rare et de précieux, qui ne s’impose pas, qui ne fait pas partie du magasin des accessoires, dont il faut qu’on pénètre l’esprit : j’aime cela, je l’aime parce que cela me paraît vraiment beau, et puis parce que ça m’appartient, et si quelque part en ce moment, une autre sensibilité s’émeut de ce même ciel, c’est assurément celle d’un homme dont je ne rougirais pas d’être le compagnon.

LE CONTRADICTEUR

Donc, ce que vous appelez le conventionnel, c’est-à-dire ce qui, en vertu d’une sorte de convention entre les hommes, fait l’objet habituel de leur admiration, vous répugne ?

MOI

Et non pas seulement dans le domaine où nous sommes en ce moment, mais en tout. Vous n’avez qu’à considérer ma vie : elle est aussi peu conventionnelle que possible. Assurément je me lève, je m’habille, je mange et je me couche comme tout le monde, mais je n’y prends pas garde : ce sont là des actes irréfléchis, et pendant quoi je fais toujours quelque autre chose : je pense, je parle ou je regarde. Je les réduis ainsi au minimum d’importance qu’ils peuvent avoir dans la vie d’un homme. Et de même ma sociabilité — ou ensemble de convenances exigées par la vie en commun — je l’ai réduite à très peu de chose. Encore vous avouerais-je qu’il serait préférable que je n’acceptasse point ces humiliations et que je ne me conformasse à aucun usage. L’usage, le conventionnel, tout cela, c’est néfaste à l’originalité. Et l’originalité, c’est la seule excuse que nous ayons envers nous-même, de vivre.

LE CONTRADICTEUR

Je serais curieux de voir tout le monde se conformer à votre ligne de conduite !

MOI

Mon ami, le conventionnel, comme beaucoup de choses déplorables en soi, est une nécessité pour la masse : il la tient endiguée, et c’est en vérité toute sa morale.

Le contradicteur, bien que ce ne fût pas dans ses fonctions, m’approuva.

— Le conventionnel, repris-je, est nécessaire à tout être qui ne s’est pas individualisé. Pour l’intellectuel, l’homme d’action, l’artiste, le poète, pour tout homme doué d’initiative, il est funeste — et il est fréquent. J’ai vu peu d’intellectuels qui ne raisonnassent d’après des formules héréditaires : ce qu’ils disaient était solide, mais ne leur appartenait pas. La plupart avaient tout un lot d’idées conventionnelles qu’ils n’avaient jamais contrôlées. Tout au plus s’appropriaient-ils un peu ces idées par l’expression dont ils les coloraient. De même la plupart des hommes d’action que je connais n’agissent librement qu’en apparence : leur conduite, qu’on pourrait croire personnelle, est une trajectoire dont l’initiative est en des générations précédentes, quelquefois très lointaines. Quant aux artistes et aux poètes, j’en remarque bien peu qui ne soient odieusement conventionnels. Il y a l’école, cette énormité !… Et l’art qui ne devrait être qu’un Moi qui s’exprime, n’est généralement que l’habileté d’un homme à se désindividualiser !… — Je sais des peintres dont la facture, la matière sont appréciables, et que je hais, à cause de leur vulgarité de conception, du néant de leur imagination ou de leur talent d’imitation. Nos contemporains pourtant font effort pour se dégager des formules, il est juste de le signaler.

Le contradicteur me dit : — Je ne vois point d'art qui ne soit conventionnel. :

Je luis répondis : — Ne m’exaspérez point !… Dites qu'il y a peu d’œuvres qui ne sont pas conventionnelles, mais convenez que l’art doit se dégager des conventions. Ce qu’il doit être, c’est artificiel.

LE CONTRADICTEUR

Pour le coup, je ne vous comprends plus. Vous voulez la personnalité de l’individu, laquelle doit, selon vous, transparaître en son œuvre, et voilà que vous voulez maintenant cette personnalité maquillée.

MOI

Oh ! que vous êtes désespérant, mon ami !… Ecoutez-moi. Un artiste véritable a un tempérament qu’il manifeste et c’est la manifestation de son originalité qui doit être artificielle. L’art est l’interprétation d’une objectivité ou d’une subjectivité. C’est le passage du « Moi » à d’autres. Et l’artiste doit être deux fois original, la première fois en son « Moi », la seconde en l’interprétation de ce « Moi ». Cela doit être, mais c’est rare. — Pour résumer, l’artiste doit se dégager du conventionnel pour n’être plus qu’artificiel.

Le contradicteur crut à propos d’être ironique :

— Je vous demande pardon, mais l’artificiel, c’est du conventionnel !

MOI

À moins qu’il n’en soit autrement. L’artificiel est ce que l’individu met de personnel dans ses manifestations : le conventionnel, c’est ce qu’il prend aux autres. Sans doute l’artificiel imité devient du conventionnel, mais il cesse alors d’être de l’artificiel. Tel peintre est artificiel : ses imitateurs sont conventionnels. Tel peintre fut artificiel qui devint conventionnel le jour où, moulé dans une formule inventée par lui et n’ayant plus la force créatrice nécessaire pour s’en dégager, il s’y vulgarisa.

Le contradicteur, qui est parfois monumental, s’exclama :

— Ainsi vous êtes artificiel, et vous aimez la nature !

MOI

Comme l’occasion permanente d’émotions qui me sont propres, et que je traduis artificiellement.

Le contradicteur s’allégea d’un soupir, secoua le tumulte de ses idées, et il dit :

— La nuit sera belle : elle est toute bleue !

Il est décidément simple et vulgaire !